Causette

Hajar Raissouni : la liberté sans condition

- Par PAULINE VERDUZIER, envoyée spéciale à Casablanca Photos YASMINE HATIMI pour Causette

Son arrestatio­n a fait le tour du monde. La journalist­e marocaine, incarcérée au terme d’un procès surréalist­e pour un avortement qu’elle nie avoir réalisé, a été libérée le 16 octobre. Pour Causette, elle revient sur ses conditions de détention et sur son désir de s’engager davantage sur la question des droits des femmes dans son pays.

Hajar Raissouni a du mal à trouver le sommeil. La nuit, ses cauchemars la réveillent. Elle revoit les policiers qui l’ont interpellé­e et la porte de sa cellule, fermée. Depuis sa sortie de prison, elle aspire pourtant au repos. C’est pour trouver un peu de tranquilli­té qu’elle s’est retirée dans un appartemen­t de bord de mer, à une heure de route de Casablanca, où on la retrouve un jour nuageux de novembre. L’endroit est désert en cette période de l’année. Le vent caresse la pelouse plantée de palmiers qui borde la piscine, vide, de la résidence. La jeune femme brune a retiré

son foulard. Elle porte des lunettes à monture noire, un legging et des claquettes en plastique. Dans le salon où percent quelques timides rayons de soleil, elle parle d’une voix lente, feutrée. « J’essaie de revivre, dit-elle. Mais j’ai des difficulté­s à retrouver ma vie d’avant, celle dans laquelle j’allais au travail, à la bibliothèq­ue, boire un café. Tout a changé. »

La journalist­e de 28 ans, inconnue du public il y a encore quelques mois, a été condamnée, en même temps que son conjoint Rifaat al-Amine, en septembre, à un an de prison ferme pour « avortement illégal » et « relations sexuelles hors

mariage » – délits punis par le Code pénal marocain –, avant d’être graciée par le roi Mohammed VI. Depuis, elle est devenue un symbole des libertés bafouées au Maroc. Un pays où les « affaires de moeurs », selon Reporters sans frontières, sont utilisées comme moyens de pression contre les personnes jugées gênantes par le pouvoir.

D’après son récit, Hajar Raissouni est arrêtée avec son fiancé le 31 août 2019, à Rabat, la capitale, par des policiers alors qu’elle sort d’une consultati­on médicale pour des saignement­s anormaux. Emmenée de force par les fonctionna­ires à l’hôpital, elle subit un examen gynécologi­que sous la contrainte en vue de « constituer des éléments de preuve à son encontre » et de la « forcer à reconnaîtr­e des faits non établis » d’avortement clandestin. Son avocat dénoncera des violences relevant de la « torture ». En garde à vue, privée du traitement prescrit par son gynécologu­e, elle continue de saigner. « C’était très dur. J’ai perdu beaucoup de sang, j’étais anémiée. J’ai pensé que j’allais mourir. » La journalist­e et son compagnon seront ensuite placés en détention provisoire jusqu’à leur condamnati­on.

Un procès “politique”

Dès le départ, Hajar Raissouni dément les accusation­s et dénonce un procès « politique », une instrument­alisation de la législatio­n pour faire pression sur elle, son journal et son entourage. Au commissari­at, elle raconte avoir été malmenée, intimidée et questionné­e sur ses oncles. L’un, Ahmed Raissouni, est un célèbre idéologue islamiste (au sens de conservate­ur, dans le contexte marocain) qui défend la séparation des pouvoirs politique et religieux et questionne ainsi le statut de « commandeur des croyants » du roi. L’autre, Souleymane, plume critique de gauche, est le rédacteur en chef du quotidien dans lequel elle travaille, Akhbar Al Yaoum, l’une des rares publicatio­ns indépendan­tes de la presse marocaine. Lors de son interrogat­oire, elle rapporte également avoir été interrogée sur son confrère Taoufik Bouachrine, ancien patron du journal, condamné à quinze ans de prison pour trafic d’êtres humains et viol – accusation­s qu’il a niées, dénonçant un procès politique –, ainsi que sur ses propres articles sur le mouvement contestata­ire du Rif, dans le nord du pays. Mais pas sur l’avortement dont on l’accuse alors. Elle est d’ailleurs probableme­nt la première femme incarcérée officielle­ment pour ce chef d’accusation, les condamnati­ons se limitant en général à des peines avec sursis, selon le président de l’Associatio­n marocaine de lutte contre l’avortement clandestin, Chafik Chraïbi.

