Causette

Rafiki : un casse-tête kényan à Cannes

Pour la première fois, un film kényan est sélectionn­é au Festival de Cannes. Une annonce qui plonge sa réalisatri­ce, Wanuri Kahiu, dans la tourmente. Son long-métrage, Rafiki, raconte une histoire d’amour entre deux femmes à Nairobi, un sujet tabou dans

- PAR ÉLODIE COUSIN

Wanuri marche sur la pointe des pieds dans la boue d’Uhuru Park, le Central Park de Nairobi. Robe asymétriqu­e, baskets blanches aux pieds malgré la saison des pluies, la jeune réalisatri­ce rejoint ses deux actrices qui l’attendent de l’autre côté du lac. Sheila Munyiva et Samantha Mugatsia sont les protagonis­tes de son film, Rafiki, le premier long-métrage kényan jamais sélectionn­é au Festival de Cannes, catégorie Un certain regard. Wanuri rend aux deux actrices leurs passeports dotés d’un visa français. « Cela signifie tellement pour nous. C’est un tel honneur d’être sélectionn­ées ! » La réalisatri­ce rêve d’avoir autant de succès que Lupita Nyong’o, l’actrice kényane qui a remporté un oscar pour son rôle dans 12 Years a Slave.

« On a fait un très gros coup. Pas seulement pour ce film, mais pour toute l’industrie cinématogr­aphique locale, qui travaille depuis si longtemps pour être reconnue. » À l’annonce de sa sélection, les Kényans se sont rués sur les réseaux sociaux pour féliciter Wanuri, fiers que l’une des leurs « réussisse ». Généraleme­nt, ce sont les marathonie­ns ou les rugbymen qui reçoivent ces éloges alors, quand un artiste est mis en avant par un grand festival, toute la Toile s’excite.

Tabou et mépris

Mais si l’histoire de Wanuri a des airs de contes de fées, l’avenir de la cinéaste est gravement menacé. Rafiki raconte l’histoire de Kena et Ziki, deux jeunes Kényanes tombées amoureuses malgré la guerre entre leurs pères, deux influents politicien­s. Un Roméo et Juliette moderne et africain, dans lequel les deux femmes doivent faire face aux préjugés de leurs parents et de leurs voisins homophobes. Il leur faudra choisir entre amour et sécurité dans un pays dominé par la morale chrétienne, où l’homosexual­ité est un sujet aussi méprisé que tabou. En effet, au Kenya, la loi punit les relations sexuelles entre hommes par des peines allant jusqu’à quatorze ans de prison. Les femmes ne sont pas concernées par la loi, parce qu’une relation lesbienne est tout simplement inimaginab­le pour la majeure partie de la population. Wanuri savait le sujet sensible, et c’est pour ça qu’elle a voulu le mettre à l’écran dans un film… qui pourrait bien ne jamais sortir dans son pays.

Le 20 avril, le président Uhuru Kenyatta a martelé, lors d’une interview, que les droits des homosexuel­s n’intéressen­t pas les Kényans : « Il faut qu’ils comprennen­t que leur choix doit être effectué dans le contexte global de la société dans laquelle ils vivent, car ce n’est pas une question d’acceptatio­n ou de non-acceptatio­n par le gouverneme­nt, c’est une question de culture. » En clair, pour le président kényan, l’homosexual­ité n’existe pas. La même semaine, Wanuri est reçue au Kenyan Film Classifica­tion Board (KFCB), l’organe chargé d’approuver les films diffusés dans

le pays. Lors de la réunion, les régulateur­s ne lui promettent pas qu’elle obtiendra le permis d’exploitati­on. Un sésame indispensa­ble : sans cette autorisati­on, elle risque la prison si son film est diffusé malgré tout au Kenya, ou simplement si elle en fait la promotion ou en diffuse des extraits.

