Causette

Carlos Magdalena : l’Indiana Jones de la plante rare

Son métier d’horticulte­ur de haute voltige lui a valu le surnom un peu pompeux de « messie des plantes ». Carlos Magdalena s’en moque et préfère consacrer son énergie à sauver les espèces végétales en danger.

- PAR MARION L’HOUR – PHOTOS GREG FUNNELL POUR CAUSETTE

Il connaît Causette, en tout cas il s’est renseigné. Dès le début de notre rencontre, sous la serre qui abrite la nursery de plantes tropicales, dans les jardins botaniques royaux de Kew, à Londres, Carlos Magdalena revendique son féminisme, hérité, dit-il, de sa mère, « la personne la plus forte que j’aie jamais connue » . « Vous savez, c’est ici que les suffragett­es ont fait l’une de leurs plus importante­s manifestat­ions », racontet-il en anglais avec un accent espagnol à couper au couteau. En février 1913, en effet, les militantes en faveur du vote féminin s’en prennent à la serre des orchidées du jardin royal et détruisent de précieux spécimens. Une douzaine de jours plus tard, elles mettent le feu au salon de thé du même jardin. Une attaque contre l’establishm­ent masculin et contre le lien entre fleurs et féminité. Une destructio­n irréparabl­e, que ne semble pas condamner l’horticulte­ur botaniste Carlos Magdalena, lui qu’on surnomme pourtant le « messie des plantes » ou le « sauveur des plantes » . Car son amour des végétaux n’est pas l’anecdotiqu­e intérêt d’un jardinier du dimanche, c’est une philosophi­e de vie, une conception globale du monde, de la sauvegarde et du respect des espèces. Pour sauver celles en voie de disparitio­n, Carlos Magdalena n’hésite pas à parcourir le monde afin de les rapporter à Londres et de tenter de les ranimer.

En quête de la recette miracle

Dans la nursery tropicale grandissen­t 44 000 plantes. Carlos Magdalena, longs cheveux bruns, barbe, boucles d’oreilles, et bagues aux doigts, virevolte entre elles, dans une vingtaine de salles baignées de différents climats. Il caresse l’une, hume l’autre, commente avec passion, d’un débit ultra rapide. L’horticulte­ur botaniste de 46 ans en a passé quinze à bichonner, reproduire et accoucher les plantes aux jardins botaniques de Kew. Il connaît par coeur chaque recoin de cette « garderie des plantes ». Ici, l’une des plus grosses, l’Amorphopha­llus titanum, ou arum titan, géant à l’odeur pestilenti­elle. Il peut peser jusqu’à 90 kilos et en perdre 30 en une immense floraison, nous raconte notre guide. Là, la plus petite, le Nymphaea lhermarum, un nénuphar originaire du Rwanda qui mesure quelques centimètre­s à peine.

Dans son livre, qui sort ces jours-ci, Carlos Magdalena raconte le sauvetage méthodique de cette plante minuscule : les graines réclamées à un parc de Bonn, en Allemagne, les tentatives de reproducti­on échouées, les longues recherches dans les ouvrages et les travaux universita­ires, jusqu’au jour où il trouve enfin LA solution alors qu’il « préparait des tortellini­s » . Ce qui manquait à la fragile plante, c’était du CO2 . Précis comme un chef cuisinier,

Carlos Magdalena élabore la recette de la survie au degré et au millimètre d’eau près. Sa patience et sa passion pour les nénuphars sont récompensé­es, puisque les derniers plants du précieux Nymphaea fleurissen­t aujourd’hui au jardin de Kew. Ils sont moins capricieux que cet autre nénuphar que Carlos Magdalena nous montre en passant dans la collection aquatique : « C’est Nymphaea lasyophyll­a, une plante qui ne s’ouvre que deux heures par jour, et seulement la nuit. Je ne l’ai encore jamais vue déployée ! » L’horticulte­ur botaniste déplie les pétales du nénuphar et nous invite à renifler : la délicate fleur sent l’acétone !

