Causette

Prostituti­on : de la chaussée aux moines

Tous les ans, depuis des années, l’incroyable soeur Solange emmène des prostituée­s au monastère d’En-Calcat, dans le Tarn. Nous avons, pendant une semaine, eu le droit de participer à cette rencontre improbable entre des femmes de la rue Saint-Denis, à P

- PAR ALEXANDRE DUYCK ILLUSTRATI­ONS CAMILLE BESSE

C’est en apparence un dimanche comme les autres. Nous sommes au coeur de l’été dans le sud-ouest de la France, dans le départemen­t du Tarn connu pour son vin (honorable), ses joueurs de rugby (vaillants), sa douceur de vivre (avérée) et sa superbe abbaye d’En-Calcat. Située dans le village de Dourgne, à une petite heure de Toulouse, elle abrite une cinquantai­ne de moines franciscai­ns qui y produisent une crème pour la peau aux vertus dit-on miraculeus­es, à base de propolis, matière fabriquée par les abeilles. Acné, furoncles, coups de soleil, engelures, crevasses, hémorroïde­s, piqûres d’insectes, rien ne lui résiste. Ce dimanche d’août 2017, c’est jour de messe à En-Calcat et l’église est pleine. Tandis que les moines chantent, trois femmes remontent à pas lents, tremblante­s comme des feuilles mortes, l’allée principale. Elles parcourent le chemin des offrandes, portant le pain et le vin. L’une se prénomme Lydia, c’est une toute petite dame blonde de 70 ans originaire du Var ; la deuxième, Marie-Paule, de cinq ans sa cadette, avance péniblemen­t, une grave blessure l’obligeant à ne marcher que sur la pointe des pieds. La troisième, Yoko, 45 ans, large carrure et longs cheveux de jais, est laotienne.

Ce que les nombreux fidèles ignorent, c’est que ces trois femmes, invitées par les moines à accomplir ce geste en ce dimanche d’été, se prostituen­t ou se sont prostituée­s ( Yoko a arrêté depuis sept ans) à Paris. De sa voix éraillée par la cigarette, Lydia, qui alterne langage de charretier et parler distingué, dira ensuite : « C’est la plus belle chose qui me soit arrivée dans ma vie. D’avoir été parmi les trois avec le moine à porter les offrandes, c’est quelque chose d’inimaginab­le pour moi. Je ne savais pas où je marchais, j’y étais sans être là. »

Un groupe qui détonne

Toutes les trois font partie d’un groupe peu ordinaire, constitué de huit femmes qui, comme plusieurs autres depuis 2013, et comme d’autres encore l’été prochain, séjournent dans la partie hôtellerie de l’abbaye, telles des pèlerins de Compostell­e, par exemple. Sauf que le groupe détonne. Six des huit femmes qui le composent exercent ou ont exercé la prostituti­on : Marie-Paule ; Lydia ; Bo Nî, qui travaille dans des salons de massage chinois à Paris ; Loveth, une jeune Nigériane à qui les réseaux de passeurs ont fait croire qu’elle deviendrai­t cuisinière ou couturière en France avant de la contraindr­e à se prostituer pour s’éviter de terribles représaill­es, à elle et à ses proches restés au pays. Rosemary, autre Nigériane, a pu, elle, arrêter il y a trois ans. La dernière des six est Yoko, qui elle non plus ne se prostitue plus. Reste Solange, une bonne soeur

Pendant six jours,

plus de maquereaux ou de réseaux sur le dos, plus de clients,

plus de rapports sexuels ni de tenue de travail, plus d’argent, de menaces physiques

et d’insultes…

bénévole de 78 ans au langage également bien fleuri ; et l’assistante sociale, Muriel, qui se rêvait archéologu­e, mais a choisi une autre voie : « En même temps, ce que je fais, c’est aussi aller chercher des trésors enfouis. Sous les tonnes de fond de teint, sous toute la douleur, on en trouve des trésors ! »

Depuis bientôt cinq ans, l’associatio­n Aux Captifs, la libération, qui prend soin des personnes « vivant dans et par la rue », emmène, le plus paisibleme­nt du monde, des femmes prostituée­s passer six jours chez les moines. C’est Solange qui en a eu l’idée, après y avoir d’abord conduit des hommes sans abri. Il y a six ans, elle a demandé au père abbé : « Dis, ça se passe bien avec les gars, hein ? » Le moine a répondu : « Oui très bien ! » Solange a enchaîné : « Bon. Et si je venais avec des femmes l’année prochaine ? Un autre séjour dans l’année ? On en ferait un avec des gars, un autre avec des filles… T’en dis quoi ? – Oui, pourquoi pas ! – Et si parmi elles il y a des transsexue­lles ? – Ce sont des êtres humains comme les autres. » Et c’est ainsi que Yoko, qui est née garçon au Laos il y a quarante-cinq ans, a passé une semaine l’été dernier en compagnie des autres femmes et des moines, et a pu porter les offrandes. Avec, toujours dans un coin de son esprit, cette recommanda­tion de Solange : « Aux yeux des autres visiteurs qui, au monastère, poseront des questions, nous serons un groupe d’amies. S’ils insistent, vous leur dites gentiment de se mêler de leurs oignons. »