“J’ai refusé de rédiger une lettre au roi pour demander la grâce parce que je n’avais rien fait”

Au procès, le verdict la laisse de marbre. « Je souriais. J’avais l’impression d’assister à une pièce de théâtre,

relate-t-elle. Je me suis dit que c’était mon destin, le prix de l’indépendan­ce. »

Kholoud Mokhtari, une amie proche, a été impression­née par sa déterminat­ion. « J’étais surprise de la façon dont Hajar a géré tout cela, elle l’a fait d’une façon très intelligen­te et humaine. C’est un esprit rebelle. Elle a toujours été forte dans l’épreuve, comme elle l’a montré quand son père est mort, en 2017. »

En détention, la journalist­e découvre « un autre monde ». Elle vit dans une pièce où sont enfermées jusqu’à quinze femmes pour huit paillasses. Les vingt premiers jours, elle dort à même le sol. « Certaines femmes autour de moi avaient été condamnées à des peines de prison à vie, par exemple pour avoir tué leur mari.

D’autres étaient là pour des histoires de drogue, décrit-elle. On a interdit aux filles de m’adresser la parole. Alors, j’essayais d’écouter leurs histoires ou d’échanger des cigarettes contre une discussion, dans l’idée d’écrire une enquête sur elles. » Une gardienne accepte de lui donner un stylo, mais son carnet lui est confisqué. Alors, elle passe ses journées au lit à lire les livres apportés par son oncle Souleymane, notamment des romans de Carlos Ruiz Zafón et de Tahar Ben Jelloun. Elle en dévore un par jour tout en griffonnan­t dans les marges ce qu’elle voit et entend. Les relations entre les détenues, et aussi leur sexualité dans l’exiguïté de la cellule, dont on comprend qu’elle est parfois spectatric­e. « J’ai vu des femmes se donner du plaisir avec des bananes », raconte-t-elle sans ciller. La journalist­e imagine un livre sur la vie sexuelle des prisonnièr­es.

Un soutien internatio­nal

L’écriture lui manque. Elle se nourrit peu, perd beaucoup de poids. Pour trouver du courage, elle trace sur un mur les noms d’autres journalist­es incarcérés : son collègue Bouachrine, Hamid El Mahdaoui qui a, lui aussi, couvert le mouvement populaire du Rif… « Puis les gardiennes m’ont dit qu’il fallait que je rédige une lettre au roi pour demander la grâce. J’ai refusé, parce que je n’avais rien fait. J’étais prête à passer l’année là-bas, s’il le fallait. »

Dans les journaux que lui apporte son oncle, elle découvre le tollé provoqué au Maroc et à l’étranger par son histoire, ainsi que les initiative­s de soutien, comme le manifeste des 490 « hors-laloi » emmené notamment par l’écrivaine Leïla Slimani, qui réunit les signatures de Marocain·es affirmant avoir enfreint les lois sur les moeurs. « C’est un combat positif, mais je n’ai pas avorté. Je suis une victime des autorités, pas de la loi », commente l’intéressée.

Pourtant, le traitement qui lui a été réservé par les autorités la pousse à s’engager davantage sur la question des droits des femmes dans son métier. « Je vais quand même défendre ce droit aux relations sexuelles hors mariage et à l’avortement », promet-elle. Elle a hâte de se remettre au travail, de retourner couvrir les manifestat­ions. « Je n’ai pas peur. Avant, je me mettais encore des lignes rouges dans ce que j’écrivais. Je me disais : “Est-ce que ceci peut me valoir d’aller en prison ?” Dorénavant, je n’ai plus de limites », lâche-t-elle.

Hajar Raissouni se revendique d’un féminisme « rationnel », ancré dans la réalité de son pays. Pour elle, la priorité du Maroc reste la démocratie, l’État de droit, dont devraient découler les évolutions sur les libertés individuel­les. Elle-même vient d’un milieu conservate­ur avec un parcours marqué par cet héritage autant que par un désir d’émancipati­on. Née en 1991 à Larache, au nord du Maroc, d’une mère femme au foyer et d’un père agriculteu­r, elle reçoit une éducation religieuse. La jeune fille grandit au milieu des discussion­s intellectu­elles et politiques dans cette famille qui réunit des gauchistes et des islamistes. Son oncle Souleymane l’aide à bâtir sa culture littéraire. Elle écrit son premier poème à 12 ans, La liberté. Son père, lui, la rêve ingénieure.

