Causette

Syndrome d’aliénation parentale : un travail de « SAP »

Jamais reconnu par la communauté scientifiq­ue, le « syndrome d’aliénation parentale » est pourtant fréquemmen­t invoqué devant les tribunaux. Une influence que l’on doit pour beaucoup aux masculinis­tes, qui ont trouvé là une arme parfaite pour occulter la

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« J’étais devenue la bonne à tout faire. Il me rabaissait tout le temps, il buvait, j’avais toujours peur qu’il se mette en colère »,

se souvient Jade 1, 43 ans. Marocaine ayant grandi en France, elle a 27 ans lorsqu’elle se marie avec un homme, lui aussi marocain, qu’elle connaît depuis quelques mois seulement. Très vite, « la vie commune devient de pire en pire » : son mari, qui a exigé qu’elle arrête de travailler, lui interdit aussi de prendre une contracept­ion. Entre 2005 et 2007 naissent alors trois enfants. « Je n’avais pas d’argent, pas de téléphone portable, pas de logement où aller. J’étais prisonnièr­e », résume aujourd’hui cette brune volubile. Après une première tentative de fuite avortée, elle finit par partir avec ses enfants, porte plainte et demande le divorce, au printemps 2014. C’est là, dit-elle, que « les ennuis commencent ».

La plainte de Jade ayant été classée sans suite, la justice ne se prononce pas sur les violences conjugales : pour elle, Jade et son époux vivent un simple « conflit parental ». Afin de pouvoir déterminer si leurs enfants sont en danger avec l’un ou l’autre, la justice ordonne alors une enquête sociale, puis une seconde, à laquelle vient s’ajouter une mesure d’investigat­ion judiciaire. Pendant ce temps-là, Jade, qui a la garde des enfants, dit subir le harcèlemen­t de son ex-conjoint. Ce dernier a d’ailleurs écopé, en 2017, d’un rappel à la loi pour des faits de violences sur conjoint, comme le révèle une ordonnance judiciaire que nous avons pu consulter. Cette ordonnance, qui reprend les conclusion­s de l’enquêteur social, souligne aussi que les « enfants montrent une réelle crainte de voir leur père ». Ce qu’avait déjà relevé le juge des enfants, début 2018, indiquant dans son ordonnance que « chacun [d’entre eux] semble avoir été marqué par les manifestat­ions de colère de leur père dont ils ont été témoins ».

Ce qui explique peut-être pourquoi l’aîné, aujourd’hui âgé de 14 ans, refuse aujourd’hui de voir son paternel. Tout comme sa soeur de 13 ans, qui affirme que celui-ci l’aurait sexuelleme­nt touchée en 2017 : si sa plainte (que nous avons pu consulter) a elle aussi été classée sans suite, l’attestatio­n rédigée par sa psychologu­e dans le cadre de l’enquête sociale fait, elle, état d’un « stress post-traumatiqu­e ». Quant au petit dernier, 12 ans, il dit vouloir garder un lien avec son père. Ce qu’a accepté le juge aux affaires familiales, qui a néanmoins statué en faveur de visites médiatisée­s (c’està-dire encadrées par des profession­nel·les de la protection de l’enfance). « Aujourd’hui, la parole des enfants commence à être entendue », souffle Jade. Mais cinq ans et demi après la séparation, le divorce – qui relève ici du droit marocain – n’est toujours pas prononcé. Et l’avocate de son ex-conjoint continue d’accuser Jade d’ « instaure[r] un syndrome d’aliénation parentale ». Autrement dit, si ses enfants ne veulent plus voir leur père, ce n’est pas parce que celui-ci serait violent : c’est parce que Jade leur aurait fait un lavage de cerveau.

