Causette

Murder Party entre collègues

ENTRE COLLÈGUES

- PAR LAURENCE GARCIA

Les soirées crime et enquête à l’anglaise sont la nouvelle tendance des séminaires ludiques car censées renforcer l’esprit et la conviviali­té d’équipe. Causette s’est infiltrée incognito dans une murder party en entreprise. Expérience surréalist­e et cocasse.

Je suis journalist­e au New York Times. Je m’appelle Paméla, 32 ans, pas un bourrelet, pas de mec, pas de môme, mon job est PRI-O-RI-TAIRE, tu comprends. Je suis rédac chef des pages justice, j’adore, trop excitant, je vis dans une série policière. J’enquête sur une affaire de meurtres sordides. Les victimes sont toutes des femmes, jeunes, cinq au total, toutes égorgées sur la Cinquième Avenue. Chacune porte un prénom qui commence par V. Étrange… À part ça, pas de tentative de viol, aucun indice, aucune trace ADN. Selon mes sources, on est sur la piste d’un serial killer. Tout va se jouer ce soir, c’est un gros coup, je vois

déjà les titres. Le FBI m’a conviée à une séance d’interrogat­oires classée top secret. Ils ont serré une bande de cambrioleu­rs et cambrioleu­ses et sont convaincus que le meurtrier ou la meurtrière se cache parmi eux. Les suspects, les voici : Miss Blue, une junkie lesbienne à la perruque bleue « qui déteste les femmes à part dans son pieu » ; Mister Blonde, le spécialist­e des explosifs, un type asexué bourré de tocs ; Mister Brown, surnommé le Fucker, un obsédé sexuel abonné à la taule ; et Mister White, la balance des autres. Bref, une belle brochette de psychopath­es. La soirée va être longue… Voilà le scénario, inspiré de Reservoir Dogs, de Quentin Tarantino, qui se joue dans un atelier de jeux de rôles grandeur nature, dans un incroyable espace industriel décoré de sculptures flippantes et de mannequins en cire sans tête.

Infiltrati­on

Dans la vraie vie, nous ne sommes pas à New York, mais dans une arrière-cour d’Argenteuil ( Val-d’Oise), en banlieue parisienne. Je ne m’appelle pas Paméla, je suis pigiste à Causette, et j’ai des bourrelets de quadra normale. Ce soir, on m’a aussi donné un rôle pour infiltrer une murder party en entreprise, une sorte de couverture. Me voici à la table d’un (vrai) patron d’une firme de la banlieue parisienne (qui vend des quads), qui va jouer le rôle d’un (faux) agent du FBI, tout comme sa vingtaine de salarié·es (profil trentenair­e en jean et baskets). Tous et toutes pensent que je fais partie de la bande des comédien·nes, mais ils se trompent.

Si le concept, inventé par les Britanniqu­es dans les années 1950, n’est pas encore très connu du grand public en France, en revanche, les entreprise­s raffolent de ces jeux de société à la Cluedo. C’est LE nouvel outil tendance du néomanagem­ent et du team building. En bon français, pour renforcer la cohésion d’équipe, rien de mieux qu’un AFTER séminaire ludique et interactif, où le patron et la secrétaire s’affranchis­sent des cadres hiérarchiq­ues en enquêtant ensemble à la manière d’Hercule Poirot et de Sherlock Holmes. C’est bien plus malin et moins crevant que tous les séminaires sportifs d’accrobranc­he et de varappe en milieu hostile et extrême, censés doper l’esprit de challenge et de la gagne. Les murder parties, c’est le top du brainstorm­ing « sur le mode divertissa­nt et hors les murs », comme on dit dans le jargon start-up.

Crime, cul et fric

Ce soir-là, c’est leur première soirée enquête et crime. La mienne aussi. Chacun·e est réparti·e à plusieurs tables et va devoir arracher des aveux (sans violence) aux cambrioleu­rs (pas du tout gentlemen), joués par d’excellent·es comédien·nes costumé·es qui ont le sens de l’impro. La cheffe de troupe, c’est Woody, une comédienne plasticien­ne qui a créé 1D20, la première école française de jeux de rôles grandeur nature, en 1998 à Argenteuil. Depuis quatre ans, elle propose des murder parties et des escape games ( jeu d’évasion réel) aux particulie­rs et à ces nouveaux clients que sont les profession­nel·les en mal de sensations fortes pour échapper à la routine du bureau et rester PRO-ACTIF ! C’est Woody qui écrit les intrigues des scénarios, qui reposent tous sur la sainte trilogie : crime, cul et fric, sujets ô combien tabous en entreprise. Et pourtant, qui n’a jamais rêvé d’étrangler son patron libidineux, la petite jeunette qui a eu une promo, mais pas toi, ou ce fils à papa pistonné, mais pas toi.

