Murder Party entre collègues
ENTRE COLLÈGUES
Les soirées crime et enquête à l’anglaise sont la nouvelle tendance des séminaires ludiques car censées renforcer l’esprit et la convivialité d’équipe. Causette s’est infiltrée incognito dans une murder party en entreprise. Expérience surréaliste et cocasse.
Je suis journaliste au New York Times. Je m’appelle Paméla, 32 ans, pas un bourrelet, pas de mec, pas de môme, mon job est PRI-O-RI-TAIRE, tu comprends. Je suis rédac chef des pages justice, j’adore, trop excitant, je vis dans une série policière. J’enquête sur une affaire de meurtres sordides. Les victimes sont toutes des femmes, jeunes, cinq au total, toutes égorgées sur la Cinquième Avenue. Chacune porte un prénom qui commence par V. Étrange… À part ça, pas de tentative de viol, aucun indice, aucune trace ADN. Selon mes sources, on est sur la piste d’un serial killer. Tout va se jouer ce soir, c’est un gros coup, je vois
déjà les titres. Le FBI m’a conviée à une séance d’interrogatoires classée top secret. Ils ont serré une bande de cambrioleurs et cambrioleuses et sont convaincus que le meurtrier ou la meurtrière se cache parmi eux. Les suspects, les voici : Miss Blue, une junkie lesbienne à la perruque bleue « qui déteste les femmes à part dans son pieu » ; Mister Blonde, le spécialiste des explosifs, un type asexué bourré de tocs ; Mister Brown, surnommé le Fucker, un obsédé sexuel abonné à la taule ; et Mister White, la balance des autres. Bref, une belle brochette de psychopathes. La soirée va être longue… Voilà le scénario, inspiré de Reservoir Dogs, de Quentin Tarantino, qui se joue dans un atelier de jeux de rôles grandeur nature, dans un incroyable espace industriel décoré de sculptures flippantes et de mannequins en cire sans tête.
Infiltration
Dans la vraie vie, nous ne sommes pas à New York, mais dans une arrière-cour d’Argenteuil ( Val-d’Oise), en banlieue parisienne. Je ne m’appelle pas Paméla, je suis pigiste à Causette, et j’ai des bourrelets de quadra normale. Ce soir, on m’a aussi donné un rôle pour infiltrer une murder party en entreprise, une sorte de couverture. Me voici à la table d’un (vrai) patron d’une firme de la banlieue parisienne (qui vend des quads), qui va jouer le rôle d’un (faux) agent du FBI, tout comme sa vingtaine de salarié·es (profil trentenaire en jean et baskets). Tous et toutes pensent que je fais partie de la bande des comédien·nes, mais ils se trompent.
Si le concept, inventé par les Britanniques dans les années 1950, n’est pas encore très connu du grand public en France, en revanche, les entreprises raffolent de ces jeux de société à la Cluedo. C’est LE nouvel outil tendance du néomanagement et du team building. En bon français, pour renforcer la cohésion d’équipe, rien de mieux qu’un AFTER séminaire ludique et interactif, où le patron et la secrétaire s’affranchissent des cadres hiérarchiques en enquêtant ensemble à la manière d’Hercule Poirot et de Sherlock Holmes. C’est bien plus malin et moins crevant que tous les séminaires sportifs d’accrobranche et de varappe en milieu hostile et extrême, censés doper l’esprit de challenge et de la gagne. Les murder parties, c’est le top du brainstorming « sur le mode divertissant et hors les murs », comme on dit dans le jargon start-up.
Crime, cul et fric
Ce soir-là, c’est leur première soirée enquête et crime. La mienne aussi. Chacun·e est réparti·e à plusieurs tables et va devoir arracher des aveux (sans violence) aux cambrioleurs (pas du tout gentlemen), joués par d’excellent·es comédien·nes costumé·es qui ont le sens de l’impro. La cheffe de troupe, c’est Woody, une comédienne plasticienne qui a créé 1D20, la première école française de jeux de rôles grandeur nature, en 1998 à Argenteuil. Depuis quatre ans, elle propose des murder parties et des escape games ( jeu d’évasion réel) aux particuliers et à ces nouveaux clients que sont les professionnel·les en mal de sensations fortes pour échapper à la routine du bureau et rester PRO-ACTIF ! C’est Woody qui écrit les intrigues des scénarios, qui reposent tous sur la sainte trilogie : crime, cul et fric, sujets ô combien tabous en entreprise. Et pourtant, qui n’a jamais rêvé d’étrangler son patron libidineux, la petite jeunette qui a eu une promo, mais pas toi, ou ce fils à papa pistonné, mais pas toi.
