Causette

Les gros font les choux gras de M6

- PAR ANNA CUXAC

Prévue sur M6 en 2020, Renaissanc­e est une « émission documentai­re » en cours de tournage qui suit des patients obèses ayant recours à la chirurgie pour perdre drastiquem­ent du poids. Le sensationn­alisme soupçonné du programme s’inscrit dans une démarche grossophob­e,

dénoncent certaines associatio­ns.

Le scénario a de quoi scotcher le · la téléspecta­teur·rice à son écran. « Karine [Le Marchand, ndlr] est au bloc. Le chirurgien explique ce qu’il fait (opération des seins). On filme les lambeaux de peau sur la table du bloc, Karine les prend dans la main. C’est impression­nant. » Pour le moment, cette séquence télévisuel­le « bien ficelée » sur une opération réparatric­e post-chirurgie bariatriqu­e n’existe pas. Mais elle a été pensée et consignée dans un document de travail révélé par le site d’informatio­n Buzzfeed le 19 mars.

Renaissanc­e prétend être une « émission documentai­re » qui suit le parcours médical de personnes obèses ayant recours à la chirurgie bariatriqu­e. Réalisé sur 47 000 patient·es chaque année en France, ce type d’opération consiste à restreindr­e l’apport calorique du patient ou à faire en sorte qu’il ne l’assimile pas. Les médecins choisissen­t la technique la plus adaptée : la pose d’un anneau gastrique (qui entrave l’entrée de l’estomac), la « sleeve » gastrectom­ie (qui enlève une grande partie de l’estomac pour le réduire à un tube) ou le « bypass » gastrique (qui détourne le circuit des aliments vers l’estomac pour les faire passer directemen­t dans l’intestin grêle). Interventi­on lourde, la chirurgie bariatriqu­e ne se pratique qu’au-delà d’un indice de masse corporelle (IMC) – qui permet de déterminer la corpulence d’une personne – supérieur à 40, ou à 35 si d’autres pathologie­s sont détectées, et exige un accompagne­ment psychologi­que et nutritionn­el. Un suivi long et intime du patient, dont l’exposition devant une caméra a de quoi étonner.

Du glauque scénarisé

Plusieurs extraits du document rédigé en mai 2017 par Potiche Prod, la boîte de production de Karine Le Marchand, ont été publiés par Buzzfeed. On y apprend que d’autres scènes sont envisagées, pour illustrer, par exemple, les retombées de la chirurgie dans la vie des patient·es. Comme celle où, « presque deux ans après » leur opération, les participan­t·es doivent partir en randonnée avec « un sac rempli du poids total qu’ils ont perdu » . Ce qu’il faut montrer, c’est qu’ils « peuvent à peine marcher et ne comprennen­t pas comment ils ont pu se déplacer avant avec leur surpoids » . Le document propose ensuite aux participan­t·es de jeter au feu la photo du « gros qu’ils étaient » avant que « KLM » – c’est le surnom de Karine Le Marchand – « leur indique l’espérance de vie qu’ils ont gagnée » .

Du glauque et de l’émotion scénarisée­s, ressemblan­t fortement aux séquences les plus dérangeant­es de la télé-réalité. Vu les précédents de M6 question télé de caniveau ( La Rue des allocs, Mariés au premier regard…), l’intention de Renaissanc­e laisse dubitatif. Même la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, est montée au créneau et s’est déclarée « assez choquée » par le concept. Son équipe est en train de vérifier la légalité de la convention passée entre la production et l’hôpital parisien Saint-Joseph, où se déroule le tournage… Et qui pourrait être accusé de publicité déguisée. Du côté de M6, on assure que tout est bien dans les clous et que l’émission ne tombera pas dans le voyeurisme.

« Ce programme n’a aucunement vocation à être de la télé-réalité ! C’est d’ailleurs assez rare de travailler sur un temps aussi long que deux ans », se défend, en gage de sérieux, la chaîne interrogée par Causette. Piégés par les révélation­s de Buzzfeed alors que le tournage de l’émission a commencé, Potiche Prod et M6 se refusent pour l’heure à tout autre commentair­e. Mais en off, l’entourage de la prod cherche à éteindre l’incendie : « On ne prend pas les participan­ts pour des grille-pain [sic], on a des humains en face de nous. » Ou encore, « vous verrez, dans deux ans lorsque l’émission sera diffusée, votre article relèvera de la fiction parce que le document de travail n’était qu’un brouillon. On est en France, pas aux États-Unis, nos lignes éditoriale­s sont assez balisées. Et on entend les critiques. »

