Causette

Mamans thérapie

Traumatisé­es par leur passé et seules face à une culture qui leur est étrangère, certaines mères migrantes ne savent plus comment s’occuper de leur bébé. Dans un hôpital de Bordeaux, une équipe les accompagne lors d’ateliers, un cocon où elles réapprenne­n

- PAR FANNY LAISON PHOTOS THÉOPHILE TROSSAT POUR CAUSETTE

Mélissa* se souvient qu’ « au pays », au Congo-Kinshasa (République démocratiq­ue du Congo, RDC), lorsque ses deux premières filles sont nées, « c’était bien ». Ici, en France… elle agite ses index au niveau des tempes. Façon de dire qu’ici, pour elle, tout est embrouillé dans sa tête. Car la jeune femme de 26 ans a mis au monde une troisième fille, Dihya, aujourd’hui âgée de 2 ans. Une naissance difficile à accueillir pour elle, entre sa situation très précaire en France « et toutes les choses passées au pays ».

Comme les trois autres femmes participan­t ce jour-là à l’atelier « Accueil du nouveau-né », qui a lieu deux fois par mois à l’hôpital Saint-André, à Bordeaux (Gironde), Mélissa s’est retrouvée démunie face à cette naissance, tiraillée entre les pratiques apprises en RDC et celles recom- mandées ici. Des massages d’Afrique noire peuvent paraître très, voire trop toniques aux yeux des profession­nel· les français·es de la petite enfance, « alors qu’ils remodèlent et réchauffen­t le corps du bébé, le préparent à s’asseoir, puis à marcher, témoigne Rokhaya Seck Skender, l’anthropolo­gue de l’atelier. Dans ces pays, la mortalité infantile est élevée. C’est une façon de rendre le nouveau-né fort, robuste. » Ici, voir un bébé emmailloté peut sembler archaïque, quand cette technique reste utilisée au Maghreb ou en Albanie. Il y a aussi les produits introuvabl­es ou trop chers, comme le beurre de karité destiné au massage, les plantes, les écorces, les racines que l’on donne à boire.

“Au Cameroun, c’est ma mère qui faisait tout. Pour Enzo, j’ai tout appris ici”

Tantine

« Dans l’exil et la migration, il peut y avoir un arrachemen­t à la culture d’origine. Si ça se cumule avec des choses extrêmemen­t violentes vécues pendant le parcours de migration, c’est comme si elles ne savaient plus faire avec leur bébé, décrit Estelle Gioan, la psychologu­e de l’atelier. Des mamans ont eu des enfants sans problème dans leur pays d’origine, mais ici, elles ne sont plus enveloppée­s. » Autrement dit, elles n’ont plus, à leurs côtés, la présence de la famille, des ami·es, de leur culture, de leur foyer. C’est cette enveloppe que l’équipe tente de retisser à travers l’atelier. En général, les mères y participen­t jusqu’à la marche de l’enfant. « Nous valorisons, selon d’où elles viennent, les manières de faire de leur culture, les massages, le portage, les berceuses, l’emmaillota­ge, pour qu’elles s’autorisent à faire, et pour favoriser le lien mère-enfant », détaille la psychologu­e.

Des survivante­s

La salle de l’hôpital se métamorpho­se donc, pendant ces ateliers, en oasis de réconfort. Une dizaine de chaises sont recouverte­s de tissus colorés. Jaunes, rouges, verts, bleus… Placées en cercle, elles entourent un grand tapis embelli d’un drap fleuri et de coussins. Pendant que Noémie Berteau, la psychomotr­icienne, y déverse deux sacs de jouets, ses collègues disposent des gourmandis­es sur la table basse : dattes de Palestine, tamarin, madeleines, groseilles, nougat asiatique… Une infusion au gingembre, du café, du jus d’orange… Les duos arrivent les uns après les autres. Myriam et Anis, puis Lucia et Eli. Tantine, qui préfère ce surnom « parce qu’[ elle] n’aime pas [son] prénom », accompagné­e d’Enzo. Et Mélissa, seule, car sa fille est à la crèche. Originaire­s de Kabylie, en Algérie, d’Albanie, du Cameroun et de République démocratiq­ue du Congo, elles sont déjà mères de plusieurs enfants, pour certain·es resté·es au pays. Les visages sont souriants, détendus.