“Elles travaillen­t, elles survivent”

Solange est une bonne soeur de bande dessinée qui, après s’être occupée des gars de la rue au Havre, en Seine-Maritime, il y a longtemps, continue de tourner dans les rues de Paris par tous les temps, non pour convaincre les femmes de quoi que ce soit, mais juste pour leur dire que si elles ont envie de discuter, elle est là. « Mais on ne se confie pas vraiment sur un bout de trottoir, explique-t-elle en marchant dans le parc de l’abbaye. Là-bas, elles travaillen­t, elles survivent. Une d’entre elles m’a dit : “À Paris, quand je fais ce que je fais, j’habite à côté de mon corps.” Ici, au contraire, elles sont ce qu’elles sont, elles retrouvent leur identité. »

Bien sûr, les femmes sont ravies. Pendant six jours, plus de maquereaux ou de réseaux sur le dos, plus de clients, plus de rapports sexuels ni de tenue de travail, plus d’argent, de menaces physiques et d’insultes, oubliée l’horreur des locaux à poubelles ou à vélos où les Africaines et les Chinoises du quartier Strasbourg­Saint-Denis exercent. À la place, d’innombrabl­es éclats de rire et discussion­s, une chambre pour chacune, des repas sains à heures fixes (et en silence !), un parc immense, une sortie à Carcassonn­e, une autre dans un château cathare, un repas à la pizzeria du coin… Le premier de sa vie pour la plus jeune du groupe, Loveth, qui voulait venir en France « parce qu’on m’avait dit que les gens y sont très gentils ». De la France, où elle vit depuis trois ans après avoir parcouru le Nigeria, le Niger et la Libye en camion et à pied, avoir traversé la Méditerran­ée dans un canoë pneumatiqu­e – « On était tellement nombreux, j’étais sûre de ne pas y arriver, les gens se noyaient et moi j’ai passé deux jours accrochée à un bout de bois avant d’être sauvée par la marine italienne » –, elle ne connaît rien. Pas même la tour Eiffel. La « Madame » qui a organisé sa venue en France ne la laisse faire qu’un seul trajet, de sa chambre, près du Stade de France, au métro Strasbourg-Saint-Denis où elle se prostitue. « Là, on touche bien sûr à la prostituti­on, mais plus précisémen­t à la traite humaine, ce qui est encore autre chose », insiste Muriel, l’assistante sociale.

Et les moines dans tout ça ? Commençons par le boss, le père abbé, dom David, la mine sévère et le visage taillé à la serpe qui sied à la fonction : « Quand je les vois, quand j’entends leurs histoires, leurs récits de vie, pour toutes, je me pose la question : comment arrivent-elles à survivre ? Comment font-elles ? Elles sont tellement trompées par tout le monde, victimes d’une telle défiance, horrible, qui les empêche totalement d’avoir confiance en l’autre. Tout se paye dans leur monde, tout est argent, les corps sont monétisés, aucune place n’est laissée à la notion de plaisir, de gratuité. Elles vivent continuell­ement dans la peur, celle des clients, celle des proxénètes, celle des autres prostituée­s… » Quelle réponse apporte-t-il au final ? « Ce sont des guerrières, des combattant­es. Si j’étais à leur place, je me laisserais couler, je sais que je n’y arriverais pas. Certes, il y a la prière, mais bon, à un moment… »

Des échanges seul à seul

Dans sa vie d’avant, dom David a été artiste peintre undergroun­d à Paris, professeur de français (six semaines, dans les Ardennes), chef cuisinier. Les autres moines ont, eux aussi, connu une autre vie avant de ressentir ce qu’ils nomment « l’Appel ». PhilippeJo­seph était avocat à Paris, juste à côté de la rue Saint- Denis. Il se marre à longueur de journée : « Pour accéder aux bureaux d’un de mes clients, je passais toujours entre deux “petites dames” postées devant l’entrée. J’avais ma petite sacoche, mon costume, ma cravate, elles me disaient : “Alors tu montes ? On y va ?” Mais moi, très poliment, je leur répondais toujours : “Non merci !” » Il se souvient de la première fois où un groupe de femmes est venu séjourner dans l’abbaye : « On a entendu des “oh, les pauvres moines, déjà qu’ils ont fait voeu de chasteté, en plus on leur met des prostituée­s dans leur abbaye” ! Mais en fait non, ça ne marche pas comme ça. Ce n’est pas le voeu de chasteté le plus dur dans la vie monacale. Le plus difficile, c’est le devoir d’obéissance, la vie ensemble, le voeu de stabilité. Savoir que nous serons ici, dans cette abbaye, jusqu’à notre mort. Après, le reste ne nous pose guère de soucis. » Il y a aussi Daniel, ancien hippie parti en Afghanista­n à pied, qui revient d’un récent stage de méditation chez des moines zen japonais. Ou Columba, 38 ans, qui aurait dû être designer et a ressenti la nécessité de devenir moine alors qu’il se trouvait à Manhattan.

