Mohamed Lamouri : raï sur les rails
Ses mélopées mélancoliques jouées au synthé et sa voix éraillée ont conquis les voyageurs du métro parisien. Après plus de dix années passées à chanter dans les wagons de la ligne 2 de la RATP, Mohamed Lamouri, 35 ans, vient d’enregistrer un EP, joue sur
Quiconque a croisé la route de Mohamed Lamouri a eu une « première fois » avec lui. C’est une complainte en arabe à la voix écorchée qui vous a sorti de votre torpeur dans un métro bondé, un air de synthé mélancolique qui a accompagné vos lamentations intérieures à l’heure où le métro se vide, ou une course-poursuite amusée à travers le wagon pour lui donner une pièce. Vous ne vous êtes pas forcément rendu compte qu’il s’agissait là d’une « première fois ». Un truc fondateur et le cortège de retrouvailles qu’il implique. Pourtant, Lamouri a imprimé en vous. Lorsque vous le recroiserez, le lendemain, le mois suivant ou dans deux ans, vous le reconnaîtrez. Plus que tout autre chanteur du métro, homologué ou pas par la RATP. Avec son clavier gris, sa silhouette chétive, ses gestes doux et sa façon sans façon de surgir dans votre train-train quotidien le temps d’une chanson, Mohamed Lamouri est ce qu’on appelle une « figure » de Paris. Ou du moins du Nord-Est de la capitale et de sa ligne 2, la bleue qui, entre Couronnes et Ménilmontant, dessert Belleville. Son terrain de jeu. Dans ce quartier encore populaire malgré les invasions de jeunes branchés, Lamouri est connu comme le loup blanc, aussi bien par les ouvriers aux accents de Babel que par la jeunesse bobo en quête d’underground.
Chanteur à la sauvette
Né en 1982 à Tlemcen, en Algérie, venu en France en 2003 pour une visite touristique finalement sans retour, le chanteur quasi aveugle de naissance offre ses reprises de Cheb Hasni ou ses propres compos de raï sentimental depuis une dizaine d’années aux passagers de la 2. « Quelques années après mon arrivée à Paris, à force d’entendre des gens jouer dans le métro et qu’on pouvait s’y faire connaître – comme
la chanteuse [Sirima, ndlr] de Là-bas, le duo avec Jean-Jacques Goldman –, je me suis dégoté un petit synthétiseur, rouge, et je me suis lancé », se souvient Mohamed. Et il ajoute, avec une expression qui résume bien la sérénité du personnage face à la précarité de son « métier » : « À l’époque, je me suis dit : “Ça passe ou ça casse”. » Et il faut dire que, bon an mal an, c’est passé. Hébergé par un oncle aux Pavillons-sousBois, en Seine-Saint-Denis, celui que ses potes appellent « Momo » récolte avec son boulot dans le métro « de quoi [s’] acheter [ses] vêtements ». À force de persévérance, le chanteur à la sauvette a fini par être laissé tranquille par les contrôleurs, qui, théoriquement, sanctionnent d’une amende tout artiste que la RATP n’a pas, via son tremplin « Musiciens du métro », autorisé à jouer. « Mohamed est quelqu’un de très pudique et digne, qui passe comme un poisson dans l’eau parmi les gens dans la rame à la fin de sa chanson, son godet à la main, sans jamais rien demander », note Ayoub Layoussifi. Acteur et réalisateur marocain résidant à Paris, Layoussifi fait partie de la garde rapprochée de Lamouri. Un de ses « meilleurs amis », comme le dit avec chaleur le chanteur, au même titre que le réalisateur Armel Hostiou ou le producteur musical Benjamin Caschera. Tous ont en commun d’avoir eu un coup de foudre artistique pour le jeune homme effacé du métro, avant d’avoir collaboré avec lui et de s’être lié d’amitié avec un Lamouri beaucoup plus solaire que son raï déchirant ne le laisserait présumer.