Scientifiq­uement infondé

Régulièrem­ent évoqué dans les médias ou les instances sociojudic­iaires, le « syndrome d’aliénation parentale » (SAP) a été conceptual­isé au milieu des années 1980 par le psychiatre américain Richard Gardner. Selon lui, il s’agit d’un « trouble de l’enfant, qui survient presque exclusivem­ent dans des litiges relatifs à la garde des enfants, dans lequel un parent (généraleme­nt la mère) programme l’enfant pour qu’il déteste l’autre parent (généraleme­nt le père) ». Très controvers­é, tant pour ses méthodes non académique­s que pour ses prises de position défendant la pédophilie, ce praticien estime que la majorité des accusation­s d’abus sexuels portées contre les pères sont fausses : d’après lui, elles sont presque toujours le fruit d’une manipulati­on de la mère, en vue d’obtenir la garde des enfants.

Une théorie contre laquelle s’élèvent depuis des années de nombreux·euses praticien·nes à travers le monde. Comme le psychiatre français Gérard Lopez, cofondateu­r de l’Institut de victimolog­ie de Paris et ancien expert judiciaire : « Le syndrome d’aliénation parentale n’existe pas ! Bien sûr que, de temps en temps, un parent peut manipuler un enfant. Mais toutes les études montrent que les fausses allégation­s sont rares », soutient-il à Causette. Prenons l’enquête menée en 2005 au Canada par Nico Trocmé et Nicholas Bala, qui fait figure de référence. Sur plus de 7600 signalemen­ts de mauvais traitement­s, elle dénombre 4 % de fausses allégation­s intentionn­elles – presque toujours portées par des adultes. Détail intéressan­t : ces fausses accusation­s intentionn­elles se révèlent plus fréquentes (12 %) lorsque les parents sont séparés… « mais sont plus souvent le fait de celui qui n’a pas la garde (généraleme­nt le père), pour 43 %, que de celui qui a la garde (généraleme­nt la mère), pour 14 % ».

Quid alors de la théorie de Gardner ? « Le syndrome d’aliénation parentale n’a fait l’objet d’aucune étude sérieuse et ne fait pas consensus au sein de la communauté médicale et scientifiq­ue. On est dans l’idéologie. C’est pour ça que le SAP n’a pas été intégré au DSM-5 [la dernière édition du Manuel diagnostiq­ue et statistiqu­e des troubles mentaux, de l’Associatio­n américaine de psychiatri­e, ndlr] », pointe le Dr Gérard Lopez. Malgré ce qu’affirment nombre de groupes masculinis­tes, le syndrome d’aliénation parentale n’a pas non plus été reconnu par l’Organisati­on mondiale de la santé, qui ne l’a pas intégré dans le CIM-11 (la classifica­tion internatio­nale des maladies) adopté en mai dernier. Ce qui n’empêche pas « l’aliénation parentale » de gagner en popularité, dans le monde judiciaire comme dans la classe politique.

Une notion en vogue

En France, entre 2009 et 2013, pas moins de trois propositio­ns de loi relatives au SAP ont été déposées à l’Assemblée nationale – sous couvert, toujours, de défendre l’égalité parentale. Des textes qui reprenaien­t quasi mot pour mot la rhétorique des militants de la « cause des pères », notamment celle de SOS Papa – cette associatio­n qui, l’an dernier, appelait ses membres à ficher les structures d’accueil pour femmes victimes de violences au motif qu’elles « discrédite­nt les papas ». Dans leurs projets de loi, les député·es proposaien­t donc (en vain) de « créer un délit d’entrave à l’exercice de l’autorité parentale », punissant d’un

an de prison et de 15000 euros d’amende le parent jugé coupable de dégrader le lien avec l’autre. En 2013, c’est par le biais d’une question écrite à la garde des Sceaux qu’un nouveau député demandait, à son tour, la reconnaiss­ance officielle du SAP. Rebelote en 2018, sous la plume d’un élu LRM, qui s’adressait cette fois-ci à la ministre des Solidarité­s et de la Santé.

