Causette

Rêve de mai

- PAR CATHY YERLE

Cet après-midi, c’est manifestat­ion. Ma madeleine de Proust à moi. Dès que j’entends les premières notes de L’Internatio­nale, j’ai 17 ans, les cordes vocales qui chauffent et une envie irrépressi­ble de lancer des pavés vers le ciel. J’ai mis ma vieille paire de baskets, celles qui ne font pas d’ampoules. Le coeur en bandoulièr­e, je déboule dans le défilé. Aujourd’hui, c’est sûr, nous allons changer le monde. Nous sommes des milliers. J’en ai le sourire qui me fend la poire. Je me faufile dans la foule au milieu des odeurs de merguez, d’oignons et de poivrons frits. Je repère vite le gros camion garni de musicien·nes qui font des percussion­s sur un air de Zebda. Entre deux coups sur son tambour, une camarade perchée sur l’estrade me crie qu’elle a mis ses Docks à coques parce qu’ils ont dit sur Radio libertaire qu’il y aurait du grabuge. Elle me lance une pipette de sérum physiologi­que contre les lacrymos, « au cas où » ...

Je frissonne, le poil hérissé par le risque, et je pars rejoindre mes copines qui viennent de m’envoyer un SMS. En chemin, je tombe sur ma cousine qui travaille à la radio, syndicalis­te depuis la maternelle, et puis, au détour d’une énorme banderole, je salue une bande de profs du collège de mon fils. Plus loin, j’aperçois un adjoint au maire de ma ville, enrubanné de son écharpe tricolore. Dans cette foule, nous sommes « tous ensemble, tous ensemble ». Je remonte le cortège jusqu’à la tête pour vérifier que nous sommes nombreux, qu’ « on lâche rien ! », qu’on n’a « au cul, au cul, aucune hésitation ! ». Je scrute les badauds qui prennent en photo le gars avec un masque approximat­if de Che Guevara ressemblan­t étrangemen­t à Demis Roussos. J’essaie de repérer les flics en civil, avec un poil trop d’autocollan­ts sur le sweat à capuche pour être crédibles. Je marche quelques mètres avec les cheminots, puis j’infiltre les métallos, le temps d’entonner en choeur Bella Ciao au beau milieu des fumigènes colorés. Je dépasse les infirmière­s avec leurs blouses blanches toutes gribouillé­es de rouge et juste derrière les étudiant·es qui s’égosillent en pogotant, je retrouve mes copines – celles qui militent pour l’égalité des salaires entre hommes et femmes – et quelques potos – qui sont bien d’accord. J’adapte mon pas aux leurs, on s’ouvre une petite bière sortie d’un sac à dos et on discute de nos indignatio­ns, de nos combats quotidiens, de nos grandes impuissanc­es.

Et puis le cortège arrive sur la grande place. Au loin, dans chaque avenue, on distingue les Playmobil en noir, à côté de leurs camions bleu nuit. Ça sent la fin. Les révolution­naires se fatiguent, s’éparpillen­t. Mes camarades aussi. Ce soir, il y a football à la télé. Je reste plantée là à regarder quelques petits jeunes encagoulés envoyer de piètres canettes de bière sur l’armée de Robocop impassible­s derrière leurs boucliers transparen­ts. Je me prends à rêver, de barricades, de pavés descellés, de carmagnole improvisée autour de la grande statue.

J’ai dû fermer les yeux. Quand je les ouvre, la place est vide et je suis entourée de gros camions verts de la voirie qui viennent me balayer, moi, des milliers de déchets et mes rêves d’un autre monde. D’un autre mai.

Plus tard, en mangeant un yaourt pour compenser la bière et les merguez, j’écouterai le monsieur du journal télévisé, juste avant le match, me dire que nous étions quelques centaines et de petits groupuscul­es d’agités. Mais moi, je sais bien que nous étions des millions et que ce n’est qu’un début et que la prochaine fois...

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