Pour cette partie, Woody, en créature dominatrice sexy dans son short ultra court, joue Miss Orange, une agente du FBI infiltrée dans le gang des cambrioleurs. C’est elle qui coache les apprenti·es enquêteurs et enquêtrices. Passé les premiers sourires bon enfant entre collègues (sur le mode : qu’est-ce qu’on fout là, on serait bien plus peinard·e à la maison, mais bon, ça a l’air drôle quand même, et de toute façon on n’avait pas le choix, si on n’était pas venu·e, ce serait mal vu), chacun·e prend finalement son rôle au sérieux. Tous et toutes lisent la fiche du descriptif des meurtres et cherchent des indices sur les photos des victimes. « Que faisiez-vous le jour du meurtre ? Quel est votre alibi ? Quand vous couchez avec quelqu’un, vous repartez à quelle heure ? » demande, cash, le patron apprenti enquêteur du FBI assis à ma table, sous le regard halluciné de son jeune confrère, visiblement peu habitué à entendre son boss mener de tels entretiens. Il faut dire que tous les suspects sont de vrai·es détraqué·es sexuel·les. « Je couche avec un maximum de femmes, mais je ne mélange jamais le cul et le boulot », répond The Fucker. « Vous avez raison, par les temps qui courent, c’est risqué », lâche le patron avec un large sourire.
En fausse journaliste du New York Times, je me régale de ces dialogues improvisés surréalistes aux messages subliminaux si réalistes. Et qui en disent long sur l’inconscient de chacun·e… Après chaque interrogatoire, débriefing, échange de ressentis. « Pour moi, la psychopathe, c’est la fille. Elle aime les femmes sans les aimer », argumente le patron. Ce n’est pas l’avis de son collègue, plus prudent : « On manque de mobile. Si on n’est pas sûrs de nous, il faut tous les libérer. On doit respecter la présomption d’innocence. » Quel métier doit-il faire dans la vraie vie, celui-là ? DRH ? Non,
Pour renforcer la cohésion d’équipe, rien de mieux qu’un AFTER séminaire ludique et interactif
trop jeune, trop empathique. Pour ma part, le coupable c’est Mister Blonde, le type asexué bourré de tocs. « Tu penses que c’est lui ? » me demande le patron, qui me tutoie subitement alors qu’on ne se connaissait pas deux heures avant. Le jeu excite la proximité d’équipe, c’est peut-être ça, le fameux management agile ! « On a raté notre premier interrogatoire, on n’a pas posé les bonnes questions, je n’étais pas encore assez dans le jeu », reconnaît le boss. Réussir ou rater un entretien, eh oui, ça nous poursuit, même un soir de murder party ! Les patrons n’aiment pas perdre. Obligation de résultat et question de leadership.
La faute au patron
Fin de la récré. Les bureaux du FBI vont fermer. Woody réapparaît. Il est temps de voter. Chaque table d’agents doit désigner un suspect et argumenter son choix. « Pour moi, et même si on n’est pas d’accord entre nous, c’est Miss Bleu. Telle est notre intime conviction », tranche de façon arbitraire le boss. Bah, monsieur le directeur, que faites-vous de l’intelligence collective, du transfert des compétences, de la collaboration horizontale ? Où sont passés vos fameux éléments de langage ?
Bon, finalement, à cause du patron, on s’est planté de coupable et mon flair disait vrai. N’est pas journaliste au New York Times qui veut. On applaudit tous chaleureusement les acteurs et actrices qui quittent la scène et n’échangeront aucun mot avec les apprenti·es joueurs et joueuses. « Après, c’est leur histoire. Que cette expérience ludique ait une influence ou pas sur leurs relations professionnelles, ça ne nous regarde pas. Nous ne sommes ni psys ni experts en management, juste des comédien·nes rôlistes qui jouons sur le lâcher-prise de l’imaginaire », précise la grande Woody.
Il est 22 h 30 passées. Un verre et une clope dehors entre collègues amusé·es qui en ont presque oublié les alertes pros de leur smartphone. Chacun y va de son commentaire. « Je suis frustré, j’avais envie de gagner, j’en referais bien une autre, ça fait du bien de se déconnecter et de jouer un autre rôle que le sien », dit l’un. « J’étais convaincue que le coupable, c’était la balance de la bande. Ça ne se fait pas de balancer ses collègues ! » s’indigne une autre. « Tu vois, la prochaine fois, en comité de direction, tu écouteras un peu plus les avis des autres », balance une femme au fameux boss. « Désolé, c’est de ma faute, c’est toi qui avais raison. » Tiens, tiens, et si cette game avait un chouia libéré la parole, avant de reprendre chacun·e son rôle, demain matin, autour de la machine à café du taf… « Et sinon, tu es une journaliste pour de vrai ? » Oui à Causette Times, et je n’ai pas de mec, pas de môme, mon job est PRI-O-RI-TAIRE, tu comprends...
Pour ma part, le coupable c’est Mister Blonde, le type asexué bourré de tocs