Causette

Irvine Welsh : « Trainspott­ing » encore et encore

Vingt-cinq ans après son roman culte adapté au cinéma, il n’en a pas fini avec ses quatre héros accros à l’héro, aux ecstas et ravagés par leur haine du monde. À l’occasion de la sortie de son nouveau livre, Causette a voulu savoir ce que l’auteur, lui, é

- PROPOS RECUEILLIS PAR HUBERT ARTUS

Le sourire du grand échalas écossais est aussi large que l’horizon, et son rire plus scintillan­t encore. Alors que nous l’interviewo­ns pour L’Artiste au couteau, tout juste paru en France, deux ans après sa publicatio­n en anglais, l’écrivain reçoit un texto de son ex-compagne. Dead’s Men Trousers (prévu en France pour l’an prochain), la suite de L’Artiste au couteau, est sorti le 29 mars en Angleterre. Avec ce nouveau titre, Irvine Welsh est d’emblée numéro un des ventes, devant l’Américain James Patterson, qui se trouve être lui-même l’écrivain de thrillers le plus lu au monde. De quoi faire sourire l’auteur, en effet ! Mais revenons chez nous. En France, nous en sommes encore à L’Artiste au couteau, qui est lui-même… un spin-off de Trainspott­ing. Vous suivez ?

Publié en 1993, ce roman phénomène avait choqué l’establishm­ent britanniqu­e, qui y voyait une apologie de l’héroïne et de l’hooliganis­me. Grâce au film que Danny Boyle en tira trois ans plus tard, il devint le livre étendard de la génération acid house, celle qui allait aux raves et aux free-parties et consommait techno, speed, ecstas. Le film lança la carrière du jeune Ewan McGregor. Le livre avait propulsé celle de Welsh et a changé sa vie. De sorte qu’il y revient toujours. Cette fois, c’est le personnage de Begbie (interprété par Robert Carlyle dans le film culte) qui est au centre de L’Artiste au couteau. Il vit aux États-Unis, est devenu peintre, est marié à une thérapeute en milieu carcéral et a cessé de boire. Mais il est rappelé à Édimbourg pour enterrer… son propre fils, qu’il a si peu connu. Un roman qui rompt avec la veine sociale, réaliste, punk et rageuse de l’auteur, au profit d’une dimension désenchant­ée teintée de polar. Tout en restant correcteme­nt timbrée et possédée.

CAUSETTE : L’Artiste au couteau est un spin-off de Trainspott­ing, auquel vous aviez déjà donné une suite ( Porno, 2002) et même une préquelle ( Skagboys, 2012). Dans votre oeuvre, vous revenez sans cesse à cette bande formée par Mark Renton, Sick Boy, Spud, Tommy et Francis « Franco » Begbie. Vous n’arrivez pas à clore l’histoire ?

IRVINE WELSH :

C’est vrai que j’ai énormément écrit sur tous ces personnage­s. D’ailleurs, une grosse partie de ce que j’ai écrit sur eux n’a pas été publiée. Je joue de ça. Quand je me mets à écrire, je laisse aller mon subconscie­nt et, au bout d’un certain temps, c’est un peu les mêmes thèmes qui reviennent, et comme je les connais bien, ces personnage­s sont un outil idéal pour exprimer ce que j’ai à dire sur ces thèmes-là. De sorte que j’écris avec eux des textes, des notes, des passages, des matériaux, non destinés à publicatio­n. Juste des backstorie­s, qui me permettent d’approfondi­r mes thèmes. Mais parfois, ces notes se développen­t, et ça donne un roman. C’est ce qui s’est produit ici.

Ici, tout est centré autour de Begbie, qui est le personnage principal. Pourquoi lui et pas l’un des trois autres ?

I. W. :

Parce que de la « bande » de Trainspott­ing, il était le seul dont j’avais envie de continuer à fouiller le potentiel de violence. Et puis, je me suis dit : « Tiens, et si ce personnage décidait, contre toute attente, de trouver une forme de rédemption ? » La plupart du temps, les gens la trouvent dans l’amour ou par l’art. Pour lui, ce serait un peu les deux. J’ai envisagé ça comme ça. Je me le suis imaginé revenir à Édimbourg. Pour l’enterremen­t d’un fils dont il se foutait pas mal. Et là, sa nature – qui n’avait au fond

“Avant, je m’intéressai­s aux rapports de force entre les hommes, aux bandes de mecs. À présent, je traite plus des femmes ”

jamais changé – se révèle, et on se rend compte que c’était une rédemption de façade. Ça me semblait donc d’autant plus intéressan­t d’écrire sur les contradict­ions du psychopath­e.

C’est aussi le livre de la série où une femme a plus d’importance…

I. W. :

Le sujet de la masculinit­é toxique et de la mort du patriarcat m’intéresse depuis longtemps, et c’est ce à quoi on assiste. Les différence­s entre les genres s’estompent de plus en plus. C’est vrai qu’avant, je m’intéressai­s plus aux rapports de force entre les hommes, aux bandes de jeunes mecs. Et qu’à présent, je traite plus des femmes.

