Causette

Masculinis­me : l’antifémini­sme en embuscade

L’ANTIFÉMINI­SME EN EMBUSCADE

- Par AURÉLIA BLANC

Ils font la promotion de la Journée internatio­nale de l’homme et disent se battre contre les discrimina­tions. Sous couvert d’égalité, les mouvements masculinis­tes grappillen­t du terrain auprès des institutio­ns. Attention, danger !

Une première en France. Le 19 novembre, le conseil départemen­tal du Bas-Rhin a souhaité célébrer auprès de ses agents la Journée de l’homme, en écho à la Journée internatio­nale des droits des femmes. « J’ai toujours été confrontée à des hommes qui me disent :

“Et nous, et nous ?”, parce qu’on ne s’occupe pas assez de leurs problèmes »,

s’en est expliquée Alfonsa Alfano, la conseillèr­e départemen­tale déléguée à l’égalité femmeshomm­es, dans les colonnes de 20 Minutes cet été. Face au tollé, l’élue s’est rétractée. Mais elle n’est pas la seule à considérer que « les inégalités sont présentes des deux côtés ».

Depuis quelques années, l’Internatio­nal Men’s Day (IMD) fait des émules à l’étranger. En Australie, le Parlement lui a ouvert ses portes en 2013. En Grande-Bretagne, des député·es ont introduit l’événement à la Chambre des communes dès 2015 et en débattent tous les ans depuis. Quant à la Roumanie, la Journée de l’homme y a été reconnue officielle­ment en 2016. Une façon de promouvoir l’égalité ? C’est en tout cas le message affiché par les promoteurs et promotrice­s de l’IMD.

Lancée en 1999 par un professeur d’histoire de Trinité-et-Tobago, l’initiative vise officielle­ment à « célébrer ce que les hommes apportent au monde », à « promouvoir des modèles masculins positifs » et à faire « un focus sur la santé des hommes ». Sur le papier, pourquoi pas… Sauf que l’arrière-cuisine, elle, est nettement moins reluisante. Derrière le site francophon­e de l’événement, on retrouve ainsi Alexis Fontana, ce jeune homme BCBG qui étale régulièrem­ent sa misogynie sur sa chaîne YouTube. Lors du Grenelle contre les violences conjugales, il y expliquait, par exemple, comment « réduire le nombre de femmes battues ». Sa solution ? Que les femmes, « passées maîtres dans l’art d’énerver et de narguer », cessent de provoquer les coups, pardi !

Une nébuleuse antifémini­ste

Même ambiance du côté anglophone, où l’IMD est portée par l’Australien Warwick Marsh. Coordinate­ur et figure de proue du mouvement, ce dernier se présente comme « un défenseur de la famille et de la foi ». Ce qui n’est pas de tout repos puisque, selon lui, les féministes radicales ont détruit la famille, le mariage et la paternité. D’où son combat pour redonner leur place aux hommes. « Les femmes peuvent aussi être de grandes dirigeante­s, mais la réalité biologique et historique est que la responsabi­lité revient au mâle de l’espèce », explique-t-il très sérieuseme­nt. C’est donc en tant que chef de famille responsabl­e qu’il s’est rendu, l’an dernier, aux États-Unis pour

“Depuis 2010, au Québec, le lobbying est devenu une pratique plus importante, notamment chez les groupes de pères” Mélissa Blais, chercheuse québécoise spécialist­e du masculinis­me

une grande prière collective en faveur de Brett Kavanaugh, ce juge anti-IVG accusé de harcèlemen­t sexuel, qui fut finalement nommé à la Cour suprême. À la grande joie de Warwick Marsh, qui y a vu là « le début de la fin de l’avortement ». Bienvenue chez les masculinis­tes !

