Causette

Marie-Aude Murail : les âmes et les enfants d’abord

Auteure jeunesse culte, Marie-Aude Murail revient en cette rentrée littéraire... au rayon adultes. Dans En nous beaucoup d’hommes respirent, elle explore la mémoire de sa famille, mais aussi son parcours de femme, plus chahuté qu’il n’y paraît.

- PAR JOSÉPHINE LEBARD – PHOTOS LÉONARD BOURGEOIS-BEAULIEU POUR CAUSETTE

Dire qu’une maison ressemble à ses habitants, c’est un cliché. Or il s’avère que certains clichés tombent en plein dans le mille. C’est comme ça : la bâtisse qui s’élève au milieu de la grand-rue d’un village du Loiret a des points communs avec sa propriétai­re, Marie-Aude Murail, star de la littératur­e jeunesse. Vue de l’extérieur, on imagine une petite maison de ville classique. Une fois dedans, on réalise qu’elle est bien plus vaste qu’il n’y paraît, plus tarabiscot­ée aussi, faite d’escaliers qui montent et qui descendent, d’enchevêtre­ments de couloirs et de pièces qui font que, au final, on serait bien en peine d’en établir le plan si on nous le demandait.

Une famille de personnage­s cabossés

C’est un personnage elfique qui sert de guide à la visite. Avec son béret sur la tête, son t-shirt Tintin et sa taille fine sanglée dans un jean, Marie-Aude Murail a la silhouette gracile des ados pour lesquels elle écrit. Ce visage tranquille et malicieux, quiconque a grandi dans les années 1980-1990 l’a aperçu sur la quatrième de couverture d’un roman ou dans les pages des magazines jeunesse. La voir, c’est se prendre une grande bouffée d’enfance en pleine figure. Quand elle trottine pour faire découvrir sa maison, à sa suite chemine une cohorte invisible qu’on a, pourtant, jamais oubliée : l’oncle Giorgio, allergique aux enfants, découvert dans J’aime lire. Serge T., jeune collégien qui découvre l’univers du tag dans Je bouquine. Mais aussi Sauveur Saint-Yves, Nils Hazard, Barthélémy Morlevent... Chez ses personnage­s, elle s’intéresse aux failles. Tous ont en eux une fêlure plus ou moins palpable, qu’elle raconte sans afféteries dramatique­s, la plume plongée dans l’encre du réel. Au gré de ses romans, elle esquisse une famille de cabossé·es qui avancent vaille que vaille et dans laquelle chacun peut se reconnaîtr­e : Barthélémy Morlevent, jeune gay qui écope d’une fratrie tombée du ciel et rechigne à s’en occuper ; Nils Hazard, détective plus torturé qu’il n’y paraît. « C’est très fatigant les gens “bien”, les parents “bien”, soupire l’écrivaine. Cela fausse les relations. On gagnerait tellement de temps à reconnaîtr­e “bon ben là, je suis pas terrible....”. »

En plus de trente ans d’écriture et autant de succès, Marie-Aude Murail ne compte plus les classes de primaire ou de collège et les bibliothèq­ues et CDI qu’elle a arpentés. Et des « gens bien », mais alors

Des adultes me disent que mes livres leur ont sauvé la vie. Il y en a même qui pleurent. […] Quand ils se trouvent face à moi, c’est finalement face à leur “moi” plus jeune qu’ils se tiennent.

vraiment bien, elle en a croisé un certain nombre. « Les profs, les assistante­s sociales, les infirmière­s, les bibliothéc­aires, ce sont les vrais héros dont on ne parle pas. Si cela tient, c’est grâce à eux. » Quoique vedette de la littératur­e jeunesse, elle aussi oeuvre dans une relative discrétion. « Dans les Salons du livre, le coin jeunesse est toujours au fond, à côté des plantes vertes », lâche-t-elle, en rigolant un peu jaune. Qu’importe : ses lecteurs parviennen­t sans mal à la localiser. « Mon mari m’a dit : “Les gens te parlent de tes personnage­s comme s’ils étaient de leur famille.” » Il n’y a pas que des ados, aujourd’hui, qui patientent dans les files de dédicaces. On y croise aussi des presque quadras qui ont grandi avec ses premiers livres et continuent de la suivre, passant le relais à leurs propres enfants. « Je me retrouve face à des adultes qui me disent merci, que mes livres leur ont sauvé la vie. Il y en a même qui pleurent. Cela m’a décontenan­cée forcément un petit peu au départ. Et puis j’ai compris : quand ils se trouvent face à moi, c’est finalement face à leur “moi” plus jeune qu’ils se tiennent. »

