Causette

Agricultri­ces : le temps des moissons ?

- PAR ÉMILIE JÉHANNO – PHOTOS MANUEL BRAUN POUR CAUSETTE

Elles représente­nt près d’un tiers des chef·fes d’exploitati­on et des coexploita­nt·es. Mais les obstacles sont encore nombreux pour les femmes dans le monde agricole. Il y a un an, la délégation des droits des femmes du Sénat a produit quarante recommanda­tions visant à plus d’égalité. En attendant que certaines d’entre elles soient effectives, Causette est allée à la rencontre d’agricultri­ces pour comprendre leurs difficulté­s.

Le chemin parcouru a été long pour obtenir des droits. Le monde agricole, où les fermes se transmette­nt traditionn­ellement de père en fils, suit la lente transforma­tion de la société vers plus d’égalité. Elles sont, en 2016, 30 % à diriger ou codiriger une exploitati­on agricole, contre 8 % en 1970 1.

Pourtant, les agricultri­ces doivent encore affronter de nombreux stéréotype­s sexistes et ont plus de difficulté­s à s’installer, alors que le métier est déjà fragilisé par des crises à répétition. C’est le constat que dresse un rapport de la délégation aux droits des femmes du Sénat remis l’année dernière. « Les agricultri­ces sont les héritières d’une longue invisibili­té, souligne Annick Billon, sénatrice centriste et corapporte­use. Elles ont longtemps été considérée­s comme sans profession. »

Quarante recommanda­tions ont été élaborées pour améliorer leurs conditions de travail. Les plus urgentes concernent la consolidat­ion de leur statut : en France, entre cinq et six mille femmes resteraien­t sans statut et donc sans protection sociale 2. Quant au statut de conjoint collaborat­eur, il n’offre pas de protection complète. Autre problème, la revalorisa­tion de leur retraite (les hommes touchent en moyenne 860 euros par mois, contre 480 euros pour les femmes 3) et l’améliorati­on des services de remplaceme­nt en cas de congés maternité et paternité. Par ailleurs, une mission parlementa­ire est en cours pour budgétiser un congé maternité unique, aux contours encore flous, et qui alignerait le congé des indépendan­tes sur celui des salariées.

Ce rapport a suscité de fortes attentes, mais seules certaines recommanda­tions ont été reprises par Stéphane Travert, ministre de l’Agricultur­e. Il propose d’inscrire la question des agricultri­ces dans la réforme des retraites, de limiter à cinq ans le statut de conjoint collaborat­eur, ou de modifier les critères d’aides à l’installati­on des femmes, point envisagé après 2020. Dans une feuille de route sociale, présentée le 8 mars, il promet des « engagement­s au fur et à mesure ». Autant dire qu’on n’est pas vraiment sorti·es de l’auberge…

Sources : 1. Ministère de l’Agricultur­e. 2. MSA et FNSEA. 3. Ministère des Solidarité­s et de la Santé.

« Je suis bergère depuis fin 2014 dans le Cher. J’ai des brebis allaitante­s, qui font des agneaux pour la viande, et des laitières avec lesquelles on fait des yaourts et des fromages. Je me suis installée en louant des terres du domaine public, à l’État ou aux communes.

Mais louer 62 hectares pour cinq ans est une situation précaire. Le jour où l’État ou la commune décident qu’on n’a plus lieu de venir, on dégage. Il y a deux ans, Prune, ma compagne, s’est installée en élevage de chèvres, elle a récupéré une petite quinzaine d’hectares en location autour de la ferme.

On rêve d’acquérir des terres, mais on ne voit pas très bien comment faire. Vraiment. Je ne sais pas si on a des difficulté­s parce qu’on n’est pas du coin ou si c’est parce qu’on est des femmes. Mais des terres nous sont passées sous le nez. Par exemple, un neveu de paysan cherchait à louer dix hectares. C’était vraiment intéressan­t pour nous, d’autant plus que personne, au début, ne voulait cultiver là. Il nous a fait lanterner, une fois, deux fois, trois fois et on n’a plus eu de nouvelles. On a appris six mois plus tard qu’il avait vendu ses terres au maire de la commune, qui a déjà 200 hectares d’exploitati­on.

En tant que femmes, on n’est pas prises au sérieux dans le milieu paysan. Il faut prouver qu’on n’est pas des Branquigno­l, ce n’est pas naturel. Des fournisseu­rs nous font attendre trois semaines, alors qu’ils réparent le tracteur du collègue masculin dans la journée. Quand je suis arrivée, on m’a souvent demandé où était le mari, ça paraissait logique que je ne sois pas installée toute seule. L’année dernière, un ami est venu faire un test d’activité [vérifier la faisabilit­é de son projet, ndlr]. Du coup, ils le prenaient pour le chef de famille parce que c’est un mec. En plus, il est gay, on peut pas faire plus LGBT… J’étais enceinte à ce moment-là, lui bossait avec Prune. Personne ne comprenait plus rien, c’était drôle.

Au niveau du foncier, il faudrait tout le temps être derrière les gars qui lâchent des terres. Ils s’arrangent entre eux. Plusieurs années avant les cessations d’activité pour retraite, c’est quasiment déjà réglé. On ne voit pas de portes ouvertes. »

“On rêve d’acquérir des terres, mais on ne voit pas comment faire ”

ÉLISE COLAS, 34 ANS

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