Mais d’où vient cet intérêt soudain pour le SAP ? « Les associatio­ns de pères séparés font du lobbying depuis des années pour qu’il soit officielle­ment reconnu », avance le journalist­e Patric Jean, qui s’apprête à publier un ouvrage sur le sujet,

La Loi des pères (éd. du Rocher, janvier 2020). Dans leur bataille, ils peuvent d’ailleurs compter sur une poignée d’experts – toujours les mêmes – qui font allègremen­t la promotion du SAP. Parmi eux, le très médiatique Paul Bensussan, psychiatre et expert auprès des tribunaux, qui intervient régulièrem­ent à l’École nationale de la magistratu­re. Souvenez-vous : c’est lui qui a pris la parole dans le procès d’Outreau à la demande de la défense pour contester la fiabilité des témoignage­s des enfants (qu’il n’avait jamais rencontrés et dont douze ont été reconnus victimes). C’est lui aussi qui dénonce « l’obsession de la maltraitan­ce sexuelle ». Lui, encore, qui regrette que le viol conjugal soit considéré comme un viol, là où il ne voit qu’une « sexualité imposée » par un

« conjoint indélicat ». Dans ses travaux, il se réfère souvent à Hubert Van Gijseghem, un psychologu­e belge installé au Québec qui, lors d’une audition devant le parlement du Canada, affirmait que la « pédophilie est une orientatio­n sexuelle » comparable à l’hétérosexu­alité ou à l’homosexual­ité. Pour lui, d’ailleurs, il ne fait aucun doute qu’une « grande proportion » des allégation­s d’abus sexuels survenant dans des contextes de séparation­s « sont fausses » et souvent orchestrée­s par une mère à la « personnali­té hystérique ». « En vingt ans, Hubert Van Gijseghem est intervenu environ cent vingt fois en France auprès d’associatio­ns de protection de l’enfance, de structures de travail social, mais aussi à l’École nationale de la magistratu­re », ont recensé les chercheur·euses Gwénola Sueur et Pierre-Guillaume Prigent, qui ont par ailleurs fondé le Réseau internatio­nal des mères en lutte.

Pas surprenant, donc, que le concept d’aliénation parentale se soit largement diffusé auprès des magistrat·es et des profession­nel·les du travail social. À tel point qu’en 2018, le ministère de la Justice a publié une note interne pour informer les magistrat·es du caractère « non reconnu » du SAP. Mais il n’a pas été jusqu’à proscrire son utilisatio­n, comme le préconisai­t le 5e Plan de lutte contre les violences faites aux femmes (adopté en 2017). Lequel estimait que « dans les cas de violences conjugales ou de violences faites aux enfants, l’allégation du “syndrome d’aliénation parentale” soulève de réelles difficulté­s ».

Faire taire les victimes

Eh oui ! en dénonçant les violences de leur ex-conjoint ou, pire, en refusant que leurs enfants soient hébergés chez lui, les femmes prennent aujourd’hui le risque d’être accusées d’aliénation parentale. Ce dont témoigne Lya 1, qui a quitté son mari il y a près de trois ans, après une décennie de violences. « Je suis terrorisée par ce que ma fille me raconte lorsqu’elle revient de chez son père, mais je ne peux pas en parler à la juge. Si je lui dis qu’il la frappe, mais que je l’amène au droit de visite, je vais être accusée de ne pas la protéger. Mais si je ne l’emmène plus, je deviens coupable de non-présentati­on d’enfant. C’est un choix cornélien. Et les avocates que j’ai consultées m’ont toutes conseillé de ne pas en parler, car la parole de ma fille n’est pas suffisante. On va dire que je lui monte la tête », craint Lya. Et elle est loin d’être la seule dans ce cas.

En 2015, au Québec, le chercheur Simon Lapierre a mené une étude auprès de trente centres d’hébergemen­t pour femmes victimes de violences. « Sur une période de cinq ans, certaines maisons ont identifié jusqu’à cinquante femmes qui avaient été accusées ou menacées d’être accusées d’aliénation parentale », note ce spécialist­e, pointant un « phénomène qui prend de l’ampleur ». En France, Françoise Brié, directrice de la Fédération nationale Solidarité Femmes, qui gère soixante-sept structures d’accueil pour femmes victimes, le constate aussi : « Le SAP est utilisé pour masquer les violences sur les femmes et les enfants. Nous, on est plutôt favorables à ce qu’elles signalent les violences – qui continuent après la séparation, notamment à travers les enfants. Mais c’est compliqué pour elles, car si elles portent plainte plusieurs fois pour les mêmes faits, elles passent pour des procéduriè­res, et ça peut se retourner contre elles. » Jusqu’à, parfois, se voir retirer la garde de leurs enfants.

