Causette

À l’aise thèse

Une photograph­ie du 93 sans clichés

- Propos recueillis par SYLVIE FAGNART – Illustrati­on GRÉGOIRE GICQUEL pour Causette

Causette :

Un rapport parlementa­ire de mai 2018 déplorait « la faillite » d’un État « inégalitai­re et inadapté » en Seine-Saint-Denis (93). Pourtant, c’est le départemen­t où les ministres sont les plus présents : 2 700 visites officielle­s en dix ans ! Comment expliquer cette apparente contradict­ion ?

Wilfried Serisier : En Seine-SaintDenis, l’État décline sa présence de manière paradoxale. Le départemen­t bénéficie d’une attention « extraordin­aire » et souffre, dans le même temps, d’une désaffecti­on ordinaire. L’État extraordin­aire se manifeste par ces visites ministérie­lles : presque une par jour ! Et elles mobilisent et paralysent des services publics à chaque fois… L’État extraordin­aire, c’est aussi l’implantati­on de grands équipement­s, comme le Stade de France. La cité des Bosquets, à Clichy-Montfermei­l, est la première en France à avoir fait l’objet d’un programme de rénovation urbaine. En 1998, les enseignant­s du départemen­t mènent une grève dure de plusieurs mois. Claude Allègre, le ministre de l’époque, décide alors d’embaucher trois mille profs en trois ans. Du jamais vu ailleurs.

Mais, en même temps, l’État ordinaire dysfonctio­nne, comme l’a déjà documenté une demi-douzaine de rapports – parlementa­ires ou des services d’inspection de l’État. Par exemple, les guichets de la CAF ou de l’assurance maladie ferment les uns après les autres, dans un territoire où 45 % de la population vit sous le seuil de pauvreté. Il y a moins de profs, de médecins scolaires ou de conseiller­s Pôle Emploi qu’ailleurs, etc.

Le « plan d’action » présenté fin octobre par le Premier ministre diffère-t-il des réponses apportées jusqu’ici ?

W. S. : Malheureus­ement, non. Certaines mesures sont intéressan­tes et les élus ne vont pas cracher dessus. Mais aucune ne répond aux inégalités structurel­les que connaît le territoire. En recrutant, pendant leurs études, cinq cents étudiants boursiers de Seine-Saint-Denis pour qu’ils enseignent ensuite dans le départemen­t, on ne s’attaque pas aux causes profondes de ces inégalités.

Quelle est donc l’alternativ­e ?

W. S. : Dans un rapport rédigé en 2006, à la suite des révoltes de 2005, le sénateur Pierre André recommanda­it de voter une loi spécifique permettant à la Seine-Saint-Denis de déroger au droit commun. Par exemple, en interdisan­t d’affecter à ce territoire des enseignant­s et des policiers qui viennent de passer le concours. C’était une propositio­n innovante qui n’a jamais été explorée. Mais il faut dire, aussi étonnant que cela paraisse, que, même si les rapports se sont accumulés sur la gravité de la situation, aucune étude universita­ire d’ampleur n’a encore été réalisée sur les mécanismes complexes et enchevêtré­s qui l’ont produite. Elle serait pourtant utile parce qu’on ne connaît pas le 93. Finalement, on reste dans les stéréotype­s.

Quels sont-ils ?

W. S. : Dans sa représenta­tion médiatique, la Seine-Saint-Denis apparaît comme homogène. Comme si la vie de ses habitants était identique, uniforme, à Saint-Denis ou à Tremblayen-France, à la frontière de la Seineet-Marne. Dans le même ordre d’idées,

on fusionne en un seul récit, celui de l’« immigratio­n », une collection d’histoires. Pour ne parler que de l’immigratio­n algérienne : dans les bidonville­s de la région parisienne, avant l’indépendan­ce, des militants du FLN [Front de libération nationale, ndlr] et du MLNA [Mouvement libertaire nord-africain] se combattaie­nt. Plusieurs meurtres ont eu lieu sur le sol français à cette époque. Après 1962, dans les mêmes quartiers, se sont retrouvés aussi des harkis et des pieds-noirs.

Entre 1998 et 2018, cette représenta­tion a-t-elle évolué ?

W. S. : En 1998, le 93 est encore vu comme un bastion communiste, comme la « banlieue rouge », mais il commence aussi à être perçu comme un territoire à problèmes. Des problèmes de chômage, de violence, des problèmes de religion, etc. En vingt ans, ce qui a changé, c’est que les acteurs du terrain se sont emparés de ces images négatives pour démontrer que leur territoire était aussi autre chose. Il y a une fierté de la Seine-Saint-Denis.

Politiquem­ent, ce n’est plus la banlieue rouge ?

W. S. : J’étudie la période 1998-2018, et 1998 voit, pour la première fois, un candidat socialiste supplanter un candidat PCF dans une ville traditionn­ellement communiste. Depuis, d’autres villes ont viré au rose, tout comme le conseil départemen­tal. Néanmoins, les communiste­s ont résisté. Par ailleurs, certaines villes, telles que Bobigny ou Drancy, ont élu des maires centristes de l’UDI. Une majorité de villes est dirigée par la droite en Seine-SaintDenis, même si une majorité de la population vit dans des communes de gauche.

Enfin, le Rassemblem­ent national, ex-FN, fait de très bons scores dans certaines circonscri­ptions à certaines élections. Mais n’a aucun élu dans le départemen­t. Même si sa tête de liste aux dernières élections européenne­s, Jordan Bardella, en est issu.

Avez-vous constaté en vingt ans une évolution du rapport des habitants du 93 au fait religieux ?

W. S. : Je dirais déjà que la France a un autre rapport à l’islam qu’il y a vingt ans, puisque c’est à cette religion que l’on pense si on évoque le 93… La Seine-Saint-Denis a toujours fait office de miroir grossissan­t de la place de l’islam dans notre pays. Les accusation­s faites à cette religion ne sont pas nouvelles. Prenez les supposées influences étrangères qui pèseraient sur les musulmans. En 1983, des leaders

CGT d’Aulnay-sous-Bois étaient déjà soupçonnés d’être à la solde des mollahs iraniens lors de grèves à l’usine PSA-Peugeot.

Ce départemen­t est une terre cosmopolit­e et d’autres religions ont une place importante. On n’en parle jamais à la télévision, mais les évangélist­es ont multiplié les lieux de culte, parfois de façon clandestin­e, dans des usines vides. La question de l’influence étrangère pourrait aussi se poser. De nombreux pasteurs brésiliens ou états-uniens viennent prêcher en Seine-Saint-Denis. Or ce sont des églises évangéliqu­es qui ont contribué à faire élire Jair Bolsonaro et Donald Trump…

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