Marlène Schiappa :
« Mes deux priorités : en finir avec le harcèlement de rue et le copinage pour les places en crèches »
CAUSETTE : Début août, le Parlement a adopté la loi sur les violences sexuelles et sexistes, que vous avez portée. Très attendu, ce texte a été réécrit à de nombreuses reprises. Si bien que, à l’arrivée, la présomption de « non-consentement » des mineur·es de moins de 15 ans, qui devait constituer une mesure phare de cette loi, a disparu. Ce que déplorent de nombreuses associations féministes et de protection des mineur·es, qui se disent
« indignées » et « trahies » . Vous comprenez leur déception ?
MARLÈNE SCHIAPPA :
C’est un sujet épineux, sensible et très technique. Il est facile de s’y perdre. En droit français, le viol est caractérisé par la pénétration sous la menace, la violence, la contrainte ou la surprise. Nous disons, avec ce texte, que le fait d’avoir moins de 15 ans est un élément constitutif de la contrainte ou de la surprise : « Lorsque les faits sont commis sur la personne d’un mineur de 15 ans, la contrainte morale ou la surprise sont caractérisées par l’abus de vulnérabilité de la victime ne disposant pas du discernement nécessaire pour consentir à ces actes. » Cela signifie qu’en dessous de 15 ans, il y a présomption de viol dès qu’il y a pénétration.
C’est le rôle des associations que de demander toujours plus, et je les comprends. Mais il ne faut pas s’y méprendre. Non seulement on n’abaisse pas la qualification de viol, mais c’est l’inverse qui a été fait et voté à l’unanimité à l’Assemblée et au Sénat. Aucun parlementaire n’a voté contre [1] (lire encadré page 28), il est important de le rappeler.
Pourquoi avoir abandonné la « présomption de non-consentement », qui aurait permis de qualifier automatiquement de « viol » une relation sexuelle entre un adulte et un·e mineur·e de moins de 15 ans ?
M. S. :
Le Conseil d’État a alerté sur l’inconstitutionnalité de la présomption de « non-consentement ». En France, il ne peut y avoir de présomption de culpabilité, il n’y a pas de peine automatique. Tout accusé a le droit à un procès et à un avocat pour le défendre. On a donc fait évoluer cette loi, afin de la rendre
constitutionnelle et concrètement applicable pour mieux protéger les victimes et mieux condamner les agresseurs. [2]
Pour la première fois dans notre droit pénal, nous intégrons l’âge de 15 ans. Avant cela, il n’y avait aucune spécificité pour les mineurs en matière de viol. Avec ce texte, on renforce la condamnation. Si l’enfant ne s’est pas débattu, n’a pas crié, n’a pas dit non ou qu’il était prostré de peur, le magistrat peut aujourd’hui se servir de l’âge de l’enfant de moins de 15 ans pour caractériser la contrainte, et donc le viol [3]. Et, comme il s’agit d’une disposition interprétative, cette loi vaut pour toutes les affaires encore en cours. Les juges peuvent donc d’ores et déjà se servir de ce texte pour caractériser plus facilement les viols commis sur des enfants.
Cette loi, qui devait marquer un tournant dans la lutte contre les violences sexuelles, a fait l’objet de nombreuses critiques, à gauche comme à droite. Pour la députée Clémentine Autain (La France insoumise), c’est « une montagne qui accouche d’une souris » . Pour vous aussi, il s’agit d’un rendez-vous manqué ?
M. S. :
C’est révoltant d’entendre dire cela ! C’est une loi qui, pour la première fois, s’attaque à des sujets majeurs comme le harcèlement de rue, condamne le upskirting [le fait de photographier ou de filmer sous les jupes des femmes, à leur insu, ndlr], allonge les délais de prescription pour les crimes sur mineurs… le tout en étant constitutionnelle. Moi, je veux bien qu’on brandisse sans cesse des totems, mais on ne fait pas ce qu’on veut avec la loi, et chacun gagnerait en clarté dans le débat à reconnaître les très grandes avancées de celle-ci.
Suite au « Tour de France de l’égalité », que vous avez lancé l’an dernier, vous avez annoncé plusieurs mesures, comme la création d’une plateforme pour les victimes
“On a eu un certain nombre d’appels et de pressions, y compris
un rendez-vous avec le Medef, qui voulait qu’on s’engage à ne plus jamais faire de ‘name and shame’. Ce que nous avons évidemment refusé ”
de violences sexuelles, la nomination d’un « référent égalité » dans les établissements scolaires, ou la formation de la communauté éducative à la prévention du sexisme. Ces trois projets seront-ils effectifs dès la rentrée ?