Métro, boulot, Momo
Armel Hostiou était en pleine préparation de son premier long-métrage Rives – plongée contemplative dans la vie de trois Parisien·nes – quand il découvre, en 2011, les mélodies de Lamouri. Il descend à sa station à Belleville, les portes se referment, et il se sent soudainement « débile » d’avoir manqué l’occasion d’entrer en contact avec le chanteur dont « la musique, ça a été une évidence, serait allée si bien en BO du film » . Mis au parfum, son assistantréalisateur, Ayoub Layoussifi, intercepte Lamouri quelques jours plus tard dans une rame, qui accepte de participer à la musique de Rives. Hostiou repense alors le scénario pour qu’il fasse une apparition en interprétant son propre rôle. Les deux hommes deviennent ensuite très proches, au gré des voyages à travers la France pour présenter le film en concerts-projections.
Quelques années après, la même obsession artistique s’empare d’Ayoub Layoussifi à force de collusions hasardeuses et souterraines avec Lamouri. « J’avais beau le connaître, je l’apercevais parfois dans le métro et ne lui signalais pas ma présence, par pur plaisir de l’écouter de façon anonyme, reconnaît Layoussifi. J’ai fini par comprendre que Mohamed était un sujet à lui tout seul, que ses chansons, sa voix et sa personne me bouleversaient. Je me sentais aussi proche de lui parce que, en quelque sorte, je suis aussi un déraciné. Alors, l’idée de lui consacrer un documentaire m’est venue. » Layoussifi finit par en parler à Mohamed, qui répond : « Je vais réfléchir, Ayoub. » Le documentaire Dis-moi Mohamed sort en 2012. On y voit Lamouri lâcher son clavier
“Il faut que je te dise, le Groupe Mostla, c’est vraiment une grande chance pour moi. Ces musiques qu’on fait ensemble, je les écoute chez moi avant de m’endormir ”
Mohamed Lamouri
pour se confier à Layoussifi sur sa passion pour la musique, les chansons d’amour, le mal du pays et de la mère.
Zorah, l’oum [la mère, donc] adorée, qu’il n’a pas vue depuis 2003, est aujourd’hui encore le point de repère crucial de la vie de Lamouri. C’est à elle qu’il pense souvent quand il chante, c’est elle qui est au coeur de la nostalgie qu’il se trimballe en bandoulière. Un langage émotionnel universel. Dans son répertoire, il y a une superbe reprise d’Elle est d’ailleurs, ballade tire-larmes de Pierre Bachelet. Quand Bernard, le programmateur d’une salle de Poitiers ( Vienne), lui dit à quel point cette chanson lui rappelle sa propre mère, qu’il chérit, Lamouri décide de la jouer durant son concert dans ladite salle. Le morceau est désormais l’un de ses classiques, sur lequel se balancent de plus en plus de gens se pressant pour écouter ce coeur à prendre.
Car oui, Lamouri donne des concerts. Depuis des années, au gré des opportunités que le réseau qu’il a tissé lui soumet, dans des lieux intimistes au premier rang desquels son rade, Le Zorba, à Belleville. Mais depuis un an ou deux, les concerts deviennent de plus en plus fréquents, et les lieux de plus en plus réputés. Institut du monde arabe, FGO-Barbara et Baleapop, festival pointu de musiques électroniques à Saint-Jean-de-Luz, au Pays basque, l’été dernier. Il a même joué avec l’immense Rachid Taha au Cannibale Café, à Paris, et aimerait bien retravailler avec lui. Seulement voilà : il a perdu le numéro de Taha en se faisant voler son portable tiré de la poche de sa veste alors qu’il chantait… sur la 2.
« Une vedette pour 2019 »
Sur scène, plus ouvert que dans le métro, il a le sens du partage et, à chaque nouveau morceau, demande à son public si « ça va toujours ? » . La mise en orbite du talent de Lamouri est opérée par la très branchée plateforme musicale La Souterraine, de Benjamin Caschera. Tenez-vous-le pour dit : La Souterraine a annoncé dans ses bonnes résolutions 2018 vouloir faire de Lamouri « une vedette pour 2019 » . La première rencontre avec Caschera se fait en 2013, au fameux Zorba, par l’entremise de Hostiou. Petit à petit, ce qui n’était qu’un travail d’agent du chanteur devient une collaboration plus ambitieuse et aboutit, à la fin de l’année 2017, à l’enregistrement d’un 45-tours sur le label Almost Musique, cofondé par le même Caschera.