Venues en France seules ou avec leur conjoint, le plus souvent, ces femmes n’ont ni famille ni ami. La plupart sont demandeuse­s d’asile. Elles habitent une chambre d’hôtel. Presque toutes ont enduré des violences dans leur pays, durant la traversée ou, ici, en France. « On a généraleme­nt affaire à des femmes qui ont subi un cumul de traumatism­es, constate Claire Mestre, médecin, psychiatre et anthropolo­gue, responsabl­e de la consultati­on transcultu­relle de l’hôpital, à laquelle l’atelier est rattaché. Des violences de guerre, politiques ou domestique­s. Après de tels événements, ces femmes ne sont plus les mêmes. » En parallèle de l’atelier, toutes se rendent, durant plusieurs années, à cette consultati­on transcultu­relle. Une thérapie où elles rencontren­t en même temps un·e psychologu­e, un·e anthropolo­gue et un·e interprète. Ce dispositif, élaboré depuis vingt ans par Claire Mestre, « redonne la possibilit­é de parler, de penser, ce qui est déjà une façon de résoudre un certain nombre de choses liées au passé ».

Recréer un groupe de “commères”

Le visage de Myriam s’illumine quand la psychomotr­icienne montre la photo de deux enfants emmailloté­s. « J’ai fait ça

pour mes trois autres enfants en Algérie, mais pas pour Anis, parce qu’il est né en France », traduit son interprète. « L’emmaillota­ge prend du temps et, ici, je n’en ai pas eu assez, poursuit Myriam, les cheveux tirés en arrière, l’allure chic. En Algérie, j’avais ma famille, ma belle-mère, ma belle-soeur, qui géraient les tâches de la maison après l’accoucheme­nt. »

Ce récit fait écho à celui de Mélissa. À l’arrivée de ses aînées, restées en RDC, la jeune femme s’est appuyée sur « la grand-mère, les soeurs, les nièces. Pendant trois mois [elle ne faisait] rien. Elles lavent la maman et le bébé, les massent, leur préparent à manger ». En France, Myriam est sortie seule de la maternité. « J’ai beaucoup pleuré. »

« Au Maghreb et en Afrique noire, cette période dite “de réclusion” permet de remettre le corps de la mère en place et de transmettr­e les pratiques de maternage », rappelle Rokhaya Seck Skender. Les aînées montrent comment masser le bébé, le porter, quels aliments lui donner, quelles plantes ajouter au bain… « C’est ce qu’on appelle des commères », précise l’anthropolo­gue. « Au Cameroun, c’est ma mère qui faisait tout, raconte Tantine, mère de deux adolescent­s encore au pays. Pour Enzo, j’ai tout appris ici. »

Assise sur le tapis, Myriam allonge son fils de 18 mois. Croise ses petits bras boudinés, les tire vers le bas, puis vers le haut. Anis sourit de plaisir. « C’est un massage pour qu’il se sente léger, ça l’aide à dormir », explique sa maman. « On fait ça aussi quand le bébé est resté longtemps dans la même position », enchaîne Mélissa. « Quand Eli pleure beaucoup, je lui chante une chanson traditionn­elle », partage Lucia.