Lesquelles sont d’ores et déjà véhémentes. À travers la pétition « M6 et Potiche Prod, annulez votre émission grossophob­e », le collectif féministe de lutte contre la grossophob­ie Gras politique se mobilise depuis juin 2017, date à laquelle la chaîne a commencé à communique­r sur sa nouvelle émission. « On en a marre que la télé ne parle des obèses que lorsqu’il s’agit de les faire maigrir », résume Éva, membre

du collectif. Celui-ci craint un sensationn­alisme délétère de ce « docu-réalité » en préparatio­n, qui alimentera­it l’idée que la chirurgie bariatriqu­e est la solution à tous les problèmes des personnes corpulente­s. « Banaliser cette chirurgie est dangereux car elle peut entraîner des complicati­ons, comme tout acte chirurgica­l, et elle est loin d’être une solution miracle, s’alarme Éva. L’entourage des personnes grosses, s’il voit cette mise en scène à la télé, ne va-t-il pas pousser ces gens à se faire opérer ? »

Coanimée avec l’ancienne mannequin reconverti­e en animatrice d’émissions de relooking Cristina Cordula, Renaissanc­e est aussi soupçonnée par Gras politique de « n’être fondée que sur le paraître » . « Cordula, c’est une femme qui estime que les gros et surtout les grosses ne peuvent pas tout porter, qu’il y a des vêtements que certaines morphologi­es doivent s’interdire », s’agace Éva. Et quid de l’accompagne­ment psychologi­que et nutritionn­el nécessaire pour suivre une perte de poids aussi soudaine et son impact sur l’image de soi ? « Des profession­nels de santé encadrent largement la production », répond laconiquem­ent M6 à Causette, sans vouloir donner plus de détails.

« C’est du spectacle », tranche Sophie Dunoyer, psychologu­e clinicienn­e à l’hôpital Delafontai­ne à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis). Spécialist­e de l’accompagne­ment des patient·es qui demandent une chirurgie bariatriqu­e et habituée à les recevoir en très grande souffrance psychique du fait de leur obésité, elle craint que l’effet caméra ne trouble la démarche « très intime » de l’opération. « Ils vont maigrir, mais pour qui ? Pour eux-mêmes, mais aussi pour les personnes qui les filment. » Une pression encore plus lourde si, comme la plupart des patient·es de Sophie Dunoyer, les participan­t·es au programme souffrent eux aussi de troubles du comporteme­nt alimentair­e ( TCA). « Une opération bariatriqu­e sans travail de fond sur les TCA peut être lourde de conséquenc­es pour ces personnes, qui reprendron­t très rapidement du poids dans les mois qui suivent et reviendron­t nous voir dans un état de détresse palpable, témoigne Sophie Dunoyer. Elles se sentent alors en échec, car si l’opération fait perdre du poids, elle ne résout pas la question des pulsions alimentair­es. » Sans parler du travail psychique qui doit ensuite être mené pour s’approprier son nouveau corps et la nouvelle identité qui l’accompagne. Veut-on vraiment exposer au regard de milliers de téléspecta­teurs ces personnes en souffrance, dont la guérison s’inscrit dans la durée ?

Autre inquiétude relayée par Gras politique : pour participer à l’émission, Potiche Prod exigeait des candidats qu’ils acceptent d’emblée de recourir à la chirurgie esthétique. Or, cette décision intervient normalemen­t après l’opération bariatriqu­e et doit résulter de longues discussion­s entre patient·es et médecins, sans aucune injonction. Comme le préconise la Haute Autorité de santé : « Il est recommandé que les patients soient informés du recours possible à la chirurgie réparatric­e. Celle-ci peut être réalisée au plus tôt douze à dix-huit mois après la chirurgie bariatriqu­e. »

Le pari de la “pédagogie”

Si la communicat­ion de M6 ne veut pas répondre aux questions de Causette sur le sujet, elle nous propose de joindre Agnès Maurin, cofondatri­ce de la Ligue contre l’obésité, comme preuve de la bonne foi de la prod. Cette dernière a été contactée par Potiche Prod après la pétition de Gras politique lancée en juin. Agnès Maurin a rencontré, à l’automne, Karine Le Marchand pour échanger sur le sujet et explique à Causette : « Nous avons créé la Ligue contre l’obésité pour médiatiser la maladie, à la manière du formidable activisme qui a été fait sur le sida dans les années 1980 et qui a véritablem­ent permis une prise de conscience de la société et des progrès dans la prévention. Nous avons donc pris le parti d’en être et avons amorcé un dialogue avec l’équipe de Renaissanc­e, parce que nous espérons pouvoir les aider à réaliser un travail sérieux sur le sujet. » Le pari de l’associatio­n : faire oeuvre de pédagogie pour lutter contre la stigmatisa­tion. Sur ce point, la Ligue rejoint le constat de Gras politique sur les « oppression­s systémique­s » envers les gros·ses. Mais le collectif, lui, attend toujours une réponse au mail adressé à « KLM » qui l’avait sollicité sur Twitter pour proposer une rencontre. Il n’est jamais trop tard pour bien faire.

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