La série qui brise LE SILENCE
Three Girls, c’est le titre de cette série britannique coup de poing, diffusée sur Arte en juin. C’est surtout l’histoire vraie de centaines d’adolescentes ou préadolescentes victimes d’un vaste trafic sexuel perpétré par un gang d’hommes pakistanais à Rochdale, petite ville ouvrière du nord de l’Angleterre. Nous sommes retourné·es sur les lieux du crime pour comprendre l’impact de cette série, vue par plus de 8 millions de Britanniques, sur la ville et ses habitants.
Enclavée entre deux collines, encerclée d’artères d’autoroutes, Rochdale, située à une vingtaine de kilomètres de Manchester, restera pour longtemps synonyme de ce que les Britanniques appellent le « grooming », comprenez les abus sexuels sur des enfants par des adultes. Dans cette ville de 100 000 habitant·es, frappée de plein fouet par la crise, les rues symbolisent à elles seules l’abandon dans lequel est laissée sa population, sa jeunesse : les Cash Bingo, boutiques de paris, et autres Money Shop, où l’on peut échanger de l’or contre de l’argent, fleurissent à chaque coin de rue.
Ici, on ne vit pas, on survit. Visages marqués par l’alcool, bossu·es, femmes à l’oeil tuméfié, fatiguées… la misère se lit sur les visages. Dès cinq heures, les derniers commerces encore ouverts abaissent leurs rideaux de fer. Restent des groupes de gamin·es se baladant sans but : « Fuck the police ! » nous crie une écolière de 14 ans accompagnée de deux copines du même âge, s’empressant d’ajouter : « Désolée, on est défoncées, on a bu ! » Appuyée contre un mur de la rue principale, Coddy, jeune femme de 19 ans, un peu ado, un peu adulte, nous confie : « Quand je marche en ville, j’ai peur. Je regarde autour de moi en permanence car je sais que, à moi aussi, cela aurait pu m’arriver. J’ai deux amies qui sont des victimes. Elles vivent terrées chez elles, souvent seules, profondément dépressives. La diffusion de la série Three Girls les a renvoyées au passé, c’est comme si elles ne pouvaient plus en sortir… »
Plus de 300 victimes
Ce passé qu’elle évoque est sordide. Entre 2004 et 2012, plus de 300 enfants et adolescentes, âgées de 11 à 16 ans, ont été sexuellement exploitées par un groupe d’hommes pakistanais sans que ni la police ni les services sociaux réagissent. La grande majorité des agresseurs avait entre 25 et 60 ans, étaient des pères de famille respectés par leur communauté, travaillaient à Rochdale comme chauffeur de taxi ou épicier-kebab. « J’avais 14 ans quand cela a commencé, j’ai été abusée par cinquante hommes, peut-être plus… », raconte une victime dans un documentaire réalisé par la BBC en 2017, The Betrayed Girls. « J’avais pris du speed, je ne savais pas où j’étais. Un homme est venu, puis un autre, je ne pouvais pas bouger, cela a duré toute la journée », décrit une autre. « J’étais chez cet homme, ivre, toujours ivre, détaille une troisième. Il a fermé la porte, hilare. Je vomissais sur le lit, il est monté sur moi. Un homme l’accompagnait, armé d’un rasoir et disait : “Je vais te taillader, je vais te taillader !” Je criais, je vomissais. L’homme au rasoir m’a mis la lame sur la gorge et son sexe dans la bouche. »
À Rochdale, depuis la diffusion, en mai 2017 sur la BBC, de la série Three Girls, qui retrace fidèlement le calvaire de trois de ces gamines, pas un jour ne se passe sans que de nouvelles victimes se fassent connaître. Lors du procès, en 2012, quarante-sept victimes avaient été identifiées. Elles sont aujourd’hui plus de trois cents. En juillet dernier, la municipalité a lancé un appel à témoignages, mis en place un numéro vert, envoyé des agents dans les rues, les écoles, pour les encourager. Un peu tard…