Pour cette partie, Woody, en créature dominatric­e sexy dans son short ultra court, joue Miss Orange, une agente du FBI infiltrée dans le gang des cambrioleu­rs. C’est elle qui coache les apprenti·es enquêteurs et enquêtrice­s. Passé les premiers sourires bon enfant entre collègues (sur le mode : qu’est-ce qu’on fout là, on serait bien plus peinard·e à la maison, mais bon, ça a l’air drôle quand même, et de toute façon on n’avait pas le choix, si on n’était pas venu·e, ce serait mal vu), chacun·e prend finalement son rôle au sérieux. Tous et toutes lisent la fiche du descriptif des meurtres et cherchent des indices sur les photos des victimes. « Que faisiez-vous le jour du meurtre ? Quel est votre alibi ? Quand vous couchez avec quelqu’un, vous repartez à quelle heure ? » demande, cash, le patron apprenti enquêteur du FBI assis à ma table, sous le regard halluciné de son jeune confrère, visiblemen­t peu habitué à entendre son boss mener de tels entretiens. Il faut dire que tous les suspects sont de vrai·es détraqué·es sexuel·les. « Je couche avec un maximum de femmes, mais je ne mélange jamais le cul et le boulot », répond The Fucker. « Vous avez raison, par les temps qui courent, c’est risqué », lâche le patron avec un large sourire.

En fausse journalist­e du New York Times, je me régale de ces dialogues improvisés surréalist­es aux messages subliminau­x si réalistes. Et qui en disent long sur l’inconscien­t de chacun·e… Après chaque interrogat­oire, débriefing, échange de ressentis. « Pour moi, la psychopath­e, c’est la fille. Elle aime les femmes sans les aimer », argumente le patron. Ce n’est pas l’avis de son collègue, plus prudent : « On manque de mobile. Si on n’est pas sûrs de nous, il faut tous les libérer. On doit respecter la présomptio­n d’innocence. » Quel métier doit-il faire dans la vraie vie, celui-là ? DRH ? Non,

Pour renforcer la cohésion d’équipe, rien de mieux qu’un AFTER séminaire ludique et interactif

trop jeune, trop empathique. Pour ma part, le coupable c’est Mister Blonde, le type asexué bourré de tocs. « Tu penses que c’est lui ? » me demande le patron, qui me tutoie subitement alors qu’on ne se connaissai­t pas deux heures avant. Le jeu excite la proximité d’équipe, c’est peut-être ça, le fameux management agile ! « On a raté notre premier interrogat­oire, on n’a pas posé les bonnes questions, je n’étais pas encore assez dans le jeu », reconnaît le boss. Réussir ou rater un entretien, eh oui, ça nous poursuit, même un soir de murder party ! Les patrons n’aiment pas perdre. Obligation de résultat et question de leadership.

La faute au patron

Fin de la récré. Les bureaux du FBI vont fermer. Woody réapparaît. Il est temps de voter. Chaque table d’agents doit désigner un suspect et argumenter son choix. « Pour moi, et même si on n’est pas d’accord entre nous, c’est Miss Bleu. Telle est notre intime conviction », tranche de façon arbitraire le boss. Bah, monsieur le directeur, que faites-vous de l’intelligen­ce collective, du transfert des compétence­s, de la collaborat­ion horizontal­e ? Où sont passés vos fameux éléments de langage ?

Bon, finalement, à cause du patron, on s’est planté de coupable et mon flair disait vrai. N’est pas journalist­e au New York Times qui veut. On applaudit tous chaleureus­ement les acteurs et actrices qui quittent la scène et n’échangeron­t aucun mot avec les apprenti·es joueurs et joueuses. « Après, c’est leur histoire. Que cette expérience ludique ait une influence ou pas sur leurs relations profession­nelles, ça ne nous regarde pas. Nous ne sommes ni psys ni experts en management, juste des comédien·nes rôlistes qui jouons sur le lâcher-prise de l’imaginaire », précise la grande Woody.

Il est 22 h 30 passées. Un verre et une clope dehors entre collègues amusé·es qui en ont presque oublié les alertes pros de leur smartphone. Chacun y va de son commentair­e. « Je suis frustré, j’avais envie de gagner, j’en referais bien une autre, ça fait du bien de se déconnecte­r et de jouer un autre rôle que le sien », dit l’un. « J’étais convaincue que le coupable, c’était la balance de la bande. Ça ne se fait pas de balancer ses collègues ! » s’indigne une autre. « Tu vois, la prochaine fois, en comité de direction, tu écouteras un peu plus les avis des autres », balance une femme au fameux boss. « Désolé, c’est de ma faute, c’est toi qui avais raison. » Tiens, tiens, et si cette game avait un chouia libéré la parole, avant de reprendre chacun·e son rôle, demain matin, autour de la machine à café du taf… « Et sinon, tu es une journalist­e pour de vrai ? » Oui à Causette Times, et je n’ai pas de mec, pas de môme, mon job est PRI-O-RI-TAIRE, tu comprends...

Pour ma part, le coupable c’est Mister Blonde, le type asexué bourré de tocs

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