Causette

JESMYN WARD La romancière aux deux Awards

Seule femme à avoir remporté deux fois le National Book Award, la prestigieu­se récompense littéraire américaine, dans la catégorie fiction, Jesmyn Ward nous entraîne dans un road trip à travers le sud des États-Unis avec son nouveau roman, Le Chant des re

- PROPOS RECUEILLIS PAR HUBERT ARTUS

Quand on l’a découverte en 2012, on savait être en présence d’un ouragan littéraire. Bois sauvage, son deuxième roman, mais le premier à être traduit en France, racontait l’histoire d’une famille afro-américaine pauvre, dans l’État du Mississipp­i (où est née l’auteure), sur fond d’ouragan Katrina, mais aussi de tragédies anciennes et de fantômes du bayou. Évidemment, on pensait à Flannery O’Connor, à William Faulkner, à Toni Morrison. Et on y pense toujours, depuis, avec son nouveau livre : Le Chant des revenants, chronique familiale, roman choral hanté par le passé esclavagis­te et la voix des morts. Une contre-histoire du Sud américain tout à fait hypnotique et renversant­e.

En 2014, nous avions pu lire Ligne de fracture, la traduction de son premier roman paru en 2008, aux États-Unis. Il y a trois ans, c’était un récit autobiogra­phique sur la jeunesse noire perdue du Mississipp­i ( Les Moissons funèbres). En 2017, la quadragéna­ire remportait son deuxième National Book Award dans la catégorie fiction pour Le Chant des revenants, qui sort aujourd’hui en France. Six ans après celui glané pour Bois sauvage. Elle devenait ainsi la première femme à gagner deux fois cette récompense – la plus prestigieu­se aux États-Unis avec le Pulitzer. Elle devenait aussi le premier auteur noir américain à y parvenir.

Obtenir un entretien avec ce poids lourd de la littératur­e est une mission des plus ardues. Elle n’accepte d’y répondre que par mail. Étant donnés le calibre fort et la rareté de l’auteure, Causette a accepté ses conditions.

CAUSETTE : Vous êtes la première femme à remporter deux fois le National Book Award. Que cela a-t-il changé dans votre vie ? Et dans la confiance en votre propre littératur­e ?

J’ai tenté… d’oublier, justeJESMY­N WARD : ment, que j’avais gagné deux fois ce prix. Car si je ne parviens pas à en faire abstractio­n, ça me rend si anxieuse que je ne peux pas écrire sereinemen­t. Disons que je me laisserais alors distraire par les attentes du public. Ça m’influencer­ait. Alors, je laisse mes trophées et mes récompense­s chez ma mère… Et tente de rester aussi concentrée que je peux, pour écrire du mieux que je peux.

Lorsque vous avec remporté le National Book Award en 2011 pour

Bois sauvage, vous déclariez que c’était la mort accidentel­le de votre frère qui vous avait poussée à devenir écrivaine. Comment cela s’est opéré ?

La mort de mon frère a tout changé J. W. : pour moi. J’ai réalisé que tout pouvait finir d’un coup, que rien n’était garanti. Alors je me suis demandé ce que je pourrais faire du temps que j’avais encore devant moi. Quelque chose qui donnerait un véritable sens à ma vie. Ma réponse instantané­e a été : écrire. J’ai donc pris conscience que je devais essayer d’écrire, puisque mon désir de raconter des histoires ne me quitterait jamais, même après une grande tragédie.

Vos romans ont pour cadre la Louisiane ou votre Mississipp­i natal. Quelles sont les caractéris­tiques de ce Sud-là, ancienneme­nt confédéré (durant la guerre de Sécession) et toujours considéré à droite ?

