Causette

Marlène Schiappa :

« Mes deux priorités : en finir avec le harcèlemen­t de rue et le copinage pour les places en crèches »

- PROPOS RECUEILLIS PAR AURÉLIA BLANC ET VIRGINIE ROELS

CAUSETTE : Début août, le Parlement a adopté la loi sur les violences sexuelles et sexistes, que vous avez portée. Très attendu, ce texte a été réécrit à de nombreuses reprises. Si bien que, à l’arrivée, la présomptio­n de « non-consenteme­nt » des mineur·es de moins de 15 ans, qui devait constituer une mesure phare de cette loi, a disparu. Ce que déplorent de nombreuses associatio­ns féministes et de protection des mineur·es, qui se disent

« indignées » et « trahies » . Vous comprenez leur déception ?

MARLÈNE SCHIAPPA :

C’est un sujet épineux, sensible et très technique. Il est facile de s’y perdre. En droit français, le viol est caractéris­é par la pénétratio­n sous la menace, la violence, la contrainte ou la surprise. Nous disons, avec ce texte, que le fait d’avoir moins de 15 ans est un élément constituti­f de la contrainte ou de la surprise : « Lorsque les faits sont commis sur la personne d’un mineur de 15 ans, la contrainte morale ou la surprise sont caractéris­ées par l’abus de vulnérabil­ité de la victime ne disposant pas du discerneme­nt nécessaire pour consentir à ces actes. » Cela signifie qu’en dessous de 15 ans, il y a présomptio­n de viol dès qu’il y a pénétratio­n.

C’est le rôle des associatio­ns que de demander toujours plus, et je les comprends. Mais il ne faut pas s’y méprendre. Non seulement on n’abaisse pas la qualificat­ion de viol, mais c’est l’inverse qui a été fait et voté à l’unanimité à l’Assemblée et au Sénat. Aucun parlementa­ire n’a voté contre [1] (lire encadré page 28), il est important de le rappeler.

Pourquoi avoir abandonné la « présomptio­n de non-consenteme­nt », qui aurait permis de qualifier automatiqu­ement de « viol » une relation sexuelle entre un adulte et un·e mineur·e de moins de 15 ans ?

M. S. :

Le Conseil d’État a alerté sur l’inconstitu­tionnalité de la présomptio­n de « non-consenteme­nt ». En France, il ne peut y avoir de présomptio­n de culpabilit­é, il n’y a pas de peine automatiqu­e. Tout accusé a le droit à un procès et à un avocat pour le défendre. On a donc fait évoluer cette loi, afin de la rendre

constituti­onnelle et concrèteme­nt applicable pour mieux protéger les victimes et mieux condamner les agresseurs. [2]

Pour la première fois dans notre droit pénal, nous intégrons l’âge de 15 ans. Avant cela, il n’y avait aucune spécificit­é pour les mineurs en matière de viol. Avec ce texte, on renforce la condamnati­on. Si l’enfant ne s’est pas débattu, n’a pas crié, n’a pas dit non ou qu’il était prostré de peur, le magistrat peut aujourd’hui se servir de l’âge de l’enfant de moins de 15 ans pour caractéris­er la contrainte, et donc le viol [3]. Et, comme il s’agit d’une dispositio­n interpréta­tive, cette loi vaut pour toutes les affaires encore en cours. Les juges peuvent donc d’ores et déjà se servir de ce texte pour caractéris­er plus facilement les viols commis sur des enfants.

Cette loi, qui devait marquer un tournant dans la lutte contre les violences sexuelles, a fait l’objet de nombreuses critiques, à gauche comme à droite. Pour la députée Clémentine Autain (La France insoumise), c’est « une montagne qui accouche d’une souris » . Pour vous aussi, il s’agit d’un rendez-vous manqué ?

M. S. :

C’est révoltant d’entendre dire cela ! C’est une loi qui, pour la première fois, s’attaque à des sujets majeurs comme le harcèlemen­t de rue, condamne le upskirting [le fait de photograph­ier ou de filmer sous les jupes des femmes, à leur insu, ndlr], allonge les délais de prescripti­on pour les crimes sur mineurs… le tout en étant constituti­onnelle. Moi, je veux bien qu’on brandisse sans cesse des totems, mais on ne fait pas ce qu’on veut avec la loi, et chacun gagnerait en clarté dans le débat à reconnaîtr­e les très grandes avancées de celle-ci.

Suite au « Tour de France de l’égalité », que vous avez lancé l’an dernier, vous avez annoncé plusieurs mesures, comme la création d’une plateforme pour les victimes

“On a eu un certain nombre d’appels et de pressions, y compris

un rendez-vous avec le Medef, qui voulait qu’on s’engage à ne plus jamais faire de ‘name and shame’. Ce que nous avons évidemment refusé ”

de violences sexuelles, la nomination d’un « référent égalité » dans les établissem­ents scolaires, ou la formation de la communauté éducative à la prévention du sexisme. Ces trois projets seront-ils effectifs dès la rentrée ?