Sorti fin janvier, Chanteur de Paris diffère de ce qu’on connaissait de Lamouri. Certes, la face A propose une reprise de Tgoul Maaraft, l’un des morceaux de Cheb Hasni. Mais la face B offre une surprenante compo… reggae signée Lamouri. Surtout, il est accompagné du Groupe Mostla, créé spécialement pour étoffer le minimalisme du synthé du musicien. « On a choisi des gens qui avaient déjà des affinités avec son travail. Une batterie, une guitare, un orgue », détaille Caschera. Lamouri, lui, goûte avec une joie profonde cette professionnalisation qui s’amorce : « Il faut que je te dise, le Groupe Mostla, c’est vraiment une grande chance pour moi. Ces musiques qu’on fait ensemble, je les écoute chez moi avant de m’endormir. » Derrière cet enthousiasme, il y a le Mohamed enfant qui s’apprête à concrétiser son rêve : vivre de ses chansons d’amour comme ses idoles Cheb Hasni ou Cheb Nasro. À 35 ans, il se souvient avec délice du vendeur de cassettes de Tlemcen qui lui demandait s’il voulait l’enregistrement « du matin ou du soir » de Cheb Hasni, qui produisait plus vite que son ombre. Il se souvient du studio d’enregistrement tlemcenien du producteur Rachid Baba Ahmed, « le plus grand d’Afrique », dont il
lorgnait les portes avec envie. Le regard se trouble. Lamouri se remémore aussi la route Tlemcen-Oran, qu’on n’osait plus emprunter à partir de 17 heures, par peur des terroristes. Ce jour de septembre 1994, où la télé annonça l’assassinat de Cheb Hasni par les islamistes et cet autre de février 1995, où ils eurent cette fois la peau de Baba Ahmed.
Les années de plomb algériennes en toile de fond, Lamouri grandit auprès d’un père ouvrier dans la téléphonie, de sa mère, Zorah, au foyer, et de quatre frères et deux soeurs. Il est allé au lycée, mais a rejoint la France avant son bac et n’a jamais pu faire la licence de français dont il avait envie. Aujourd’hui, il garde un contact régulier avec sa famille sur Viber ou sur WhatsApp, mais bien malin sera celui qui pourra dire si Zorah sait que son fils est en passe de percer dans la musique. Quand on lui pose la question, Lamouri se renferme un peu, devient vague. Peut-être attendil, pour le lui dire, un résultat palpable, l’album complet avec le Groupe Mostla, qui sera enregistré près de Marseille en avril. Peut-être attend-il, pour lui raconter, le retour au pays, inch’allah, dans les années qui viendront.
Obtenir des papiers
Sa bande de « meilleurs amis », les très protecteurs et fidèles Layoussifi, Hostiou, Caschera et quelques autres, sont en train d’aider Lamouri à obtenir des papiers. Histoire de vivre enfin sans la peur du gendarme, avec une Sécurité sociale et un compte en banque pour ses cachets. Et, surtout, pouvoir visiter famille et amis à Tlemcen. « Ce que j’admire chez Mohamed, c’est sa grande générosité, tout comme sa capacité à ne jamais se plaindre, alors que la vie n’a pas été tendre avec lui », remarque Layoussifi, qui a connu Mohamed avec une canne blanche. Difficile de l’imaginer tant il se déplace avec aisance dans le métro ou dans la rue. Il s’en est débarrassé un beau jour sans prévenir.
Le dossier de régularisation a été déposé fin décembre, agrémenté de lettres de soutien du milieu musical pour faire entendre que Lamouri était « un artiste indispensable à la scène artistique française » . Lui semble embrasser avec tranquillité cet horizon plein de promesses. Et si tout ça marche, le verra-t-on encore chanter dans le métro ? Il ne sait pas, il sourit et dit juste que la scène et le métro sont deux choses différentes et complémentaires, « parce qu’on n’y rencontre pas les mêmes gens » . Son ami Layoussifi conclut, pour sa part : « Mohamed est un petit oiseau libre dont la musique est la principale source de vie. Et ses chansons ont deux mesures, celle des concerts et celle du métro. Entourées des bruits des annonces, des gens qui parlent et du crissement des rames, elles sont encore plus fortes. » C’est vrai… à moins qu’on ne se remette jamais vraiment d’une première fois ?
“J’ai fini par comprendre que Mohamed était un sujet à lui tout seul, que ses chansons, sa voix et sa personne me bouleversaient ”
Ayoub Layoussifi, auteur du documentaire Dis-moi Mohamed