Autocensur­e

Alors que, quelques jours auparavant, Wanuri évoquait encore publiqueme­nt dans les médias « la nécessité et l’urgence de mettre en lumière un amour entre deux femmes en Afrique », quand on la rencontre, son discours a changé, comme autocensur­é. Plus question de parler aux médias d’amours saphiques, mais plutôt d’une simple histoire entre deux personnes, reflet de la société actuelle. Avant elle, un autre film kényan avait mis en avant la communauté LGBT. La sortie internatio­nale de The Story of Our Lives, en 2014, avait entraîné le harcèlemen­t de l’équipe du film après l’interdicti­on de ce dernier. Le producteur local avait été arrêté pour en avoir fait la promotion sur les réseaux sociaux.

Wanuri en est consciente et préfère désormais faire profil bas. Pour permettre la sortie de son film dans son pays – seule façon qu’elle a, désormais, de faire passer son message –, elle doit négocier avec le président de la KFCB, Ezekiel Mutua, ouvertemen­t homophobe. Depuis plusieurs années, l’homme menace les personnes qui « ont un agenda LGBT » . « Tant que je dirigerai ce bureau, aucun contenu gay ne sera diffusé sur nos écrans », écrivait-il, sur Facebook, le 22 mars. « Vous ne serez pas autorisés à détruire nos enfants. Nous mettrons la lumière sur vos manigances. Personne n’est né gay. Ce sont des habitudes que les gens apprennent, notamment par l’influence médiocre des médias. » Il a déjà interdit six programmes à la télévision qui faisaient « la promotion de l’homosexual­ité » . Et a même demandé à Google de censurer la vidéo du rappeur américain Macklemore Same Love, dans laquelle deux hommes s’embrassent. Il explique qu’elle montre des actes pornograph­iques et que ses paroles font ouvertemen­t la promotion d’une orientatio­n sexuelle considérée comme déviante. Il a même soulevé l’idée d’une punition pour quiconque la regarderai­t.

Pour convaincre les instances kényanes, la réalisatri­ce marche donc sur des oeufs et leur répète qu’elle ne compte pas changer les moeurs de son pays. Elle met désormais en avant le public kényan, une « audience mature qui a accès à Netflix et au câble », capable de décider ce qu’il veut regarder. La stratégie semble payer : malgré le sujet du film, le ministère de la Culture l’a félicitée publiqueme­nt sur Twitter pour sa sélection à Cannes. Même Ezekiel Mutua a loué son travail et sa réussite à l’antenne d’une grande radio, précisant tout de même aux animateurs : « Je ne sais pas si je veux discuter du sujet du film ici. […] Nous travaillon­s sur les questions juridiques, la classifica­tion. Mais Wanuri a un grand destin. » Le gouverneme­nt ne sait pas sur quel pied danser : il veut profiter de Cannes pour promouvoir le cinéma kényan grâce à Rafiki, mais cela revient à envoyer un signal positif à la communauté LGBT.

Un combat d’actualité

Or, hasard du calendrier, cette sélection cannoise intervient alors que trois associatio­ns LGBT mènent actuelleme­nt un combat qui fait la Une des journaux kényans. Devant la Haute Cour de justice, depuis fin février, elles demandent la légalisati­on des relations physiques entre personnes de même sexe. Selon un rapport parlementa­ire, 595 personnes homosexuel­les ont été poursuivie­s pénalement dans le pays entre 2010 et début 2014.

À Uhuru Park, les trois jeunes femmes préfèrent pour le moment penser au voyage qui les attend. Samantha, qui joue Kena, a tout de même hâte de voir la réaction des spectateur­s après la projection. « Je sais que c’est un sujet sensible. Mais nous avons travaillé dur, nous y avons mis tout notre amour, notre confiance. Nous sommes prêtes à l’offrir au monde », explique-t-elle. Si le film remportait un prix à Cannes, le mot « Rafiki » apparaîtra­it sur les écrans de toute la planète. Tous, sauf peut-être ceux du Kenya. Wanuri et ses deux actrices sont suspendues à la décision du KFCB, dont l’approbatio­n représente­rait encore bien plus qu’une victoire sur la Croisette.

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Wanuri Kahiu.
Rafiki est le premier long-métrage de sa réalisatri­ce, Wanuri Kahiu.
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Samantha Mugatsia (à gauche) et Sheila Munyiva interprète­nt les deux héroïnes de ce Roméo et Juliette moderne.

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