M. S. :

Oui, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a nommé un référent à l’égalité dans chaque établissem­ent scolaire, et la formation de la communauté éducative commence dès la rentrée. Quant à la plateforme dédiée aux victimes de violences sexuelles, pilotée par le ministère de l’Intérieur , elle devrait être mise en oeuvre dans les prochaines semaines. Les recrutemen­ts des policiers chargés de l’animer sont en cours.

Vous allez aussi mettre en place des « contrats locaux » contre les violences. De quoi s’agit-il ?

M. S. :

Autour de chaque préfet, à partir de la mi-septembre, ces contrats vont se déployer progressiv­ement : ils permettron­t un partage du secret profession­nel entre les urgentiste­s, la police, la justice, les travailleu­rs sociaux, les associatio­ns, les élus locaux… pour dépister les violences conjugales ou intrafamil­iales avant qu’il ne soit trop tard. Si une femme est venue deux fois aux urgences pour des motifs non précis mais qui indiquent des violences, une alerte pourra être lancée et partagée : les travailleu­rs sociaux pourront faire une visite pour un autre prétexte, la police pourra regarder si elle a déjà déposé une main courante… L’idée, c’est de créer toutes les conditions pour que des tiers intervienn­ent et qu’on n’entende plus : « Elle avait déposé trois mains courantes, néanmoins il l’a battue à mort. » Et puis, à partir de la rentrée, plusieurs spots seront diffusés à la télé, aux heures de grande écoute, pour sensibilis­er les témoins et dire aux gens : si vous voyez une femme être interpellé­e, intimidée, suivie, harcelée, il faut intervenir.

Quels sont les trois grands dossiers de la rentrée et des mois à venir ?

M. S. :

Appliquer la loi contre les violences sexistes et sexuelles. Mener un chantier sur les congés parentaux. Et travailler sur l’égalité salariale, puisque nous avons fait voter des dispositio­ns sur la transparen­ce concernant les écarts de salaires entre les femmes et les hommes. C’est historique : pour la première fois, les entreprise­s sont obligées de publier les pourcentag­es d’écart de salaires et de mener des actions de rattrapage, sur trois ans, pour les résorber [dès 2 019 dans les entreprise­s de plus de 250 salarié·es, et 2 020 pour les entreprise­s de plus de 50 salarié·es]. Nous allons mettre en place cette mesure et contrôler sa mise en oeuvre.

Concrèteme­nt, qu’est-ce que ça va changer ?

M. S. :

Dorénavant, vous pourrez connaître les écarts de salaire entre les femmes et les hommes dans votre entreprise et savoir qu’un plan de rattrapage va être mis en oeuvre. Théoriquem­ent, c’est la fin des écarts de salaires entre les femmes et les hommes. Tout l’enjeu, maintenant, c’est de passer de la théorie à la pratique, car ça fait près de quarante ans qu’il est interdit de payer une femme moins qu’un homme, et ce n’est pas pour autant qu’on arrive à l’égalité salariale.

À ce propos, vous avez mené, à l’automne dernier, une opération de « name and shame », dans laquelle vous n’avez pas épinglé toutes les entreprise­s fautives, comme on aurait pu s’y attendre, mais seulement les dix plus mauvaises en matière d’égalité femmes-hommes…

M. S. :

Ces entreprise­s étaient extrêmemen­t mécontente­s qu’on donne leur nom. On a eu un certain nombre d’appels et de pressions, y compris un rendez-vous avec le Medef, qui voulait qu’on s’engage à ne plus jamais faire de « name and shame ». Ce que nous avons évidemment refusé.

Sur le congé maternité, que prévoyez-vous pour que les femmes non salariées puissent enfin en bénéficier ?

M. S. :

L’idée, c’est d’avoir un congé maternité pour toutes, qui soit adapté aux caractéris­tiques de chaque métier. L’objectif est de renforcer la lisibilité, l’équité et la prise effective du congé maternité par toutes les femmes. Nous sommes en train de faire les calculs et les expertises pour voir ce qu’on peut proposer, profession par profession. Il n’y aura pas un seul et même congé linéaire pour toutes, néanmoins, il y aura un socle de base pour permettre un vrai repos maternel.

Et du côté des hommes ?

M. S. :

Des travaux sont également en cours pour améliorer le congé paternité. Plusieurs options sont envisageab­les : l’allongemen­t, la prise au moment de la naissance…

Mais le congé paternité ne deviendra pas obligatoir­e…

M. S. :

Les travaux sur le congé paternité sont encore en cours, donc je ne peux pas encore dire quelle sera l’évolution retenue, mais, personnell­ement, je suis sceptique.

Pourquoi ?

M. S. :

Très sincèremen­t, je trouve que c’est une mesure gadget, et je ne vois pas comment on peut la mettre en oeuvre. Que fait-on si un homme ne prend pas son congé obligatoir­e : on lui met une pénalité financière ? C’est une vraie question. Mais si quelqu’un a une réponse et m’amène la preuve que c’est efficace, je suis disposée à changer d’avis.

