SOS Amitié, bonjour !
Les réseaux sociaux resserrent-ils les liens amicaux ou les altèrent-ils ? Tour d’horizon des petites disputes entre ami·es connecté·es et des nouveaux lieux de sociabilité en ligne.
Qui, qui, qui sont nos amiiiii·es ? À l’heure où #MeToo a rebattu les cartes des relations hommes-femmes. Où le mouvement des « gilets jaunes » a projeté dans la lumière des Français·es qui, au-delà de la précarité, se sont dit·es touché·es par la solitude et l’isolement, trouvant sur les ronds-points des compagnes et compagnons de lutte, mais aussi et peut-être surtout des ami·es. À l’heure, encore, où l’on connaît toute la vie de ses copains et copines via Facebook et Instagram, y a-t-il encore un intérêt à voir ses potes en vrai ? À quoi ressemblent nos pratiques de l’amitié dans notre société un brin chamboulée ? C’est la question que Causette s’est posée.
Le selfie fait-il l’ami·e ? Unfriender,
est-ce tromper ? Les « copains d’avant » sont-ils les relous de demain ? Depuis qu’un poke affectueux nous a tiré de notre torpeur sur Facebook, arrivé en France au mitan des années 2000, on s’interroge sur ce qui fragilise ou solidifie les liens amicaux dans nos pratiques quotidiennes sur les réseaux sociaux. Ceux-ci ont certes reconfiguré nos interactions, mais nos échanges amicaux sont-ils pour autant inertes ou désincarnés ? Un discours dominant volontiers alarmiste pointe du doigt le caractère artificiel de ces rapports, mettant en garde contre un éventuel risque de déstructuration du tissu social. Une analyse quelque peu erronée tant la réalité du virtuel a rebattu les cartes, car aujourd’hui, l’amitié s’y réinvente.
En 2019, fréquenter sa bande de potes toutes et tous connecté·es, c’est d’abord faire l’apprentissage, parfois douloureux, de nouveaux codes de communication. « On n’a rien à se dire quand on se voit parce que mes ami·es ont déjà posté tout ce qu’ils et elles ont fait en stories sur Instagram », constate Flore, 23 ans, enseignante. « Les conversations sont à la fois augmentées et diminuées »,
résume Charlotte Hervot, autrice d’un Petit Guide de survie sur Instagram 1.
En résumé, on ne parle plus de certaines informations dont on a déjà eu connaissance via les réseaux, mais, en conséquence, on développe aussi de nouveaux sujets de conversation.
Et en l’absence de mode d’emploi, chacun·e improvise et apprend à composer avec ces nouveaux codes. Qui font également surgir de nouvelles façons de se prendre le bec. Ainsi, Elsa, 33 ans, se souvient d’un Nouvel An arrosé. « Les gens ont filmé pendant la soirée et tout a été documenté sur les réseaux. Personne ne m’avait demandé mon avis, alors j’ai écrit un petit texte sur Instagram pour pointer le problème. J’ai eu l’impression de passer pour la rabat-joie. » Car il faut désormais compter avec le consentement amical pour ne pas froisser les ego « tagués » à tort et à travers.
Partage et flicage
La personnalité virtuelle de ses proches peut aussi se révéler, à terme, un peu usante : comment, dès lors, chérir un·e camarade dont la présence en ligne nous rebute ? Caroline, 29 ans, autrice, évoque cette « amie qui se trouve très belle sur les réseaux, alors que dans la vie elle est moins centrée sur son image. Mais à force de stories la bouche en coeur, [elle a] commencé à la voir différemment ». Ce sont aussi nos usages de ces médias qui
“Les conversations sont à la fois augmentées et diminuées” Charlotte Hervot, journaliste et autrice
amplifient des broutilles insignifiantes. En effet, une étude menée auprès d’étudiant·es sud-coréen·nes 2 précise que « sur Facebook, ne pas cliquer sur “j’aime” ou ne pas laisser un commentaire après avoir vu le statut ou la photo publiée par ses connaissances peut apparaître comme une indifférence pour les intéressés. Comme si la relation ne pouvait être maintenue qu’à condition de laisser les traces ». Fondée sur une réciprocité, l’amitié se trouve ainsi reformulée sur les réseaux sociaux qui ont élaboré tout un système de surveillance mutuelle : « L’envers du partage, c’est le flicage », regrette Charlotte Hervot.