Les femmes de l’équipe expliquent aussi les pratiques d’ici, très axées sur le médical. Par exemple, coucher le nourrisson sur le dos, pour réduire le risque de mort subite. Mais elles savent aussi remettre les « pratiques de prestige », – la poussette, la tétine, le biberon –, à leur juste place. « Les mamans ont des représenta­tions de ce qu’est être une bonne mère en Occident, elles voient bien que le portage n’est pas valorisé, par exemple, rapporte Estelle Gioan. Alors on explique qu’ici, on n’a pas toujours utilisé des poussettes, que selon l’OMS [Organisati­on mondiale de la santé, ndlr], l’allaitemen­t au sein a des vertus. Il faut qu’elles soient en harmonie avec ce qu’elles font. »

Dehors, sans le groupe, il est parfois difficile d’oser ne pas se conformer aux pratiques du pays d’arrivée. « Il y a des choses, tu es obligée de les faire » , remarque Mélissa. Elle ne comprend pas notre acharnemen­t à nettoyer le nez des enfants, mais elle s’y plie. Myriam confirme. « Si je n’ai pas emmailloté Anis, c’est aussi parce que j’avais peur d’être regardée. » Ce qui fait réagir Tantine : « Un jour, j’étais dans le tramway, Enzo était dans la poussette et n’arrêtait pas de pleurer. Je l’ai accroché au dos, il s’est tout de suite calmé », raconte-t-elle pour encourager sa consoeur. Entre ce qu’elles gardent de leur pays, ce qu’elles apprennent à l’atelier et ce qu’elles observent autour d’elles, les mamans « trouvent leur propre style de maternage, leur propre métissage », assure Noémie Berteau.

Un lieu pour souffler

Noémie Berteau passe les deux heures de l’atelier à jouer avec Anis et Eli, le benjamin de 11 mois. Enzo, bientôt 2 ans, ne quitte pas sa mère. Au sol, la psychomotr­icienne observe leur corps, leurs mouvements, leur attitude. « L’atelier est aussi un lieu de prévention, insiste-t-elle. J’observe les relations mère-enfant, je porte les bébés, ce qui me permet de voir s’ils se posent dans mes bras ou si, au contraire, ils restent très toniques, comme s’ils luttaient. » À l’atelier, les mères peuvent aussi souffler. « Va jouer là-bas, va jouer », dit Tantine à Enzo. Elle vient depuis que son fils est âgé de 3 semaines. Logée dans un appart-hôtel, elle peut seulement compter sur l’équipe de l’hôpital et la Protection maternelle et infantile (PMI). Enzo a commencé à aller chez une assistante maternelle. « Avant je l’avais tout le temps. » Comme Tantine, certaines femmes prennent soin de leur bébé 24 heures sur 24, alors qu’elles vont déjà mal elles-mêmes. Courbée, Mélissa le reconnaît : « S’il n’y avait pas l’atelier, je ne sais pas comment je ferais. Depuis que Dihya va à la crèche, je suis libre. Un peu libre. »

“Au Maghreb et en Afrique noire, la période dite ‘de réclusion’ permet de remettre le corps de la mère en place et de transmettr­e les pratiques de maternage ”

Rokhaya Seck Skender, anthropolo­gue

* Les prénoms des mères et des enfants ont été changés.

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 ??  ?? Petit blondinet originaire d’Albanie, Eli (en haut avec Estelle Gioan et Enzo), est accueilli par la psychomotr­icienne Noémie Berteau (ci-dessus). Assise près d’eux, Assia Aithaddi, interprète en langue arabe.
Petit blondinet originaire d’Albanie, Eli (en haut avec Estelle Gioan et Enzo), est accueilli par la psychomotr­icienne Noémie Berteau (ci-dessus). Assise près d’eux, Assia Aithaddi, interprète en langue arabe.
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 ??  ?? Noémie Berteau, psychomotr­icienne (à gauche), et Rokhaya Seck Skender, anthropolo­gue, se servent souvent du livreBébés du monde. Il permet de montrer les différente­s pratiques de maternage selon les cultures, tel l’« emmaillota­ge ».
Noémie Berteau, psychomotr­icienne (à gauche), et Rokhaya Seck Skender, anthropolo­gue, se servent souvent du livreBébés du monde. Il permet de montrer les différente­s pratiques de maternage selon les cultures, tel l’« emmaillota­ge ».

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