M. S. :
Oui, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a nommé un référent à l’égalité dans chaque établissement scolaire, et la formation de la communauté éducative commence dès la rentrée. Quant à la plateforme dédiée aux victimes de violences sexuelles, pilotée par le ministère de l’Intérieur , elle devrait être mise en oeuvre dans les prochaines semaines. Les recrutements des policiers chargés de l’animer sont en cours.
Vous allez aussi mettre en place des « contrats locaux » contre les violences. De quoi s’agit-il ?
M. S. :
Autour de chaque préfet, à partir de la mi-septembre, ces contrats vont se déployer progressivement : ils permettront un partage du secret professionnel entre les urgentistes, la police, la justice, les travailleurs sociaux, les associations, les élus locaux… pour dépister les violences conjugales ou intrafamiliales avant qu’il ne soit trop tard. Si une femme est venue deux fois aux urgences pour des motifs non précis mais qui indiquent des violences, une alerte pourra être lancée et partagée : les travailleurs sociaux pourront faire une visite pour un autre prétexte, la police pourra regarder si elle a déjà déposé une main courante… L’idée, c’est de créer toutes les conditions pour que des tiers interviennent et qu’on n’entende plus : « Elle avait déposé trois mains courantes, néanmoins il l’a battue à mort. » Et puis, à partir de la rentrée, plusieurs spots seront diffusés à la télé, aux heures de grande écoute, pour sensibiliser les témoins et dire aux gens : si vous voyez une femme être interpellée, intimidée, suivie, harcelée, il faut intervenir.
Quels sont les trois grands dossiers de la rentrée et des mois à venir ?
M. S. :
Appliquer la loi contre les violences sexistes et sexuelles. Mener un chantier sur les congés parentaux. Et travailler sur l’égalité salariale, puisque nous avons fait voter des dispositions sur la transparence concernant les écarts de salaires entre les femmes et les hommes. C’est historique : pour la première fois, les entreprises sont obligées de publier les pourcentages d’écart de salaires et de mener des actions de rattrapage, sur trois ans, pour les résorber [dès 2 019 dans les entreprises de plus de 250 salarié·es, et 2 020 pour les entreprises de plus de 50 salarié·es]. Nous allons mettre en place cette mesure et contrôler sa mise en oeuvre.
Concrètement, qu’est-ce que ça va changer ?
M. S. :
Dorénavant, vous pourrez connaître les écarts de salaire entre les femmes et les hommes dans votre entreprise et savoir qu’un plan de rattrapage va être mis en oeuvre. Théoriquement, c’est la fin des écarts de salaires entre les femmes et les hommes. Tout l’enjeu, maintenant, c’est de passer de la théorie à la pratique, car ça fait près de quarante ans qu’il est interdit de payer une femme moins qu’un homme, et ce n’est pas pour autant qu’on arrive à l’égalité salariale.
À ce propos, vous avez mené, à l’automne dernier, une opération de « name and shame », dans laquelle vous n’avez pas épinglé toutes les entreprises fautives, comme on aurait pu s’y attendre, mais seulement les dix plus mauvaises en matière d’égalité femmes-hommes…
M. S. :
Ces entreprises étaient extrêmement mécontentes qu’on donne leur nom. On a eu un certain nombre d’appels et de pressions, y compris un rendez-vous avec le Medef, qui voulait qu’on s’engage à ne plus jamais faire de « name and shame ». Ce que nous avons évidemment refusé.
Sur le congé maternité, que prévoyez-vous pour que les femmes non salariées puissent enfin en bénéficier ?
M. S. :
L’idée, c’est d’avoir un congé maternité pour toutes, qui soit adapté aux caractéristiques de chaque métier. L’objectif est de renforcer la lisibilité, l’équité et la prise effective du congé maternité par toutes les femmes. Nous sommes en train de faire les calculs et les expertises pour voir ce qu’on peut proposer, profession par profession. Il n’y aura pas un seul et même congé linéaire pour toutes, néanmoins, il y aura un socle de base pour permettre un vrai repos maternel.
Et du côté des hommes ?
M. S. :
Des travaux sont également en cours pour améliorer le congé paternité. Plusieurs options sont envisageables : l’allongement, la prise au moment de la naissance…
Mais le congé paternité ne deviendra pas obligatoire…
M. S. :
Les travaux sur le congé paternité sont encore en cours, donc je ne peux pas encore dire quelle sera l’évolution retenue, mais, personnellement, je suis sceptique.
Pourquoi ?
M. S. :
Très sincèrement, je trouve que c’est une mesure gadget, et je ne vois pas comment on peut la mettre en oeuvre. Que fait-on si un homme ne prend pas son congé obligatoire : on lui met une pénalité financière ? C’est une vraie question. Mais si quelqu’un a une réponse et m’amène la preuve que c’est efficace, je suis disposée à changer d’avis.