L’un des acteurs phares de cette sinistre histoire s’appelle Nazir Afzal. En 2011, ce quinquagénaire d’origine pakistanaise est nommé procureur en chef pour la région nord-ouest de l’Angleterre. À sa prise de fonction, il s’empare enfin de cette affaire, étouffée pendant des années par la police et les services sociaux. Autour d’un café, il nous explique les techniques mises en place par ce réseau d’hommes : « Ils invitaient les ados dans l’arrière-salle d’une épicerie-kebab, en périphérie du centre, et leur offraient ce qu’elles ne pouvaient se payer. À chaque fois que ces
“J’ai vite repéré différents groupes de filles. Ce qui m’a fait tiquer, c’est qu’elles parlaient des mêmes hommes, donnaient les mêmes surnoms, sans pour autant se connaître entre elles ”
Sara Rowbotham, ex-travailleuse sociale
hommes dénichaient chez une fille une faille, ils s’y engouffraient : elles avaient faim ? Ils leur donnaient à manger. Elles voulaient de l’alcool ? Ils les servaient. De la drogue ? Ils leur en procuraient. Elles voulaient sortir de leur quartier ? Ils les baladaient en taxi. Et surtout, elles voulaient être aimées ? Ils leur disaient qu’ils les aimaient. Une fois ferrées, ils leur annonçaient qu’en échange de ces faveurs, elles devaient se donner à eux, puis à d’autres. Puis ils leur faisaient peur en leur disant : “Tu consommes de la drogue ? Tu as donc commis un crime, si tu parles, tu iras en prison !” » Il arrivait alors qu’ils les emmènent en voiture dans d’autres villes, pour les livrer en pâture à d’autres pédophiles. Les victimes ne connaissaient pas les noms de famille de leurs agresseurs, seulement leurs surnoms. Tel le chef de gang, Shabir Ahmed (51 ans en 2004), qui leur demandait de l’appeler « Daddy » (papa).
Faire sortir l’affaire
Lorsque leur proie refusait de revenir les voir, ils passaient aux menaces : « On va baiser ta soeur, brûler ta maison, tuer ton chien. » « Alors elles y retournaient, pensant ainsi protéger leur famille », déplore Sara Rowbotham, ex-travailleuse sociale. Dans la série, c’est elle l’héroïne de l’histoire. Elle qui, avant tout le monde, flaire un gros problème, puis, à force de persévérance, parvient à faire sortir l’affaire…
Dans la vraie vie, c’est une grande dame blonde aux cheveux ondulés, timide, mais fière. De 2003 à 2014, elle était à la tête d’une petite équipe de travailleuses sociales, la Crisis Intervention Team for NHS, sorte de planning familial unique en son genre installé au coeur de Rochdale : « J’ai vite repéré différents groupes de filles. Elles avaient entre 11 et 16 ans. Ce qui m’a fait tiquer, c’est qu’elles parlaient des mêmes hommes, donnaient les mêmes surnoms, sans pour autant se connaître entre elles. Jour après jour, j’ai vu leur état se dégrader. Elles ne se lavaient plus, grossissaient beaucoup, avaient l’air fatiguées, contractaient des maladies vénériennes, comme la syphilis. Dès 2004, j’ai alerté ma hiérarchie, celle des services sociaux, ainsi que celle de la police, en leur disant que ces jeunes filles étaient en “danger imminent”, qu’elles étaient “manipulées” et “abusées”. Les services sociaux affirmaient ne pouvoir s’occuper que des violences intrafamiliales. Quant à la police, elle demandait à ce que les filles fassent la démarche, décrivent leur viol de façon circonstanciée et produisent des preuves ! Seulement ces victimes étaient des enfants et en étaient bien incapables. Elles ne savaient pas verbaliser ce qui leur arrivait, et n’avaient parfois même pas conscience de ce qu’était ou n’était pas une agression. La police s’est donc contentée de faire davantage de patrouilles… »
Le “boyfriends book”