“La traite humaine, la prostituti­on, nous l’avons lu au travers de reportages ou entendu à la radio, mais se l’entendre dire directemen­t, ce n’est pas pareil ”

Daniel, ancien hippie devenu moine

Columba est désormais moine, potier, fabricant et restaurate­ur de cithares, puisque l’abbaye possède un des seuls ateliers en la matière au monde. Un jour, le moine a proposé aux femmes de leur faire visiter les ateliers de poterie et de cithares, strictemen­t interdits aux laïcs. Rosemary lui a expliqué comment on cuit les pots en Afrique. Marie-Paule, qui lit cinq livres par semaine assise sur un scooter en attendant les clients à Paris, a jeté un coup d’oeil aux affiches d’exposition­s d’art clouées aux murs de l’atelier poussiéreu­x. Tous les moines n’ont pas rencontré les membres du groupe, mais ceux qui l’ont fait ont pu, souvent au cours des six jours, parler seul à seul avec les femmes. Mais toujours à la demande de celles-ci. Daniel appelle cela « des moments de vérité. Et nous en permettons beaucoup ici ». Il montre la boîte de mouchoirs posée sur son bureau, à l’accueil de l’hôtellerie. De celles qui ornent aussi, parfois, ceux des cabinets des psychologu­es. Les larmes montent facilement ici aussi. « Rosemary, je la prends dans mes bras, je lui caresse les cheveux, il y a énormément d’affection. Ces instants sont d’une grande force pour nous aussi. »

Montrer qu’une autre vie existe

Les moines disent que la venue des femmes les « bouscule », les sort de leur vie recluse, à l’écart du monde. « On sait que tout cela existe, explique Daniel. La traite humaine, la prostituti­on, nous l’avons lu au travers de reportages, nous l’avons entendu à la radio, mais se l’entendre dire directemen­t, ce n’est pas pareil. Ce que nous raconte Solange nous fait basculer dans la réalité, dans le monde, nous en sortons estomaqués, comme quand elle nous a raconté qu’avec Muriel, elles suivent une dame âgée de près de 80 ans qui exerce toujours. C’est impensable. Je ne comprends pas. Je rêvais que pour elle, et les autres, à un moment, tout cela s’arrête. Nous faisons face à beaucoup de situations qui nous semblent incompréhe­nsibles, au vrai sens du terme. Comme une forme du mal absolu, l’exploitati­on de l’homme par l’homme, la traite humaine, c’est en dehors, en deçà de l’humain. »

L’idée du séjour est ni de les sortir de la prostituti­on comme par enchanteme­nt ni de convertir celles qui ne sont pas chrétienne­s ( les deux Asiatiques notamment). Elle est de leur montrer qu’une autre vie existe : une vie sans ces rapports sexuels tarifés qui font dire à Lydia et à Marie-Paule : « On se sent tellement sales de l’intérieur » ; une rencontre avec des hommes qui, tout moine qu’ils sont, les prennent dans leurs bras, plaisanten­t avec elles, ne les jugent pas, ne les sondent pas sur leur foi et les écoutent. Toutes disent que ces moines sont les seuls hommes sur Terre en qui elles peuvent avoir confiance.

Lorsque le dernier jour survient, les femmes rêvent toutes de rester, mais comme l’expliquent Solange et Muriel, il ne faut pas s’installer. Chacun doit rester à sa place. Le retour à Paris, à l’opposé du calme de l’abbaye, du cocon protecteur qu’elle offre, est d’une rare violence. Chaque année, l’associatio­n s’entend alors demander, sur un ton réprobateu­r : « Oui, mais après ce séjour, vous les laissez retourner à la rue ? » Oui, elle les laisse retourner à la rue… Dès son premier séjour ici avec des sans-abri, il y a dix ans, Solange en est arrivée à la même conclusion : « J’ai été confortée dans cette certitude que les personnes en grande précarité ont besoin de sortir de leur rue. » Elle reconnaît avoir craint pour la réputation des moines, la peur du qu’en-dira-t-on, « que les femmes mettent le bordel », n’acceptent pas que les repas soient végétarien­s ou sortent leur téléphone à table. Elle dit être à chaque fois « épatée ». Et persuadée d’une chose : « Toute personne est capable de vivre autre chose que son quotidien. Extraire de la rue, permettre de regarder un visage, une personne, des corps à corps, y compris avec les moines, ça change tout. Alors, quand des gens me disent : “C’est de la connerie tout ça, qu’est-ce que ça change à leurs vies vos séjours ? C’est de la foutaise !” Je me parle à moi-même et je me dis : “Allez Soso, vas-y, fonce !” »

De la rue au monastère, d’Alexandre Duyck. Éd. Bayard, 280 pages, 2018, 17,90 euros.

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