Une généalogie où coule la sève de la création

C’est peut-être en priorité pour cette première génération de lecteurs qu’elle revient en cette rentrée littéraire. En nous beaucoup d’hommes respirent est en effet publié cette fois chez L’Iconoclast­e, une maison d’édition « pour les grands ». Dans ce récit-fleuve de plus de quatre cents pages, l’écrivaine retrace la vie de sa famille, de ses grands-parents jusqu’à elle. À 64 ans, quarante romans et autant d’histoires paru·es dans des magazines jeunesse, a-telle ressenti le besoin de faire un bilan ? « J’ai hérité », répond-elle simplement, effleurant du bout des doigts une armoire réalisée par son grand-père Raoul, sculpteur havrais. Hormis les meubles signés de son aïeul, Marie-Aude Murail a, en effet, reçu de sa mère un petit coffret en bois contenant des archives familiales, dont le récit de l’histoire d’amour entre ses grandspare­nts. À la mort de son père, en 2010, elle écope d’un nouveau stock d’archives. À travers tous ces documents, elle redécouvre le coup de foudre entre Raoul et sa grand-mère Cécile, croisée devant la boutique de l’artiste et aussitôt aimée. Elle raconte un père poète et une mère journalist­e, « pas la pauvre fille dans l’ombre de son mari » et qui, pourtant, avouera plus tard à sa fille avoir eu le sentiment de « [s’] être bridée » . Le long des branches de l’arbre généalogiq­ue court toujours, de façon plus ou moins marquée, la sève de la création.

Après tout, quoi de plus normal pour une auteure jeunesse que d’emprunter le chemin des écoliers ? De choisir, avant de rejoindre son but, des détours plutôt que la ligne droite ? Car en bifurquant sur ses grands-parents et ses parents, MarieAude Murail ne cherche rien d’autre qu’à s’atteindre elle-même. À comprendre d’où elle vient, pour mieux répondre à la question qui elle est. Ce qu’elle fait en revisitant les journaux intimes tenus dans ses jeunes années. « J’avais l’impression de ne pas avoir de passé personnel, relatet-elle. Comme si j’étais amnésique, je racontais toujours les trois mêmes souvenirs. Ces amnésies étaient jusque-là bienvenues. Mais si elles s’installent, elles gangrènent le reste. Vient un moment où il faut retraverse­r les moments pénibles. En relisant mes journaux intimes, je me suis confrontée à des “moi” successifs à réorganise­r. »

À contempler le cours de La Cheuille qui borde son jardin, on se rappelle qu’il faut toujours se méfier de l’eau qui dort... et des images d’Épinal dans lesquelles on peut confiner un·e auteur·e jeunesse. Dans ce nouveau livre, elle se traite comme elle traite ses héros. Parce que « c’est important d’aller au bout de ses ratages » . Durant l’enfance, « je fonctionna­is, se souvient-elle, mais j’étais complèteme­nt à l’ouest, dans un univers fantasmé ». Les Chevaliers de Provence, La Complainte de Doldoulido­u... Elle passe son temps à imaginer des histoires, s’invente un pays, la Tsviétlani­e. Jeune mariée, elle écrit des histoires sentimenta­les pour Nous Deux ou Bonne Soirée. « Dans les dîners, on me présentait madame Machin, dentiste, ou madame Truc, qui venait de finir sa thèse. Moi, avec mes histoires d’amour, ça ne faisait pas très sérieux, mais j’assumais. » Et puis, à la trentaine, survient « la crise d’adolescenc­e tardive » . Et celles-ci sont souvent plus violentes que les autres. « Je me suis réveillée. À ce moment-là, l’image idéale que j’avais du couple de mes parents s’est modifiée. Il y a eu un effondreme­nt. Je me suis demandé ce que je faisais de ma vie. J’ai eu une sortie très lente de moi. J’en vois tellement des jeunes entre 22 et 30 ans qui traversent ce passage. C’est très long de venir au monde... »

Sa vie en filigrane dans ses romans jeunesse

Quand elle nourrit son lecteur, MarieAude Murail n’est pas du genre à faire l’avion avec sa cuillère, mais plutôt à lui présenter la bouchée franco, mais avec douceur. Il en est de même avec En nous beaucoup d’hommes respirent. Enfin, il faut bien admettre qu’on manque un peu de s’étouffer avec la cuillerée qu’elle nous tend à la page 363. En l’espace de quelques lignes, elle raconte, à l’aube de la trentaine, une infidélité de son époux à laquelle elle répond en tombant amoureuse d’une amie. Puis une histoire d’amour à trois entre elle, son mari et un ami homosexuel. Mais aussi une IVG à la suite de cette idylle « parce que je ne savais pas de qui était l’enfant », écritelle. L’image d’auteure jeunesse-mère de famille tranquille qu’on s’était forgée au gré des années et des livres est en fait plus complexe qu’il n’y paraît. Concernant cet épisode chahuté de sa vie, elle explique : « Je n’arrivais pas à intégrer ces moments. Mais je devais le faire. Ce sont mes lecteurs qui me l’ont appris. Le fait que mon mari et moi ayons aimé le même garçon, je l’ai raconté à des élèves de cinquième. Si je m’en tiens à des généralité­s, chacun repart avec ses idées préconçues. Je ne fais donc pas des discours en mode “tout le monde a droit à la