Pour que la police dispose de preuves, Sara et ses équipes se mettent à retranscrire minutieusement ce que les filles leur racontent par bribes, à chacun de leurs passages : « Nous tenions un répertoire que nous appelions “the boyfriends book”, où l’on notait les surnoms des types : Daddy, Tiger, Billy. Puis nous les associions à des lieux et à des filles. Par exemple : “Fille A : a été violée par Daddy tel jour, à telle heure, dans telle pièce, il portait tel vêtement, conduisait telle voiture.” À partir de ces éléments, nous avons établi une sorte de cartographie des agresseurs et de leurs victimes : nous savions qu’un jour, cela servirait. »
Dès 2004, la police du Grand Manchester, qui chapeaute toute la région, disposait d’un rapport qui aurait pu mettre fin aux agressions. En effet, à cette date, ses services enquêtaient depuis déjà huit mois sur des viols perpétrés sur des jeunes filles par des Pakistanais dans plusieurs villes du nord-ouest de l’Angleterre. C’est
“Dès 2004, j’ai alerté ma hiérarchie, celle des services sociaux, ainsi que celle de la police, en leur disant que ces jeunes filles étaient en ‘danger imminent’, qu’elles étaient ‘manipulées’ et ‘abusées’ ”
Sara Rowbotham, ex-travailleuse sociale
l’opération « Augusta ». Margaret Oliver en était l’une des détectives. Lorsque nous la rencontrons, dans le centre de Manchester, et qu’elle se lance dans le récit surréaliste de l’attitude de la police, la colère et la tristesse troublent ses yeux bleus vifs, qui vous fixent pour ne plus vous lâcher. Entre 2003 et 2004, elle avait récupéré des douzaines de témoignages, des preuves d’ADN, et dressé la liste de 97 suspects. « Je me suis mise en congé pour prendre soin de mon époux qui mourait d’un cancer. J’ai régulièrement appelé le bureau, pour savoir quand ils arrêteraient les hommes que nous avions identifiés. À mon retour, trois mois plus tard, j’ai appris que l’affaire était close, qu’il n’y aurait pas de poursuites. On avait considéré que les victimes n’étaient pas solvables. Selon moi, ma hiérarchie avait craint d’être taxée de raciste en arrêtant un gang de Pakistanais. »
Du côté de Rochdale, les années passent, de nouvelles victimes, toujours plus jeunes, remplacent les anciennes. Sara et ses équipes ne lâchent rien : « Entre 2005 et 2011, j’ai fait 181 référés détaillant les abus à mes supérieurs, sans obtenir de réponse. Je ne mangeais plus, je ne buvais plus, je ne fumais plus, je ne dormais plus. Quand j’étais chez moi, j’y pensais constamment : quelque part, dans Rochdale, des enfants sont en train de se faire violer et les autorités s’en lavent les mains. »
Un “choix de vie” ?
En août 2008, l’affaire remonte pourtant à la surface quand une adolescente de 15 ans est arrêtée pour saccage dans une épiceriekebab. C’est par cet épisode, d’ailleurs, que démarre Three Girls. Interrogée, elle finit par confier au policier qu’elle est violée par plusieurs hommes depuis plusieurs mois. Malgré les menaces de ses violeurs, elle va revenir au poste de police avec des preuves qui incriminent deux hommes en particulier : Daddy et Kabeer Hassan. Mais tout ce que l’officier de police trouve à dire, c’est : « Pourquoi n’as-tu pas dit non ? Pourquoi t’es-tu mise dans une situation compromettante ? » Estimant qu’elle n’était pas crédible, le procureur de l’époque relâchera les prévenus, qui continueront à la violer puis la conduiront dans toute la région pour la livrer à d’autres hommes de leur communauté.
Dans le cadre d’un rapport indépendant rendu en 2013 portant sur les questions d’exploitation sexuelle des enfants à Rochdale, les fonctionnaires justifieront leur indifférence en déclarant, au sujet d’une enfant de 11 ans, qu’elle avait « fait un choix de vie ». En clair, si, pendant plus de dix ans, ils et elles n’ont pas jugé bon d’agir, c’est en partie parce que, à leurs yeux, il ne s’agissait pas de victimes, mais d’enfants qui se prostituaient volontairement.
