Causette

Protection des données personnell­es des élèves : zéro de conduite !

- PAR VIRGINIE ROELS ILLUSTRATI­ONS NICOLAS GALKOWSKI

L’Assemblée nationale vient d’adopter une mesure qui va obliger les établissem­ents scolaires à tenir un registre de traitement des données personnell­es des élèves. Registre qui sera mis à dispositio­n des parents. Certains tomberont sans doute des nues en découvrant que, jusqu’ici, ni les chefs d’établissem­ent ni les profs ne se sont préoccupés de protéger les centaines de millions de données que laissent derrière eux leurs progénitur­es, à chaque fois qu’ils entrent en classe.

Le 10 avril, la question de la protection des données personnell­es est au coeur de l’actualité. De l’autre côté de l’Atlantique, le Congrès américain s’apprête à auditionne­r Mark Zuckerberg, le président fondateur de Facebook. Celui-ci doit s’expliquer sur l’affaire Cambridge Analytica, du nom de cette société qui a littéralem­ent siphonné des millions de données personnell­es d’utilisateu­rs dans le but de les profiler et d’influencer leur opinion politique. Au même moment, les parlementa­ires français sont justement en train de plancher sur la transposit­ion, dans notre pays, du Règlement général sur la protection des données personnell­es (RGPD) européen. Alors bien entendu, lorsque le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, se pointe ce mardi 10 avril au Sénat pour répondre aux questions d’actualité posées au gouverneme­nt, il est mis sur le gril : « Nous sommes nombreux au Sénat à nous préoccuper de la perméabili­té de l’Éducation nationale à l’influence des géants américains du numérique », l’interpelle vertement la sénatrice Catherine Morin-Desailly ( Union centriste) avant de poursuivre : « Une série de contrats conclus avec Google et Microsoft sans même d’appels d’offres du temps de votre prédécesse­ur fait craindre une mainmise progressiv­e de ces acteurs sur la vie de millions d’enfants et d’enseignant­s. » L’attaque est violente, frontale, et Jean-Michel Blanquer va répliquer par un aveu : « Concernant les Gafa – Google, Apple, Facebook et Amazon –, vous avez soulevé un véritable problème. Nous le savons bien, les données sont aujourd’hui considérée­s comme le nouvel or, un nouveau trésor. Oui, vous avez raison, bien évidemment, l’école, le collège et le lycée ne sauraient être considérés comme des lieux d’entrée et de sortie en la matière, avec la possibilit­é de puiser dans les données ; je serai extrêmemen­t vigilant sur ce point. Il est possible que des situations de fragilité aient été causées dans le passé… »

Au moment où il prononce ces phrases, le ministre sait pertinemme­nt que cette « situation de fragilité » qu’il évoque n’appartient pas au « passé » , mais bel et bien au présent. Voilà des mois qu’il a sur son bureau un rapport signé par les inspecteur­s de l’Éducation nationale. Un rapport qui traite, justement, de la protection des données personnell­es des élèves. Pendant plusieurs semaines, les inspecteur­s ont questionné des professeur­s, des chefs d’établissem­ent, des spécialist­es du numérique, ainsi que des prestatair­es privés. Ils ont fait le tour de toutes les personnes qui utilisent, gèrent ou contrôlent ces données pédagogiqu­es et scolaires. Si le rapport n’est pas encore sorti, et malgré les promesses répétées du ministère de le rendre public au plus vite – à croire que c’est secret-défense ! –, nous pouvons déjà nous faire une idée des problèmes qu’il soulève. Car les personnels, tout comme les cadres de l’Éducation

“Si un enfant a été rebelle pendant son adolescenc­e, cela doit-il handicaper sa carrière future ? Ou doit-on considérer qu’il a un droit à l’oubli ?”

Chercheur, spécialist­e du numérique

nationale que nous avons rencontrés, ne s’en sont pas cachés : ils ne savent pas comment contrôler le flux de ces informatio­ns qui leur échappent. Ils n’ont ni les compétence­s, ni les moyens, ni parfois même l’envie, de s’en soucier.

Une question d’“éthique”

Alors de quoi parle-t-on exactement ? Qu’est-ce que recouvre cette notion finalement assez floue de données personnell­es dans le milieu scolaire ? Typiquemen­t, les devoirs en ligne, les notes, les appréciati­ons, la participat­ion d’un élève à une activité, son inscriptio­n à la cantine, son adresse, son nom de famille, les sanctions disciplina­ires dont il a fait l’objet. En octobre 2017, un chercheur en informatiq­ue faisait partie des spécialist­es auditionné­s par les inspecteur­s de l’Éducation nationale. Pour lui, « la question du traitement de ces données est une question éthique, car elle concerne des millions de mineurs en constructi­on. Par exemple, si un enfant a été rebelle pendant son adolescenc­e, cela doitil handicaper sa carrière future ? Ou doit-on considérer qu’il a un droit à l’oubli ? Il est essentiel que le ministère de l’Éducation nationale soit en position de contrôler ces données et que ce soit lui qui les stocke. » Pourquoi ? Car lorsque des entreprise­s investisse­nt le marché, en proposant, par exemple, des applicatio­ns gratuites, parfois conseillée­s par les profs eux-mêmes, de soutien scolaire, des cours en ligne pour bachoter, la façon dont elles vont se rémunérer peut poser problème. Au début des années 2010, aux États-Unis, en Californie, des anciens de Stanford avaient mis en place des formations en ligne, ouvertes à tous, y compris aux étudiants étrangers. Le modèle économique reposait sur la sélection des meilleurs élèves et la communicat­ion de leurs notes à des chasseurs de têtes, qui achetaient leurs coordonnée­s et les contactaie­nt directemen­t. On s’imagine très bien le risque que ce type de modèle pourrait engendrer à grande échelle. Un élève s’inscrit pour suivre un cours et se perfection­ner. Pour une raison ou une autre, il échoue et, par conséquent, il n’a plus la possibilit­é de trouver un job, car les postes sont réservés à ceux sélectionn­és par la boîte.