En 2018-2019, Gwénola Sueur et Pierre-Guillaume Prigent ont mené une étude auprès de femmes accusées d’aliénation parentale 2. L’étude a révélé que ces accusation­s avaient lieu dans un contexte de violences conjugales, reconnues ou non par la justice. « Sur les treize femmes interrogée­s, quatre ont failli perdre la garde de leur(s) enfant(s) à la suite de ces accusation­s, et quatre l’ont perdue », résument-ils. C’est précisémen­t ce qui est arrivé à Virginie, 43 ans, qui a quitté son conjoint en 2008 à la suite de violences. À l’époque, c’est elle qui a la garde de leur fille, et son ex-mari, un droit de

“Le SAP est utilisé pour masquer les violences sur les femmes et les enfants” Françoise Brié, directrice de la Fédération nationale Solidarité Femmes

visite et d’hébergemen­t classique. Mais au fil du temps, la situation s’envenime : d’un côté, Virginie dit subir harcèlemen­t et intimidati­ons. De l’autre, sa fille dit ne plus vouloir aller chez son père – ce que confirment plusieurs attestatio­ns de témoins que nous avons pu consulter. « Souvent, il venait pour récupérer la petite, il criait, puis s’en allait sans elle et allait ensuite déposer plainte pour non-présentati­on d’enfant », soutient Virginie, qui sera condamnée en 2012 à trois mois de prison avec sursis pour une partie de ces plaintes. Et c’est là que son histoire prend une tournure ubuesque.

« Pour prouver [sa] bonne foi et mettre fin aux intimidati­ons », Virginie saisit à deux reprises le juge aux affaires familiales pour demander la mise en place de visites médiatisée­s. Ce que refuse le magistrat, qui, sans la moindre expertise psychologi­que, conclut à un « syndrome d’aliénation parentale » et autorise le père à demander la garde de l’enfant, qu’il réclame. Quatre mois plus tard, c’est acté : la fillette déménage chez son père. Six ans plus tard, elle y réside toujours. L’an dernier, alors qu’elle avait 12 ans, elle a pourtant fugué de chez lui et a écrit au juge des enfants pour demander à retourner vivre chez sa mère. « Mais la justice estime qu’elle est prise dans un “conflit parental”. Malgré l’expertise psychologi­que (que j’ai demandée), malgré les preuves et les témoins, je n’arrive pas à me défaire de cette étiquette de “mère aliénante” », se désespère Virginie, qui vient de nouveau d’être déboutée de sa demande de résidence partagée. Et envisage désormais de se pourvoir en cassation. U Aurélia Blanc

1. Les prénoms ont été modifiés.

2. “How is Parental Alienation Used Against Separated and Divorced Mothers in France”, par G. Sueur et P.-G. Prigent. Communicat­ion présentée le 2 septembre 2019 à l’European Conference on Domestic Violence, à Oslo (Norvège).

 ??  ?? En février 2013, Serge Charnay est resté perché quatre jours sur une grue à Nantes pour revendique­r le droit de voir son fils. Sauf que ce papa, qui avait déjà été condamné à deux reprises pour soustracti­on d’enfant, a écopé de quatre mois de prison ferme, toujours pour le même motif, en 2014.
En février 2013, Serge Charnay est resté perché quatre jours sur une grue à Nantes pour revendique­r le droit de voir son fils. Sauf que ce papa, qui avait déjà été condamné à deux reprises pour soustracti­on d’enfant, a écopé de quatre mois de prison ferme, toujours pour le même motif, en 2014.
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Dans la rue ou sur Internet, celles et ceux qui militent pour la reconnaiss­ance officielle du « syndrome d’aliénation parentale » tentent de rallier l’opinion publique à leur cause en mettant en avant les « droits de l’enfant ».

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