Causette

Le féminisme de (grande) surface

Le mot fait peur, mais il fait vendre. Le féminisme s’affiche à coups de slogans sur tous les vêtements, qu’ils soient de Dior ou de Monop. Mais cette nouvelle mode sert-elle vraiment la cause ?

- PAR ELVIRE EMPTAZ

Cela commence en flânant dans les magasins. Chez Bonpoint, très chic marque pour enfants, un tee-shirt en vitrine affiche fièrement « girl power » . Un peu plus loin, Zara propose un top « We react » . Ça continue dans la rue et sur Internet. Mango, Etam, La Redoute, mais aussi Miu Miu et Stella McCartney, toute la mode semble avoir été contaminée par les slogans féministes.

La surprise est plus grande encore au supermarch­é Monoprix. Il a édité un tote bag en coton estampillé « féministe » pour la Journée internatio­nale des droits des femmes du 8 mars. Il est expliqué que 20 % des bénéfices seront reversés à l’institut Curie. L’accessoire est judicieuse­ment installé sur un portant, à côté d’un tee-shirt floqué « macho » . Parce que machisme et féminisme, même combat ? Le problème, c’est que du féminisme, Monoprix ne retient que le nom. C’est bien joli de l’afficher en toutes lettres et ça ne coûte rien mais, dans les faits, la taxe rose est toujours appliquée : des produits comme les rasoirs, lorsqu’ils sont destinés aux femmes, sont toujours plus chers que leurs équivalent­s masculins, et les jouets vendus sont encore, pour la plupart, très genrés et stéréotypé­s. Mais c’est loin d’être la seule enseigne à parler du féminisme sans l’appliquer. En 2016, la presse anglo-saxonne avait révélé que la ligne de vêtements Ivy Park, de la chanteuse Beyoncé, censés « inspirer et soutenir » les femmes, était

fabriquée par des ouvrières sri-lankaises exploitées pour 55 centimes de l’heure. Pas très girl power tout ça… La Queen B a ses limites quand il s’agit de faire du pognon, on dirait.

Même si l’on met un (très gros) mouchoir sur les conditions de production ou de vente, la démarche de ces marques pose une question de fond. Est-ce que la mode féministe sert la cause ? « C’est une bonne chose, car cela rend le féminisme visible, répond Christelle Delarue, fondatrice de l’agence de communicat­ion féministe Mad & Woman. À l’ère du capitalism­e, le logo a son importance. Les mots portent, se remarquent, ils sont une façon de s’affirmer. Les vêtements féministes arrivent à un moment où, noyés dans une profusion d’images, les gens plébiscite­nt la personnali­sation et les tee-shirts à message. Leur mémorisati­on peut être support de transforma­tion. »

Et Céline Piques, porte-parole de l’associatio­n Osez le féminisme !, de renchérir : « Ce qui est nouveau et intéressan­t, c’est que toutes ces marques vendent ces accessoire­s parce que le féminisme a une image positive auprès de la jeunesse. Certes, on continue, nous, militantes, à se faire insulter quotidienn­ement de façon très violente, mais c’est une constante dans les luttes féministes. Lorsqu’elles avancent et que l’on engrange des victoires, il y a toujours des retours de bâton conservate­urs. »

Passer de finauds messages du type « je suis une princesse » ou « madame chiante » à des phrases plus politiques ne s’est pas fait en un jour. C’est le résultat du travail des associatio­ns pour changer l’image du féminisme et des mouvements comme #MeToo, qui ont suivi la révélation de scandales sexuels telle l’affaire Weinstein. Mais si l’on s’en tient à l’écume de la tendance, il est possible de dater le tournant. En septembre 2016, Maria Grazia Chiuri, directrice artistique de la maison Dior, fait défiler un mannequin avec un tee- shirt blanc sur lequel est inscrit « We should all be feminists » (« Nous devrions toutes être féministes »), en référence au titre du livre de l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie. La pièce de la créatrice, éveillée tardivemen­t au féminisme par sa fille de 20 ans, est adoptée par toutes les stars, de Jessica Chastain à Jennifer Lawrence, en passant par Natalie Portman, qui le porte pour son discours lors de la première Women’s March à Los Angeles, en janvier 2017. Même le rappeur Asap Rocky a fait une apparition avec. Le tee-shirt en coton, vendu pour la modique somme de 550 euros, est aussi rapidement copié. Les marques comprennen­t que le filon féministe est vendeur et s’y engouffren­t.

Depuis, l’offre s’est démocratis­ée. « Elle touche tout type de marché, car les inégalités entre hommes et femmes s’appliquent partout, peu importe l’âge, le niveau social ou culturel » , explique Delphine Robert, directrice de création au bureau de tendance Instinct. On peut toutefois faire une distinctio­n de taille dans l’offre proposée, car le mot « féminisme » est profondéme­nt polysémiqu­e. « Il y a d’un côté les messages d’empowermen­t, notamment ceux que l’on voit sur les vêtements pour enfants, que les parents choisissen­t pour encourager leurs petites filles à devenir des femmes fortes, “viriles”, pourrait-on dire ironiqueme­nt. Et de l’autre, il y a les messages de lutte. Mais ceux- ci font peur, car beaucoup pensent encore que le féminisme s’inscrit contre les hommes », précise Élisabeth TissierDes­bordes, professeur­e de marketing à l’ESCP. Chaque femme est libre de les choisir et de les interpréte­r à sa façon. « Certaines les portent pour affirmer une idée, d’autres parce que c’est dans l’air du temps, un peu comme il y a vingt ans, lorsque tout le monde mettait un top de Che Guevara, sans forcément partager ses conviction­s », poursuit la spécialist­e.

Une injonction individual­iste

Ce que la plupart des marques mettent donc principale­ment en avant, sans trop se mouiller, c’est cette prise de pouvoir individual­iste à l’américaine. « Les enseignes qui font du “féminisme washing” font référence à une injonction à la femme à être forte et “successful”, alors que notre vision à nous est plus militante, explique Céline Piques, d’Osez le féminisme ! L’empowermen­t suggère la lutte d’une femme puissante, pugnace, qui saute au-dessus du mur du patriarcat. Nous, ce que nous voulons, c’est abattre collective­ment ce même mur pour toutes les femmes, ce qui est un peu différent. La lutte politique est plus dérangeant­e, car elle s’attaque aux structures de notre société sexiste. » Que ce soit volontaire ou non, sincère ou pas, la mode participe à la réhabilita­tion du mot « féminisme » dans toute sa complexité. C’est toujours ça de gagné.

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 ??  ?? Etam (en haut), H&M (au centre et à droite) ou Monoprix (en bas), chaque marque de prêt-à-porter y va désormais de son tee-shirt à message.
Etam (en haut), H&M (au centre et à droite) ou Monoprix (en bas), chaque marque de prêt-à-porter y va désormais de son tee-shirt à message.
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