En France, l’hébergemen­t des données scolaires est déjà, en partie, confié au privé. Certes, l’État, via un logiciel national, garde la main sur des données sensibles et purement administra­tives, comme les passages en infirmerie d’une élève, l’inscriptio­n à la cantine d’un môme qui ne mange pas de porc, ou encore le numéro de compte bancaire des parents. Des informatio­ns qui, quoi qu’il en soit, seront détruites une fois la scolarité de l’enfant terminée.

En revanche, les notes, les absences, les évaluation­s, les emplois du temps sont, la plupart du temps, hébergés par des entreprise­s privées qui ont passé un contrat en direct avec le chef d’établissem­ent. Et il peut y avoir autant de contrats que d’établissem­ents ! Le chef d’établissem­ent est

“Il est essentiel que le ministère de l’Éducation nationale soit en position de contrôler les données [des élèves] et que ce soit lui qui les stocke” Chercheur, spécialist­e du numérique

alors responsabl­e du traitement de ces données et il est censé pouvoir apporter des garanties de suivi. Mais si demain, des parents demandent à l’un d’eux dans quel data center ont atterri la mauvaise note en maths de leur enfant ou l’appréciati­on sévère de son prof, et si ces infos peuvent être revendues, les chefs d’établissem­ent auront du mal à leur répondre. « Ils ne se posent pas la question, résume Vincent Philippe, du syndicat national des personnels de direction de l’Éducation nationale. La conservati­on et la diffusion de ces données sont aujourd’hui hors du champ de leurs préoccupat­ions. Il faut dire qu’on n’a pas de consignes. Moi-même, je n’ai pas le souvenir d’une réunion départemen­tale ou académique où ces sujets-là ont été abordés. »

Nous avons contacté le leader en France de logiciels de vie scolaire, Pronote, pour lui poser les mêmes questions. Les réponses n’ont pas tardé, et précises avec ça : « Sept mille établissem­ents utilisent notre environnem­ent Pronote, parmi eux quatre mille ont choisi l’hébergemen­t sur notre data center qui se trouve en France. […] Notre contrat interdit tout accès et toute communicat­ion sous quelque forme que ce soit à un tiers des données que nous hébergeons. Les données saisies par les établissem­ents sont conservées conforméme­nt à la législatio­n en vigueur, le temps que l’élève est dans l’établissem­ent à l’exception de tout ce qui concerne les absences et les événements de la vie scolaire qui ne sont plus accessible­s au-delà de l’année courante. »

Tout porte à croire que cette société est dans les clous, le souci, c’est que les chefs d’établissem­ent n’en savent rien : « Les chefs d’établissem­ent ne sont pas formés pour faire les bons choix !, s’inquiète Mahalia Galié-Blanzé, juriste à la Commission nationale de

l’informatiq­ue et des libertés (Cnil). Il leur faudrait éplucher les contrats, comprendre comment fonctionne­nt les logiciels, savoir précisémen­t ce qui est légal et ce qui ne l’est pas. » Cependant, la commission se veut rassurante sur un point : en principe, les données personnell­es collectées dans le cadre d’une mission de service public ne peuvent être revendues. Et en pratique ? La Cnil est-elle en mesure de contrôler tout ce petit monde ? « Nous n’avons pas les ressources nécessaire­s pour examiner un par un tous les services numériques pédagogiqu­es et pour dire “celui-là, il est conforme”, “celui-ci ne l’est pas” », concède Mahalia Galié-Blanzé.

Former élèves et enseignant­s

Les parlementa­ires qui travaillen­t sur la nouvelle loi informatiq­ue et libertés promettent qu’ils vont augmenter les budgets de la Cnil. « C’est prévu », nous dit-on du côté de la majorité. Au sujet des formations, les députés viennent d’adopter un amendement qui préconise la formation des élèves et du corps enseignant « aux problémati­ques liées à la protection de ces données ». Mieux vaut tard que jamais. Car voilà belle lurette que les profs créent des groupes Facebook avec leurs élèves, s’échangent des documents sur Dropbox, surfent sur Google, sans s’inquiéter que l’intégralit­é de ces données peut, à tout moment, être aspirée par les géants du Web. Et là, aucun contrat ne les lie aux établissem­ents. Une fois ces données personnell­es sorties d’Europe, bien malin celui ou celle qui parviendra à fourrer son nez dans leur data center pour savoir s’ils ont ou non gardé, par mégarde, des informatio­ns ayant trait aux élèves.

En 2017, l’Éducation nationale accueillai­t plus de douze millions d’élèves. Se préoccuper du traitement de leurs données personnell­es est un enjeu de taille. Il s’agit de protéger leur avenir, ainsi que leur passé, déjà regardé à la loupe : « On fait des remontées complètes de fichiers scolaires vers Parcoursup [plateforme d’inscriptio­n à l’enseigneme­nt supérieur, ndlr] », confie Vincent Philippe, du syndicat national des personnels de direction de l’Éducation nationale. « Les données sont-elles protégées ou pas ? J’en sais rien. » Reste à croiser les doigts pour que ce soit le cas.

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