En France, dans les tribunaux, une majorité de viols sont requalifiés en « délits », afin d’être jugés plus rapidement. Bilan, ils ne sont plus considérés comme des crimes,
“Me dire à moi que je méprise le mouvement féministe, alors que j’ai fait partie des gens qui s’en prennent plein la gueule pour le défendre, honnêtement, ce n’est pas agréable ”
et les violeurs écopent de peines moins lourdes. Avez-vous dans vos cartons une proposition de loi pour lutter contre cette « correctionnalisation » des viols ?
M. S. :
La volonté du gouvernement est de lutter contre la correctionnalisation et de faire en sorte que les viols soient condamnés pour ce qu’ils sont, c’est-à-dire des crimes. Fin septembre, nous lancerons d’ailleurs une grande conférence d’experts sur cette question. La garde des Sceaux, Nicole Belloubet, travaille également à développer les tribunaux criminels départementaux, permettant de juger des crimes plus rapidement. Cette disposition, qui sera discutée cet automne au Parlement, a été conçue en particulier pour les infractions sexuelles, afin de permettre de les juger rapidement et selon leur juste qualification : celle de crimes. Mais, au-delà des dispositions légales, il y a encore un combat culturel à mener : dès cette année, la formation des élèves de l’École nationale de la magistrature (ENM) aux violences sexistes et sexuelles sera renforcée.
Quelle est votre « grande cause » à vous, le dossier que vous souhaitez absolument voir aboutir d’ici à la fin de votre mandat ?
M. S. :
La première, c’est la verbalisation du harcèlement de rue, parce que c’est vraiment quelque chose dont j’ai souffert et qui m’angoisse au quotidien pour ma fille. Me dire que, quelque part, une fille va changer de trajet ou va être empêchée de circuler librement, ça me révolte. Et la seconde chose, c’est la transparence dans l’attribution de places en crèches, qui était déjà une recommandation portée par le réseau Maman travaille [réseau associatif fondé par Marlène Schiappa]. Je crois que s’il y a vraiment une « marche du XXIe siècle », c’est bien de mettre fin aux cooptations et au copinage.
Toutes ces mesures nécessitent des financements. Quel sera le budget de votre secrétariat d’État l’année prochaine ?
M. S. :
Il est maintenu [soit un peu plus de 29 millions d’euros], puisque le président s’est engagé, en faisant de l’égalité femmeshommes la grande cause du quinquennat, à sanctuariser le budget sur les cinq ans.
Votre début de mandat, à l’été 2017, a été compliqué. Les associations féministes sont montées au créneau sur les questions de budget. Et puis il y a eu l’affaire Weinstein.Ce scandale et tout ce qui s’en est suivi ont-ils, malgré tout, permis de faire bouger les lignes pour votre secrétariat d’État ?
M. S. :
D’abord, je suis toujours un peu gênée quand j’entends « les féministes disent », ou « les féministes veulent » parce que, vous le savez très bien, le mouvement féministe n’a jamais été monolithique. Oui, il y a des associations qui font une mobilisation contre le gouvernement et qui continuent à dire des
choses fausses. Par exemple, j’entends dire : « Vous baissez les subventions des associations. » Ce n’est pas le cas ! Les associations nationales qui luttent contre les violences sexistes et sexuelles n’ont pas eu un euro de baisse, et certaines ont même des augmentations. Le Collectif féministe contre le viol a eu, par exemple, 60 000 euros supplémentaires. Sa subvention n’avait pas été augmentée depuis la présidence de Jacques Chirac ! Par ailleurs, je me suis rendue quatre fois en moins d’un an à la Fédération nationale Solidarité Femmes. On travaille très bien avec le Centre d’information sur les droits des femmes et des familles. Femmes solidaires est même intervenu à l’Élysée ! Donc la petite musique qui est diffusée par une ou deux associations [4], qui dit que « les féministes sont maltraitées » , ce n’est pas vrai.
Ça vous heurte ?
M. S. :
Oui. Les reproches qui sont fondés, pourquoi pas, mais les choses fausses, oui, ça me heurte. J’ai moi-même créé une association, j’ai été bénévole hyper longtemps, j’ai été élue locale pendant cinq ans... Donc me dire à moi que je méprise le mouvement féministe, alors que j’ai fait partie des gens qui s’en prennent plein la gueule pour le défendre, honnêtement, ce n’est pas agréable.
Mais, pour reprendre la seconde partie de votre question, je pense que oui, l’affaire Weinstein a changé la manière de voir de certains responsables politiques, le rapport avec les autorités en général, ou même les médias. Des choses qui, avant, pouvaient être jugées comme accessoires sont maintenant considérées comme importantes.