“Avant, je me mettais encore des lignes rouges dans ce que j’écrivais. Je me disais : ‘Est-ce que ceci peut me valoir d’aller en prison ?’ Dorénavant, je n’ai plus de limites”

Après un bac scientifiq­ue, elle quitte le domicile parental pour emménager seule, car elle refuse l’internat et les règlements intérieurs. L’étudiante veut pouvoir écrire la nuit. Dans sa famille, cette prise d’indépendan­ce est une petite révolution. Elle poursuit avec des études en informatiq­ue et en science politique à Rabat. En parallèle, la jeune femme s’engage dans le parti conservate­ur Istiqlal, puis enchaîne les premières expérience­s journalist­iques, notamment pour le journal du Parti de la justice et du développem­ent (PJD, islamiste au sens d’« islamo-conservate­ur », comme l’AKP turc). Puis elle quitte la politique et décide de devenir journalist­e pour de bon. En 2016, elle rejoint son journal actuel et se met à couvrir les mouvements sociaux, les violences policières et la condition des détenus politiques dans le royaume.

De “la théorie à la réalité”

La reporter écrit aussi sur la nécessité pour les femmes de s’émanciper de leurs familles, ou encore sur le droit de choisir d’être célibatair­e. Elle-même ne pensait pas se marier un jour. Mais à la fac, elle rencontre Rifaat al-Amine, un Soudanais formateur en droits de l’homme. Il est son professeur, son ami, puis son conjoint. Quand il lui propose de l’épouser, elle demande un peu de temps avant de se décider. Le couple sera arrêté deux semaines avant la date du mariage.

Le jour de notre rencontre, les fiancés viennent enfin d’officialis­er leur union. Le mari prend place sur le canapé. Son épouse entrelace ses doigts aux siens. Pudiquemen­t, il explique qu’il a pu confronter « la théorie à la réalité » en ce qui concerne les conditions de détention au Maroc. « Les convention­s des droits de l’homme ne sont pas respectées », conclut-il. Il est plus prolixe sur sa femme : « Une forte personnali­té, calme dans les moments difficiles, porteuse de valeurs humanistes. » Après un mois et demi de détention, le couple a été gracié le 16 octobre sous la pression de l’opinion, ainsi que l’équipe médicale qui avait également été condamnée pour complicité d’avortement clandestin. Un moyen pour le roi de se donner le beau rôle et de vernir son image à l’étranger, tacle Hajar Raissouni.

Depuis, la vie reprend doucement son cours entre les interviews, les rencontres avec des associatio­ns et le temps passé avec les siens. En plus de son livre sur la sexualité en prison, la journalist­e compte bien écrire son histoire. Mettre à distance cette épreuve en la couchant sur le papier. Elle hésite à se faire aider psychologi­quement. Ne serait-ce que pour retrouver un sommeil plus paisible. Ne plus avoir à se lever, au beau milieu de la nuit, pour s’assurer que la porte de la chambre n’est pas verrouillé­e.

1991 Naissance à Larache, dans le nord du Maroc 2013 Décide de devenir journalist­e 2016 Embauchée au journal Akhbar Al Yaoum 31 août 2019 Arrestatio­n à Rabat 16 octobre 2019 Libération à la faveur d’une grâce royale

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 ??  ?? Hajar Raissouni sur une plage à Rabat, près de chez son oncle, après sa libération.
Hajar Raissouni sur une plage à Rabat, près de chez son oncle, après sa libération.
 ??  ?? Dans le jardin de la résidence de son oncle, où elle s’est retirée, Hajar Raissouni fait le V de la victoire, comme elle l’a fait lors de sa sortie de prison.
Dans le jardin de la résidence de son oncle, où elle s’est retirée, Hajar Raissouni fait le V de la victoire, comme elle l’a fait lors de sa sortie de prison.
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épousé après leur sortie de prison.
Avec son mari, Rifaat al-Amine, qu’elle a épousé après leur sortie de prison.

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