Le 5 janvier 2011, Andrew Norfolk, journaliste pour The Times, jette enfin un pavé dans la marre. Dans son article, « Révélations sur la conspiration du silence et des sex gangs », il dénombre pas moins de treize villes du Nord où des groupes de Pakistanais ont exploité sexuellement des jeunes filles pauvres. En dix ans, la toile des crimes n’a donc jamais cessé d’étendre ses fils, bien au-delà de Rochdale : « En lisant l’article, j’étais sidérée, nous confie Sara, émue aux larmes. Je me suis dit : je ne suis pas la seule qui voit, qui vit cela. Depuis toutes ces années, nous avions continué à répertorier les victimes : à Rochdale, leur nombre avait grimpé à deux cents. »
À cette liste, cent victimes supplémentaires, rien qu’à Rochdale, viendront encore s’ajouter, lorsqu’en juin de la même année, un tout nouveau procureur en chef de la région, notre fameux Nazir Afzal, décide de mettre un coup de pied dans la fourmilière : « J’ai cru ces filles. J’ai jugé leurs témoignages recevables. Nous avons relancé les poursuites. Nous avons utilisé la liste de Sara. Elle ne comportait pas de noms, mais des surnoms, restait à savoir qui se cachait derrière et, surtout, à convaincre les victimes d’aller à la barre. Son travail a permis d’aller au procès ! » Et, pour convaincre certaines de témoigner, Nazir Afzal envoie la policière Margaret Oliver, la seule en qui elles ont encore confiance. En mai 2012, neuf hommes, dont Daddy, sont reconnus coupables pour des faits de viol, d’agressions sexuelles ou de trafic d’enfants commis entre 2007 et
“Trois mois plus tard, j’ai appris que l’affaire était close, qu’il n’y aurait pas de poursuites, on avait considéré que les victimes n’étaient pas solvables ”
Margaret Oliver, ex-détective au sein de la police du Grand Manchester
2009. Leurs peines vont de quatre à dix-neuf ans d’emprisonnement. Depuis 2013, en Grande-Bretagne, plus aucun texte de loi ne parle de « prostitution d’enfant ». L’expression a été remplacée par « exploitation sexuelle d’enfant », afin que leur état de victime ne fasse plus jamais aucun doute.
De nouvelles plaintes en cours
Mais, après le procès de 2012, Margaret Oliver garde un goût amer : « Ils ont voulu le faire pour l’exemple et pour pouvoir dire “on passe à autre chose”. Mais les officiers de police qui n’ont rien fait pendant des années n’ont pas été sanctionnés. » En effet, à Rochdale, seuls trois autres procès contre ces violeurs ont eu lieu, jusqu’en mars 2016. Quant aux forces de police, elles ont attendu 2015 pour présenter des excuses et reconnaître du bout des lèvres que des « erreurs avaient été commises » et que les victimes avaient été « abandonnées ».
En revanche, la diffusion, en mai 2017, de la série Three Girls a réveillé l’opinion, les politiques et incité les victimes à se manifester. Depuis, de nouvelles plaintes ont été déposées dans plus de seize villes. Le ministre de l’Intérieur vient de commander des recherches sur les raisons pour lesquelles la communauté pakistanaise est surreprésentée chez les violeurs. Et, en ce moment même, le « boyfriends book » de Sara Rowbotham est épluché par la police, qui s’y réfère pour procéder, enfin, à de nouvelles arrestations.
« Tout cela n’est pas fini, conclut Sara, un peu sombre. Quinze années ont passé, mais que sont donc devenus les hommes qui ont été relâchés ? Qu’ont-ils fait ? Et à qui ? » Les habitant·es de Rochdale connaissent la réponse et osent parler quand, avant, ils se taisaient : « En sortant de prison, un des violeurs est revenu vivre ici, dans la même rue qu’une de ses victimes, s’emporte une coiffeuse qui nous ouvre les portes de son salon. L’autre jour, l’une d’entre elles l’a croisé, terrifiée. Cette justice est dégueulasse. Si ces mômes avaient été riches, issues d’un autre milieu, on les aurait écoutées. Mais les pauvres, tout le monde s’en fout. On ne compte pas. »
“Les officiers de police qui n’ont rien fait pendant des années n’ont pas été sanctionnés ”
Margaret Oliver, ex-détective au sein de la police
du Grand Manchester