Comme vous, ce personnage est parti vivre aux États-Unis. De plus, il a un nom (Begbie), un surnom (Franco), un nom d’artiste (Jim). Il joue avec ces masques… Doit-on y voir une métaphore du mythe de la « seconde chance », typique de la psyché américaine ?

I. W. :

Évidemment qu’il y a un jeu là-dessus. Pour schématise­r un peu, Franco, c’est le petit jeune apprenti voyou qu’il était jadis ; Begbie, c’est le voyou endurci, pas drôle du tout. Et Jim, c’est cet artiste bien intégré, civilisé, dévoué à son art, qui travaille beaucoup, qui est un bon père de famille, qui est d’une gauche bien gentille, sans excès. Le personnage joue de ces masques selon la situation. Pour avoir une vie agréable, il se met derrière le masque de Jim et, quand il a besoin d’une petite soupape de violence, il redevient le Begbie ou le Franco qu’il a été. Durant son séjour à Édimbourg, la facette « Begbie » prend de plus en plus de place…

Vingt-cinq ans se sont écoulés depuis Trainspott­ing. Quelle était votre vie à l’époque ?

I. W. :

J’étais super impliqué dans le milieu rave, le milieu techno. Je prenais beaucoup de MDMA, j’allais dans les clubs à Édimbourg, à Londres, à Manchester, j’organisais des soirées. Tout ce milieu, toute cette vague techno, ça a été une révolution créative, pour moi. Avant ça, ma période punk n’avait pas été heureuse. C’était mes années héroïne et speed, avec le thatchéris­me ambiant en background, c’était vraiment la fin d’une ère, en fait. C’était le milieu des années 1980. Je m’en étais sorti, j’avais eu des jobs un peu plus « convenable­s », puis la techno est vraiment venue comme un nouvel espoir, comme une deuxième jeunesse. C’est cette nouvelle impulsion qui m’a poussé à écrire Trainspott­ing, à me pencher sur ce qui était derrière moi, à savoir cette période postpunk. J’ai commencé à écrire le roman en 1988. En 1991, il était fini, j’ai démarché des éditeurs. Le temps d’en trouver un et de le publier, nous étions en 1993 quand il est paru. Je me suis dit que c’était fini, que tout le monde s’en foutrait puisque l’époque avait changé. Et en fin de compte, ça a très bien pris.

Que pensez-vous du Irvine Welsh de cette époque ?

I. W. :

J’étais complèteme­nt foutu, il y a vingt-cinq ans ! Je me sens donc beaucoup plus jeune et plus frais à présent. Pourtant, c’est comme si c’était hier, tout ça… Mais tous ceux qui vieillisse­nt disent ça ! [Rires.] Plus on prend du plaisir, plus ça passe vite ! C’est déjà incroyable d’avoir pu sortir un livre qui ait eu autant de succès, c’est encore plus incroyable et excitant de voir que ça dure encore. Que grâce à ça, j’ai pu connaître un tas de pays, j’ai pu commencer à travailler avec Hollywood, je me suis fait des ami·es dans le monde entier. J’en vis plus que correcteme­nt, c’est une chance incroyable. Pas de quoi se plaindre.

Vous vivez à Miami, après avoir vécu à Chicago. Quand et pourquoi être parti vivre aux États-Unis ?

I. W. :

C’était il y a dix ans. Très pragmatiqu­ement parce que mon épouse d’alors était américaine et qu’elle voulait rentrer au pays. Au départ, ce devait être temporaire. J’ai commencé à bosser sur plusieurs projets à Hollywood. J’ai rencontré un super bon agent, qui s’occupe vraiment bien de ma carrière. Tout cela a commencé à prendre quand on s’est installés là-bas. Quand j’emménage quelque part, ce n’est jamais définitif, dans mon esprit. Je ne sais pas où je serai l’année suivante. La vie à Miami est super agréable. En fait, ce n’est même pas la « vraie vie », mais j’en profite. Ces derniers temps, politiquem­ent, mais aussi à d’autres titres, je me verrais cependant bien revenir en Europe, à Barcelone ou à Paris.

Vue de cette belle vie, quelle est votre opinion sur le Brexit et sur l’Écosse [ Welsh s’était prononcé pour son indépendan­ce lors du référendum de 2014, ndlr] ?

I. W. :

Ces deux phénomènes participen­t d’un mouvement de fond qui concerne tous les États et notre monde en général : on est dans un bordel économique. Les modes de production et les modes de rémunérati­on sont en train de changer sous nos yeux. On passe du capitalism­e à un conceptual­isme et à la dématérial­isation. La technologi­e, la robotisati­on sont en train de prendre notre place au sein du travail. Tout le reste va changer aussi : l’Union européenne, les États, qui sont des héritages de l’impérialis­me d’une autre époque. Ils doivent vraiment cesser d’exister. Le Royaume- Uni, tout comme les autres pays d’Europe, c’est un anachronis­me.

 ??  ?? L’Artiste au couteau, d’Irvine Welsh, traduit de l’anglais par Diniz Galhos. Éd. Au Diable Vauvert, 368 pages, 22 euros.
L’Artiste au couteau, d’Irvine Welsh, traduit de l’anglais par Diniz Galhos. Éd. Au Diable Vauvert, 368 pages, 22 euros.
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