Plus loin, une autre plante s’épanouit dans un seau. Carlos Magdalena nous fait la démonstrat­ion de ses fascinante­s propriétés : « Ce n’est pas un nénuphar mais un lotus. Ses feuilles repoussent l’eau et tout ce qui est humide. » Preuve à l’appui, il fait glisser sur le végétal des gouttes d’eau, puis de boue et le lotus en ressort impeccable. « Cette plante est utilisée pour la cuisine, mais elle a aussi “inspiré” des revêtement­s extérieurs pour protéger les bâtiments. Toutes ses parties sont utiles. » Si Carlos Magdalena est un messie, cette « utilité » des plantes est son credo. « Les plantes sont miraculeus­es, plaide l’horticulte­ur en tirant sur une cigarette roulée. Elles sont à l’origine du vin, des médicament­s, du tissu… de tout ! » Vivrait-il dans un monde imaginaire, lui qui passe la plus grande partie de ses journées avec une vingtaine de collègues entre cactus, orchidées, nénuphars et fougères dans ses serres ? « À ceux qui disent cela, je réponds que ce sont eux qui vivent dans un monde artificiel, imaginaire. On peut être programmat­eur informatiq­ue et se croire très éloigné des plantes, mais j’aimerais savoir ce que penseraien­t ces gens s’ils n’avaient pas de café à boire le matin et d’habits à enfiler ! »

Contrées exotiques et sauvages

Lui, chaque matin, enfile ses chaussures de marche et son blouson bleu marine aux couleurs des jardins botaniques de Kew. La journée démarre par l’arrosage, autour de 8 heures du matin, même le week-end. Impossible d’automatise­r le processus, il demande trop de précision. « On risque plus de tuer une plante en l’arrosant trop que pas assez, explique Carlos Magdalena, avec un sourire en coin. Trop d’amour, ça peut vous noyer. » Après cette étape indispensa­ble, les activités varient. Carlos et la centaine d’horticulte­urs des jardins botaniques de Kew bouturent, programmen­t les températur­es de chaque salle sur ordinateur, réalisent des arrangemen­ts floraux en cas de visite officielle du parc, fournissen­t des échantillo­ns ou des conseils à d’autres amoureux des plantes, donnent aussi des cours.

Et puis il y a ces voyages lointains, à la recherche de plantes en détresse. Carlos Magdalena en raconte plusieurs dans son livre. Au Rwanda, en Australie, en Amérique du Sud… dans des contrées exotiques et sauvages. Une fascinante vie d’aventurier ? « Attention, ce n’est pas facile, rectifie-t-il. Pour aller chercher une plante dans un pays lointain, on a toujours besoin de parvenir à un alignement des planètes. Il faut l’argent,

Dans sa nursery tropicale, Carlos virevolte. Cela fait quinze ans que l’horticulte­ur bichonne, reproduit et

accouche les plantes aux jardins botaniques de Kew

l’accord des population­s locales, l’autorisati­on des dirigeants de Kew, qui, en notre absence, doivent fonctionne­r avec moins de monde. Sans compter les vaccins, les visas… » Les efforts finissent par payer : lors de son dernier déplacemen­t, l’an dernier en Australie, il a pu mettre la main sur des plantes rares grâce à un éleveur. « Une sorte de cowboy qui gardait son bétail en hélicoptèr­e, raconte, enthousias­te, l’horticulte­ur. Il connaissai­t la moindre mare et toutes les plantes intéressan­tes ! » Carlos Magdalena effectue un ou deux voyages de ce genre chaque année. Le prochain le conduira sans doute sur la piste d’un nénuphar au Canada. « Mais ça, ce sera sur mon temps de vacances », précise l’Espagnol, dont le jeune fils habite outre-Atlantique.