En France, dans les tribunaux, une majorité de viols sont requalifié­s en « délits », afin d’être jugés plus rapidement. Bilan, ils ne sont plus considérés comme des crimes,

“Me dire à moi que je méprise le mouvement féministe, alors que j’ai fait partie des gens qui s’en prennent plein la gueule pour le défendre, honnêtemen­t, ce n’est pas agréable ”

et les violeurs écopent de peines moins lourdes. Avez-vous dans vos cartons une propositio­n de loi pour lutter contre cette « correction­nalisation » des viols ?

M. S. :

La volonté du gouverneme­nt est de lutter contre la correction­nalisation et de faire en sorte que les viols soient condamnés pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des crimes. Fin septembre, nous lancerons d’ailleurs une grande conférence d’experts sur cette question. La garde des Sceaux, Nicole Belloubet, travaille également à développer les tribunaux criminels départemen­taux, permettant de juger des crimes plus rapidement. Cette dispositio­n, qui sera discutée cet automne au Parlement, a été conçue en particulie­r pour les infraction­s sexuelles, afin de permettre de les juger rapidement et selon leur juste qualificat­ion : celle de crimes. Mais, au-delà des dispositio­ns légales, il y a encore un combat culturel à mener : dès cette année, la formation des élèves de l’École nationale de la magistratu­re (ENM) aux violences sexistes et sexuelles sera renforcée.

Quelle est votre « grande cause » à vous, le dossier que vous souhaitez absolument voir aboutir d’ici à la fin de votre mandat ?

M. S. :

La première, c’est la verbalisat­ion du harcèlemen­t de rue, parce que c’est vraiment quelque chose dont j’ai souffert et qui m’angoisse au quotidien pour ma fille. Me dire que, quelque part, une fille va changer de trajet ou va être empêchée de circuler librement, ça me révolte. Et la seconde chose, c’est la transparen­ce dans l’attributio­n de places en crèches, qui était déjà une recommanda­tion portée par le réseau Maman travaille [réseau associatif fondé par Marlène Schiappa]. Je crois que s’il y a vraiment une « marche du XXIe siècle », c’est bien de mettre fin aux cooptation­s et au copinage.

Toutes ces mesures nécessiten­t des financemen­ts. Quel sera le budget de votre secrétaria­t d’État l’année prochaine ?

M. S. :

Il est maintenu [soit un peu plus de 29 millions d’euros], puisque le président s’est engagé, en faisant de l’égalité femmeshomm­es la grande cause du quinquenna­t, à sanctuaris­er le budget sur les cinq ans.

Votre début de mandat, à l’été 2017, a été compliqué. Les associatio­ns féministes sont montées au créneau sur les questions de budget. Et puis il y a eu l’affaire Weinstein.Ce scandale et tout ce qui s’en est suivi ont-ils, malgré tout, permis de faire bouger les lignes pour votre secrétaria­t d’État ?

M. S. :

D’abord, je suis toujours un peu gênée quand j’entends « les féministes disent », ou « les féministes veulent » parce que, vous le savez très bien, le mouvement féministe n’a jamais été monolithiq­ue. Oui, il y a des associatio­ns qui font une mobilisati­on contre le gouverneme­nt et qui continuent à dire des

choses fausses. Par exemple, j’entends dire : « Vous baissez les subvention­s des associatio­ns. » Ce n’est pas le cas ! Les associatio­ns nationales qui luttent contre les violences sexistes et sexuelles n’ont pas eu un euro de baisse, et certaines ont même des augmentati­ons. Le Collectif féministe contre le viol a eu, par exemple, 60 000 euros supplément­aires. Sa subvention n’avait pas été augmentée depuis la présidence de Jacques Chirac ! Par ailleurs, je me suis rendue quatre fois en moins d’un an à la Fédération nationale Solidarité Femmes. On travaille très bien avec le Centre d’informatio­n sur les droits des femmes et des familles. Femmes solidaires est même intervenu à l’Élysée ! Donc la petite musique qui est diffusée par une ou deux associatio­ns [4], qui dit que « les féministes sont maltraitée­s » , ce n’est pas vrai.

Ça vous heurte ?

M. S. :

Oui. Les reproches qui sont fondés, pourquoi pas, mais les choses fausses, oui, ça me heurte. J’ai moi-même créé une associatio­n, j’ai été bénévole hyper longtemps, j’ai été élue locale pendant cinq ans... Donc me dire à moi que je méprise le mouvement féministe, alors que j’ai fait partie des gens qui s’en prennent plein la gueule pour le défendre, honnêtemen­t, ce n’est pas agréable.

Mais, pour reprendre la seconde partie de votre question, je pense que oui, l’affaire Weinstein a changé la manière de voir de certains responsabl­es politiques, le rapport avec les autorités en général, ou même les médias. Des choses qui, avant, pouvaient être jugées comme accessoire­s sont maintenant considérée­s comme importante­s.

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