“Maternité et création, c’est un combat que j’ai parfois perdu. L’écriture, c’est du temps volé à la famille, au panier de linge sale qui attend. Mais cette vie familiale a évidemment nourri ce que j’ai écrit ”

différence”, mais je dis tout simplement qui je suis. » Dans ses romans comme dans ce récit, le même souci parcourt son travail : proposer des expérience­s de vie, avec leurs dérailleme­nts, leurs sorties de route, parce qu’il n’y a pas plus mortel que l’illusion de la perfection. À reparcouri­r son oeuvre, on se rend compte que notre étonnement révèle surtout un sacré manque de jugeote. Les montagnes russes de son existence, l’écrivaine les a déjà relatées dans ses romans jeunesse. L’avortement est au coeur de La Fille du docteur Baudouin. L’ombre de la fausse-couche plane sur Baby-sitter blues. L’homosexual­ité traverse Oh, Boy !, d’ailleurs interdit aux moins de 18 ans en Russie en raison du sujet.

Écriture et progénitur­e

Et puis il y a aussi la maternité, avec ces personnage­s de mères qui jalonnent son oeuvre, en prise avec les difficulté­s du quotidien, submergées souvent, absentes parfois. Dans son dernier ouvrage, elle raconte son propre parcours de mère de trois enfants, lui non plus pas toujours pavé de roses. Encore une fois, MarieAude Murail ne propose pas une maternité de catalogue. Avec délicatess­e, elle évoque ces tâtonnemen­ts que bien des mères connaissen­t et dont on commence un peu à parler. « Pour être la mère de son enfant le jour où il débarque, il faut un talent d’improvisat­ion dont j’étais relativeme­nt dépourvue », écrit-elle avec autodérisi­on. Il y a donc Benjamin, dont son psy note qu’il est peut-être le dernier-né de sa mère. « Je lui avais donné un benjamin pour pouvoir lui échapper », note-t-elle. Elle raconte Charles, le deuxième, et le moment de flottement – « pousser le landau sans trop savoir si j’étais heureuse ou très triste » – après sa naissance, puis Constance. Elle dresse d’ailleurs une intéressan­te comptabili­té : « Jane Austen, pas d’enfants ; les soeurs Brontë, pas d’enfants ; […] Marguerite Duras, un fils… » L’écriture semble mal s’accommoder de la progénitur­e. « Maternité et création, c’est un combat que j’ai parfois perdu. L’écriture, c’est du temps volé à la famille, au panier de linge sale qui attend. Mais cette vie familiale a évidemment nourri ce que j’ai écrit. Rien que le fait d’accoucher : c’est traumatisa­nt et, en même temps, gigantesqu­e ! » Elle reconnaît d’ailleurs que sa benjamine, Constance, l’a « rééduquée » : « J’ai la chance d’avoir un éditeur qui m’autorise à reprendre mes anciens textes. Or ma fille m’a montré que le machisme de certains de mes personnage­s n’était pas terrible. J’ai repris notamment Amour, vampire et loup-garou, ou encore Tom Lorient. J’y ai sucré des choses que je ne trouvais pas drôles. Ce n’est pas du politiquem­ent correct, mais à la relecture, cela me mettait mal à l’aise. J’ai retravaill­é et je trouve que, désormais, mes personnage­s féminins renvoient mieux la balle. »

À l’écouter, on se dit pourtant que c’est à un de ses héros masculins qu’elle ressemble le plus : Sauveur Saint-Yves – le psychologu­e de sa formidable saga Sauveur & fils – qui veut bien sauver les autres, mais rechigne à s’attaquer à ses propres tourments intérieurs. Avec En nous beaucoup d’hommes respirent, MarieAude Murail s’y est finalement attelée. Elle dit réfléchir à un nouveau tome des aventures de son personnage. Comme sa créatrice, Sauveur y plongera-t-il au plus profond de lui-même ?

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En nous beaucoup d’hommes respirent,de Marie-Aude Murail. Éd. L’Iclonolast­e, 440 pages.

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