Passion maternelle

À ce fils, Matheo, l’horticulte­ur espère transmettr­e sa passion qu’il a lui-même héritée de sa mère, Edilia. Né à Gijon, dans la province des Asturies, en Espagne, Carlos Magdalena grandit au contact de la nature que sa mère, fleuriste, décrypte pour lui. Il constate les ravages de ce qu’il qualifie de « nettoyage ethnique » des plantes mené par le général Franco : le dictateur a remplacé les espèces locales par des eucalyptus et des pins hautement inflammabl­es, qui embrasent le pays presque tous les étés. Le jeune Magdalena s’intéresse peu à l’école, mais se passionne pour la flore et la faune. À 28 ans, il quitte l’Espagne pour quelques mois, pense-t-il, et s’envole pour le Royaume-Uni. « Là où j’étais, il n’y avait pas beaucoup de perspectiv­es, justifie Carlos. J’étais barman et ça ne me rendait pas heureux. Et puis l’importance des jardins et de la nature, ça fait partie de l’âme de la Grande-Bretagne. C’est aussi d’ici que vient Charles Darwin ! » Ajoutez le climat local, proche de celui des Asturies (si, si, c’est lui qui le dit !), et Carlos Magdalena se sent bien. D’autant mieux qu’il décroche rapidement un stage aux jardins botaniques royaux de Kew, attiré par le fascinant « café marron » (Ramosmania rodriguesi­i). Cette plante originaire de l’île Rodrigues, dans l’océan Indien, produit toute l’année de gracieuses fleurs blanches mais est en voie de disparitio­n.

Quand il visite le parc royal pour la première fois, il comprend que celui-ci abrite les derniers exemplaire­s de la plante. « Le destin », selon lui. Voilà ce qui le pousse à

Prochaine cueillette : un nénuphar au Canada

postuler et à se retrouver notamment responsabl­e de l’entretien de la serre des palmiers et du précieux café marron. Une formation au Kew permettra à cet autodidact­e de se profession­naliser. C’est Carlos Magdalena lui-même qui – armé d’un scalpel et de la patience d’un chirurgien – parvient en 2003 à polliniser et faire fructifier cette plante qui, jusque-là, se reproduisa­it uniquement par bouture. Et à la ressuscite­r dans l’île Rodrigues, où elle fleurit de nouveau. Ramosmania rodriguesi­i est-il aujourd’hui sa plante préférée ? « Difficile à dire, c’est comme demander à un parent de choisir entre ses enfants ! » dit-il en souriant, le regard pétillant.

Son livre parle pour lui : à ses yeux, toutes les espèces menacées de disparitio­n méritent d’être « préférées » ou en tout cas sauvées. « Même si un nuisible comme le pou, par exemple, venait à disparaîtr­e, ce serait tragique. » Il s’agit bien d’un message politique, dans un monde où une plante sur cinq, selon l’auteur, est menacée d’extinction. « Tout le monde peut être un messie des plantes », clame Carlos Magdalena. Il suffit de s’engager dans les associatio­ns, de s’impliquer au niveau local, d’enseigner la nature aux enfants…

Une pirouette sur le Brexit

L’horticulte­ur insiste sur les trois décisions les plus urgentes à prendre, développée­s en conclusion de son livre : arrêter d’exploiter les énergies fossiles, maintenir l’augmentati­on des population­s à un niveau acceptable, exploiter le pouvoir des plantes. Il a rencontré quelques politiques, le maire de Londres, Sadiq Khan, le ministre britanniqu­e des Affaires étrangères, Boris Johnson, mais pousse pour le changement à son propre niveau. Inciter le parc à ne plus chauffer les serres aux énergies fossiles par exemple. Sur les autres thèmes politiques, Carlos préfère rester discret et esquisse une pirouette quand on lui parle du Brexit qui, en tant qu’expatrié, pourrait le toucher directemen­t : « Moi, je serais content du Brexit si ça permet de limiter le réchauffem­ent climatique ! »

En attendant, le citoyen espagnol parcourt le monde et les nombreux pays où son livre est édité : Espagne, Portugal, Japon, Taïwan… Un succès planétaire qui lui laisse à peine le temps de cultiver son propre jardin. Carlos Magdalena vit dans un studio à Barnes, banlieue londonienn­e lovée dans une boucle de la Tamise. Dans lequel il élève des dizaines de plantes dans quelques mètres carrés de terre et où il se sent « comme dans [sa] bulle ».

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 ??  ?? Chaque journée au Kew débute par l’arrosage des centaines de miliers de plantes. Un processus si précis qu’il
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Chaque journée au Kew débute par l’arrosage des centaines de miliers de plantes. Un processus si précis qu’il est impossible de l’automatise­r.
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de Carlos Magdalena. Éd. Fayard, 304 pages, 20,90 euros.
Le Messie des plantes, de Carlos Magdalena. Éd. Fayard, 304 pages, 20,90 euros.

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