Le fait de tout savoir de la vie des autres a fait naître un sentiment tout neuf : le Fomo, « fear of missing out », qui désigne la crainte permanente de rater quelque chose. « On a peur qu’on nous abandonne, détaille Elsa. Un ami a vu que j’avais été boire des verres dehors, il a pensé qu’on faisait des soirées dans son dos. Ça peut rendre parano et c’est puéril, on a l’impression d’avoir 13 ans. » Sans oublier celles et ceux qui déclinent poliment les invitations, prétextant paresser au lit et qui apparaissent ensuite sur nos écrans en pleines bacchanales endiablées.
Le cas épineux des clichés de vacances, qui donnent à voir, aux yeux de tous, orteils en éventail ou piñas coladas savamment arrangées sur le sable, traduit surtout une inégale
répartition du temps libre ou des différences de revenus parfois difficiles à digérer entre proches. « Cela demande une capacité de recul que tout le monde n’a pas », explique Charlotte Hervot. Elsa confirme : « Cela occasionne une espèce d’amertume, de jalousie qui peut dégénérer. »
Des affinités électives à portée de clics
Au palmarès des réseaux, en France, Facebook (35 millions d’utilisateurs et d’utilisatrices actives) arrive toujours en tête. Viennent ensuite sa messagerie, Messenger, puis YouTube, WhatsApp, Instagram, Snapchat, Twitter, Pinterest et enfin TikTok, prisé des plus jeunes, avec 4 millions d’usagers et d’usagères. Face à la prolifération des abonné·es, une distinction sémantique s’impose. La sociologue américaine du Web Danah Boyd s’est interrogée sur cette nuance : « Pourquoi tout le monde suppose que “friends” équivaut à amis ? » Les facebookeur·ses, par exemple, n’échangent en réalité qu’avec un très petit pourcentage (5 à 10 %) de profils. Les autres profils relevant d’une camaraderie plus lointaine, mais qui peut se révéler plus utile que son cercle intime en cas de recherche d’emploi ou de logement.
En compartimentant nos activités, on oublie souvent que ces connexions sont un prolongement du quotidien : les réseaux sociaux, c’est la vraie vie – les victimes de cyberharcèlement peuvent en témoigner. C’est ce que défend Nathan Jurgenson, sociologue maison de Snapchat : il faut cesser d’opposer le monde digital au réel, un point de vue qui déréalise Internet, alors qu’il n’y a pas plus concret. Ce qu’il nomme photo sociale, par exemple, s’envoie dans le seul but de créer du lien : le selfie signifie « j’ai pensé à toi ». Et si tout laissait présumer que plus on est en interaction en ligne, moins on serait réactif « à l’extérieur », c’est précisément l’inverse qui se produit, selon le chercheur Antonio Casilli, auteur des Liaisons numériques 3. Ces sociabilités virtuelles peuvent en effet être des accélérateurs d’amitiés aux innombrables ramifications. On a vu fleurir des espaces de discussion fondés sur une proximité intellectuelle et une estime mutuelle, des militantes féministes qui s’organisent dans des groupes privés ou des espaces safe pour les communautés
“Aujourd’hui, des gens que l’on n’a jamais rencontrés nous apportent de l’entraide et du soutien moral” Thibaut Thomas, du Celsa-Sorbonne
LGBT+. « Aujourd’hui, des gens que l’on n’a jamais rencontrés nous apportent de l’entraide et du soutien moral », analyse Thibaut Thomas, spécialiste de la communication sur les réseaux sociaux au Celsa-Sorbonne. C’est le cas, par exemple, des personnes anorexiques, souvent accusées de faire la promotion de leur maladie 4 et dont Antonio Casilli a étudié la présence en ligne. Il en a conclu que les bannir des réseaux sociaux, comme ce fut le cas sur Tumblr ou sur Instagram, les mettait en danger en les isolant et accroissait les risques de suicides. Alors qu’ensemble, selon lui, elles sont visibles et disposent d’un réseau d’entraide. Bref, les réseaux sociaux auraient surtout remis au goût du jour des pratiques ancestrales, s’amuse Thibaut Thomas. La preuve : « Aujourd’hui, tout le monde peut avoir le même type de réseau qu’un humaniste du Moyen Âge qui correspondait en latin dans toute l’Europe avec des gens qu’il n’avait jamais rencontrés. »
1. Petit Guide de survie sur Instagram, ou comment liker et être liké est devenu un sport de combat, de Charlotte Hervot. Éd. Arke.
2. « L’expression de soi et les réseaux sociaux », de Sang-Hoon Lee et Yo-Han Kim, revue Sociétés, 2013.
3. Les Liaison numériques. Vers une nouvelle sociabilité, d’Antonio Casilli. Éd. Seuil, 2010.
4. Ce courant se nomme « pro-ana », pour « pro-anorexia ».