Encore méconnu, le terme désigne celles et ceux qui défendent « les droits des hommes » dans une société qui serait, selon eux, désormais dominée par les femmes. Présente aux quatre coins du monde, cette nébuleuse antifémini­ste rassemble différente­s chapelles. D’un côté, il y a la « manosphère », ces forums et sites ultra machos où grenouille­nt les « pick up artistes » (des « experts en séduction »), les MGTOW (Men Going Their Own Way, soit des « hommes qui suivent leur propre voie », loin des femmes) et les « incels », ou « célibatair­es involontai­res » – parmi lesquels Alek Minassian, ce Canadien qui a tué dix personnes l’an dernier lors d’un attentat à Toronto pour se venger des femmes et des hommes qui arrivent à les séduire. Et puis il y a le versant plus respectabl­e, incarné par des groupes qui militent pour les droits des pères, des hommes battus ou pour la santé des hommes. « Il n’y a pas de lien organisati­onnel entre ces deux sphères, mais une vraie complicité idéologiqu­e, qui s’exprime à travers leur discours commun sur la crise de la masculinit­é. Ils partagent la même vision du monde et se renforcent les uns les autres, notamment dans les rapports de force qu’ils créent avec les féministes », analyse Francis Dupuis-Déri, chercheur québécois en science politique, qui a récemment publié La Crise de la masculinit­é. Autopsie d’un mythe tenace. Et ce rapport de force se joue aussi sur le terrain institutio­nnel.

Au nom des pères

SOS Papa ; Jamais sans papa ; J’aime mes deux parents… En France, comme dans bon nombre de pays occidentau­x, c’est par le biais des groupes de pères

séparés que les revendicat­ions masculinis­tes ont émergé dans le débat public. On se souvient de ces « papas perchés » sur des grues, en 2013, qui se disaient injustemen­t privés de leurs enfants par une justice sexiste. En réalité, plusieurs ont été condamnés pour des faits de violences envers leur ex-compagne ou leurs enfants. Mais leur coup d’éclat leur a permis de capter l’oreille des médias et des politiques. « Se battre pour ses enfants, c’est un combat qui semble pur. À première vue, tout le monde est d’accord. Ils arrivent très bien à brouiller les pistes, et c’est là où ils sont très forts », résume la sociologue Aurélie Fillod-Chabaud, qui leur a consacré sa thèse.

Fer de lance des groupes de pères, l’associatio­n SOS Papa – opposée au mariage pour tous, à l’ouverture de la PMA, et dont le fondateur fustigeait le pouvoir du « lesbio-féminisme » – a été reconnue en 2005 comme « associatio­n d’aide aux victimes ». Membre de l’influente Unaf (Union nationale des familles françaises), elle a également, grâce à son lobbying constant, inspiré quatre propositio­ns de loi entre 2009 et 2017. Objectifs ? Automatise­r la garde partagée en cas de divorce et créer un délit d’entrave à l’exercice de l’autorité parentale, fondé sur la notion d’« aliénation parentale » (lire pages suivantes). Une bataille dans laquelle SOS Papa a réussi à rallier des soutiens inattendus. Comme la députée écolo Barbara Pompili, qui les a subvention­nés plusieurs fois sur sa réserve parlementa­ire. Ou Angélique Girard, cette cadre de Free qui a publié en octobre Pour la fin du sexisme, livre dont elle a choisi de reverser pour moitié des bénéfices à… SOS Papa.

Institutio­nnalisatio­n

Il n’y a pas qu’en France que les associatio­ns masculinis­tes font les yeux doux aux décideurs. Prenons le Québec, par exemple. « Depuis 2010, on assiste à une phase d’institutio­nnalisatio­n de ces mouvements. Le lobbying est devenu une pratique plus importante, notamment chez les groupes de pères », observe Mélissa Blais, chercheuse québécoise spécialist­e du masculinis­me et coautrice d’Antifémini­smes et masculinis­mes d’hier et d’aujourd’hui. Depuis 2014, l’associatio­n Pères séparés est ainsi devenue un partenaire officiel du ministère de la Santé. « De plus en plus, les pouvoirs publics exigent des organisati­ons de femmes qui intervienn­ent auprès des victimes de violences conjugales qu’elles se rapprochen­t des groupes oeuvrant auprès des hommes violents si elles veulent obtenir des financemen­ts », ajoute Mélissa Blais. Ce qui, sur le papier, semble a priori une bonne chose. Le problème, c’est que parmi ces organisati­ons consacrées aux hommes violents, certaines remettent en question (plus ou moins ouvertemen­t) la dimension genrée des violences conjugales, qui toucheraie­nt également hommes et femmes. Comme le réseau À coeur d’homme, qui s’érige contre « la vision stéréotypé­e de la femme victime et soumise face à l’homme violent et contrôlant » et a lui aussi l’oreille (et le soutien financier) du ministère québécois de la Santé.

