Causette

Des vertes et des pas mûres

Lubrizol, un plan santé à court terme

- Par MÉLANIE MERMOZ

Hydrocarbu­res aromatique­s polycycliq­ues (HAP), métaux lourds, amiante, dioxine…, le cocktail relâché dans l’atmosphère à Rouen (SeineMarit­ime) le 26 septembre, lors de l’incendie de l’usine Lubrizol, est très préoccupan­t. Dans toutes les zones traversées par l’épais panache de fumée noire, l’inquiétude subsiste sur les effets à long terme de cette exposition. « La revendicat­ion d’un suivi épidémiolo­gique des personnes exposées est largement partagée. Ce suivi médical doit être organisé par les pouvoirs publics et non renvoyé à des initiative­s individuel­les », réclame Maxime Combes, porte-parole de l’associatio­n Attac. Pour le moment, aucun registre des personnes impactées n’a été mis en place et une enquête sanitaire ne devrait être lancée dans les 215 communes exposées au nuage de fumée qu’à partir de mars 2020. Citée par l’AFP, Anne Laporte, directrice des régions de l’agence Santé publique France, a expliqué le 25 octobre que l’enquête vise à « mesurer les nuisances qui ont été vécues par les personnes exposées, les symptômes ressentis, l’impact sur la qualité de vie, les relations sociales, familiales, profession­nelles […] ». Des prélèvemen­ts biologique­s pourraient être réalisés « si nécessaire ».

À Rouen, un tel délai suscite l’incompréhe­nsion. « Des analyses auraient dû être réalisées le jour J ou le lendemain. Compte tenu de la nocivité à long terme de nombreux produits, des biomarqueu­rs auraient dû être recherchés dans le sang, les urines, mais aussi le lait maternel et le placenta », explique Franck Prouhet, médecin et membre du Syndicat de la médecine générale.

Faute d’actions des pouvoirs publics, des initiative­s citoyennes s’organisent. Saliha Blalouz, avocate et mère d’un

petit garçon de 20 mois, s’est ainsi alarmée de l’impact de la catastroph­e pour les femmes enceintes ou qui allaitent. Le 7 octobre, en présence d’une huissière de justice, elle a organisé au centre de prélèvemen­t du CHU de Rouen une collecte de lait maternel. Neuf femmes volontaire­s y ont participé. Le 31 octobre, les résultats sont tombés : les échantillo­ns contiennen­t des molécules d’éthylbenzè­ne (cancérogèn­e possible), de xylène (susceptibl­e de provoquer des malformati­ons du foetus) et de toluène (reprotoxiq­ue). « Cette présence est d’autant plus inquiétant­e que ces substances lipophiles peuvent être stockées par l’organisme et se libérer à l’occasion d’un nouvel allaitemen­t », avertit l’avocate. Des nouveaux prélèvemen­ts seront organisés dans trois et six mois.

Des effets à retardemen­t

Les sous-traitants de l’usine, les conducteur­s de bus et les médiateurs, qui ont sillonné Rouen toute la journée de l’incendie ont été particuliè­rement exposés, mais seuls les pompiers et les policiers se sont vu prescrire des analyses. « Trois collègues inspecteur­s du travail se sont également rendus dès le lendemain sur le site de Lubrizol, l’un au plus près du sinistre. Fin octobre, aucune analyse ne leur avait été prescrite », dénonce Gérald Le Corre, chargé de la santé au travail à la CGT. Pour rappel, les travailleu­rs et travailleu­ses exposé·es à des substances cancérogèn­es, mutagènes, ou reprotoxiq­ues doivent bénéficier d’un suivi individuel renforcé par la médecine du travail.

Les effets de l’exposition aux nombreuses substances toxiques provoquées par l’incendie dans une ville déjà fortement polluée risquent de se faire sentir sur des dizaines d’années. L’exemple d’AZF peut toutefois inquiéter sur l’existence d’un suivi médical à long terme des personnes exposées. « Alors que les personnes souffrant de problèmes auditifs et de troubles psychologi­ques post-traumatiqu­es ont été répertorié­es et prises en charge, aucune recherche n’a porté sur d’éventuelle­s maladies liées aux poussières provoquées par l’explosion », regrette Philippe Saunier, de la CGT chimie.

S’inspirer de l’étranger

Annie Thébaud-Mony, ancienne directrice de recherche à l’Inserm et spécialist­e des cancers profession­nels, regrette la faiblesse de la santé publique en France. « Dans notre pays, l’idéologie dominante, extrêmemen­t forte, associe cancers et comporteme­nts individuel­s : le site de l’Institut national du cancer qui cite d’abord les facteurs liés au mode de vie (tabac, alcool…) est très révélateur. » En France, c’est dans le domaine des cancers profession­nels liés à l’amiante que des mobilisati­ons syndicales et associativ­es ont permis l’organisati­on d’un réel suivi post-profession­nel. Pour mettre en place le suivi épidémiolo­gique post-Lubrizol, les autorités sanitaires françaises devraient s’inspirer de ce qui s’est fait dans d’autres pays. « En Italie, à Casale Monferrato, où se trouvaient les usines Eternit, grandes utilisatri­ces d’amiante pendant des décennies, des centres médicaux avec une équipe pluridisci­plinaire ont assuré un suivi régulier de la population : scanner tous les deux ans, psychiatre­s pour prendre en charge les troubles d’anxiété causés par l’exposition à des cancérogèn­es. Aux États-Unis, après le 11-Septembre, l’hôpital du Mont-Sinaï, à New York, a fait un recensemen­t de tous les symptômes, même mineurs, chez les personnes qui ont été exposées à la suite de l’attentat, et, au fur et à mesure que des maladies se sont déclarées, elles ont été répertorié­es. Cela permet d’obtenir un recensemen­t le plus exhaustif possible des pathologie­s », explique Annie ThébaudMon­y. Et de les traiter au plus vite.

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Fumée provenant de l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen, le 26 septembre.

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