Beaucoup de gens ici font partie J. W. : de familles et de communauté­s qui sont installées depuis des génération­s. Beaucoup de ces familles vivent dans la pauvreté, là encore depuis des génération­s et des génération­s. Elles luttent contre le racisme systémique. Elles ont toujours eu des difficulté­s pour accéder au système de santé, aux suivis psychologi­ques. Nombreux sont celles et ceux que je connais qui sont toxicomane­s. Mais il y a aussi de la joie, ici ! La vie est rarement sans ces deux faces-là, de toute façon…

Quel a été le premier déclic, chez vous, pour Le Chant des revenants : un personnage, une situation, un thème ?

Les personnage­s arrivent toujours J. W. : en premier, une fois que j’ai trouvé l’inspiratio­n. Ici, c’est Jojo [premier des trois narrateurs du livre, ndlr] qui a tout d’abord surgi, avec une insistance telle qu’il avait bien sûr une histoire en lui. Et cette histoire racontait la vie aujourd’hui dans le sud des États-Unis. Alors, j’ai écrit quelques chapitres. Mauvais… Avant de m’orienter différemme­nt, pour mieux entendre ce que ce protagonis­te voulait vraiment me dire.

Et en général, qu’est-ce qui vous décide à commencer l’écriture d’un roman ?

Avant tout, je cherche et je choisis J. W. : des personnage­s qui ont une histoire à raconter. Je les « caste » ainsi. La plupart du temps, les gens sur lesquels j’écris pourraient être, dans la vie réelle, des membres de ma famille ou de ma communauté. Qui doivent lutter pour vivre, trouver un sens à cette vie dans des circonstan­ces très dures.

Votre écriture mixe le réalisme et le lyrisme poétique, avec une radicalité sociale. Pouvez-vous nous dire comment ce matériau se constitue, comment se tisse votre langage ?

Je commence à écrire et les premiers J. W. : mots du premier chapitre indiquent toujours un ton. Alors j’écris encore et encore. C’est comme ça que j’en apprends plus sur les personnage­s, ce qu’ils sont, qui ils sont, contre quoi ils luttent, ce dont ils se délectent… et, par conséquent, moi de même ! Je ne sais jamais comment ils vont finir avant d’avoir achevé le roman. L’écriture est un processus de découverte pour moi. J’essaie d’oublier tous les aspects techniques et de me concentrer sur l’écoute des personnage­s, pour habiter leur vie autant que je le peux.

Dans les États-Unis de Donald Trump, ceux des fake news, du complotism­e, du conservati­sme et d’une certaine vulgarité, quelle est, pour vous, l’importance que revêt la littératur­e ? Diriez-vous que les écrivain·es qui ont des thèmes tels que les vôtres doivent être plus radicaux qu’auparavant ?

C’est prouvé : la fiction littéraire augJ. W. : mente les capacités d’un lecteur. Je pense donc qu’elle peut être un outil important pour aider les gens à comprendre, à réaliser, l’humanité des autres. Mais, selon moi, quels que soient le contexte et le président, les romanciers qui sont ainsi possédés par l’écriture de fiction ont toujours été investis dans cette « mission » de faire du mieux qu’ils peuvent. Ouvrant et inspirant l’empathie chez leurs lecteurs.

Que voyez-vous ou pensez-vous du racisme aux États-Unis, depuis l’élection de Trump ?

J’estime que dans certaines régions J. W. : du pays, le racisme s’exprime à nouveau ouvertemen­t. Fort. Cela n’a pas été le cas dans le Sud américain, cependant, et il faut le noter [le Sud était esclavagis­te, ségrégatio­nniste, et les discrimina­tions raciales s’y expriment souvent]. Mais il faut dire qu’il a toujours été manifeste ici.

“La plupart du temps, les gens sur lesquels j’écris pourraient être, dans la vie réelle, des membres de ma famille ou de ma communauté qui doivent lutter pour vivre”

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 ??  ?? Le Chant des revenants,de Jesmyn Ward, traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé. Éd. Belfond,272 pages, 21 euros. En librairie le 7 février.
Le Chant des revenants,de Jesmyn Ward, traduit de l’anglais (États-Unis) par Charles Recoursé. Éd. Belfond,272 pages, 21 euros. En librairie le 7 février.

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