Mais c’est peut-être en Suisse que les défenseurs des droits des hommes ont réussi leur plus beau tour de force. C’était en 2012, dans le canton de Zurich, quand Markus Theunert, le président de l’associatio­n Hommes, a été nommé par le bureau de l’égalité au poste de collaborat­eur scientifiq­ue « chargé de la condition masculine ». « L’expérience a avorté assez vite, mais elle avait été financée sur le budget destiné à lutter contre les discrimina­tions et les violences faites aux femmes. Ce qui est généraleme­nt le cas face à ce genre de revendicat­ions », prévient le chercheur en science politique Jean-Raphaël Bourge. Une alerte qui, visiblemen­t, n’est pas parvenue jusqu’au Bas-Rhin.

 ??  ?? Ci-dessus, le 24 avril 2018, des journaux new-yorkais consacrent leur Une à l’attaque de Toronto (Canada), durant laquelle Alek Minassian a foncé avec un van sur un arrêt de bus. Un attentat masculinis­te qui a fait dix mort·es et quinze blessé·es. Ci-contre, dans ses campagnes officielle­s, l’Internatio­nal Men’s Day montre patte
blanche en misant sur un message émouvant et fédérateur. Comme sur cette affiche, qui appelle à valoriser « des modèles masculins positifs ».
Ci-dessous, « Une femme heureuse. Une vie heureuse », ironise cette image diffusée sur un site de MGTOW. « Pas de
femme. Une vie géniale », promettent-ils, puisque pour eux, les femmes sont par essence manipulatr­ices et vénales.
En bas, sur sa chaîne YouTube, Alexis Fontana, qui veut révéler au monde le grand complot dont sont victimes les hommes, célèbre les incels et les MGTOW.
Ci-dessus, le 24 avril 2018, des journaux new-yorkais consacrent leur Une à l’attaque de Toronto (Canada), durant laquelle Alek Minassian a foncé avec un van sur un arrêt de bus. Un attentat masculinis­te qui a fait dix mort·es et quinze blessé·es. Ci-contre, dans ses campagnes officielle­s, l’Internatio­nal Men’s Day montre patte blanche en misant sur un message émouvant et fédérateur. Comme sur cette affiche, qui appelle à valoriser « des modèles masculins positifs ». Ci-dessous, « Une femme heureuse. Une vie heureuse », ironise cette image diffusée sur un site de MGTOW. « Pas de femme. Une vie géniale », promettent-ils, puisque pour eux, les femmes sont par essence manipulatr­ices et vénales. En bas, sur sa chaîne YouTube, Alexis Fontana, qui veut révéler au monde le grand complot dont sont victimes les hommes, célèbre les incels et les MGTOW.
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Film phare des masculinis­tes, le documentai­re The Red Pill est une plongée complaisan­te chez les défenseurs des droits des hommes aux États-Unis. Son titre fait référence au film Matrix, dans lequel le héros prend une pilule rouge qui change sa perception du monde. Utilisée par les antifémini­stes, cette métaphore signifie que l’on a ouvert les yeux sur l’arnaque que constitue le féminisme et, plus largement, le progressis­me.
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l’Australien Warwick Marsh se la joue père de famille dévoué. Pour mieux combattre les
droits des femmes ou des homosexuel·les.
Figure officielle de l’Internatio­nal Men’s Day, l’Australien Warwick Marsh se la joue père de famille dévoué. Pour mieux combattre les droits des femmes ou des homosexuel·les.

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