Causette

La foirfouill­e de l’Histoire

22 décembre 1989 : Timisoara, le charnier qui n’existait pas

- Par MARIANNE RIGAUX

« On est en train de découvrir les charniers dans lesquels on a enterré à la va-vite les victimes des émeutes de dimanche dernier. On a compté jusqu’à 3400 morts dans certains charniers, c’est épouvantab­le. Cela illustre la folie totale dans laquelle avait sombré le régime de Ceausescu. » Jean-Yves Huchet, l’envoyé spécial de La Cinq, témoigne depuis Timisoara, en Roumanie. Des gros plans sur des cadavres en décomposit­ion occupent l’écran. Nous sommes le 22 décembre 1989 et le public français suit en direct les événements qui vont précipiter la chute du régime communiste roumain. Timisoara, grande ville de l’ouest du pays, frémit depuis quelques jours. Une première manifestat­ion a éclaté le 16 décembre pour protester contre la mutation du pasteur protestant Laszlo Tokes, devenu trop critique envers le régime aux yeux des autorités locales. L’armée intervient, des combats s’engagent. Le 21 décembre, 100000 ouvriers défilent contre le gouverneme­nt.

Le lendemain, les journalist­es sont autorisés à entrer dans le pays. Vincent Hugeux arrive de Budapest en Renault 12. À 29 ans, il officie comme grand reporter à La Croix : « On faisait route vers Bucarest, mais au vu des infos véhiculées par les douaniers au poste de Nagylak, on bifurque vers Timisoara ». Marc Semo, de Libération, entre par la frontière yougoslave avec ses collègues du Monde et de l’AFP. Il a 37 ans et davantage d’expérience. « L’ambiance à Timisoara est sinistre, se souvient-il. Les habitants nous emmènent au cimetière et nous montrent une quinzaine de corps présentés comme ceux de manifestan­ts abattus. Je n’ai pas fait d’études de médecine, mais les corps ont l’air ni très frais ni percutés par des balles ». Parmi eux, une femme tient un bébé sur son ventre. Des Roumains interpelle­nt Vincent Hugeux : « Dites au monde l’horreur de ce génocide. Voyez comme ces civils ont été torturés et exécutés. »

« Je dicte mon papier par téléphone le 22 au soir en donnant la même fourchette de morts que tout le monde, entre 2000 et 12000, “selon les sources locales”, mais sans émettre de réserves plus explicites », se rappelle le reporter de La Croix. Marc Semo prend davantage de précaution­s : « Je raconte que la ville cherche ses morts, je décris les gens qui ont l’air de zombies, mais je n’ai pas vu de charnier. » Pendant ce temps-là, l’AFP annonce le chiffre très précis de 4632 morts, en se fondant sur l’agence de presse yougoslave Tanjug. Le rédacteur en chef de Marc Semo, Dominique Pouchin, décide de modifier l’article du reporter pour que Libération donne aussi cette informatio­n. Soupir de Marc Semo trente ans après : « On ne sait pas à l’époque qu’un charnier avec autant de corps met beaucoup plus de temps à être déterré… » Dix jours plus tard, lorsqu’il découvre depuis Bucarest la réécriture de son reportage, ce n’est pas un soupir qu’il pousse, mais un hurlement. « J’appelle Pouchin et je menace de démissionn­er. »

Vincent Hugeux condamne la démarche : « Parfois, la rédaction à Paris pense qu’elle sait mieux que l’envoyé spécial. Parfois, c’est vrai. Quand on a les pieds dans le bourbier, on n’est pas le mieux placé pour prendre de la hauteur et tempérer ses émotions. » Lui a eu plus de chance que Marc Semo. « Une providenti­elle grève des ouvriers du livre a empêché la parution de La Croix du 23 décembre 1989. J’ai été protégé par le Dieu des reporters trop pressés. »

Tombés dans le panneau

À la capitale, les époux Ceausescu sont hués par la foule et s’enfuient. Rattrapés par l’armée, il sont jugés et exécutés à la hâte le jour de Noël. La confusion commence à se dissiper pour Vincent Hugeux : « On lève le nez du guidon et on s’aperçoit que ça ne tient pas la route. » En France comme dans le reste du monde – qui a également foncé tête baissée –, l’emballemen­t et le nombre de morts redescende­nt rapidement. Le bilan officiel fera état de 90 à 147 morts à Timisoara. De charnier, il n’y a jamais eu.

À Bucarest, le jeune ingénieur roumain Calin Neacsu sert de traducteur pour l’AFP. Plus tard, il deviendra directeur de l’AFP à Zagreb, puis à Belgrade, puis rédacteur en chef adjoint du service monde au siège à Paris. De Timisoara, il retient « un piège pour la presse occidental­e, des détails complèteme­nt inventés par ceux qui voulaient renverser le pouvoir. Pris dans l’émotion du soulèvemen­t, les journalist­es y ont cru. Aujourd’hui, on ne sait toujours pas exactement qui a déterré les cadavres pour organiser cette mise en scène ». Mais tous les médias internatio­naux sont tombés dans le panneau.

Pour Marc Semo, devenu par la suite rédacteur en chef du service internatio­nal de Libération, le fiasco de Timisoara est le résultat de trois facteurs : « Une manipulati­on délibérée des Hongrois, qui voulaient la peau de Ceausescu, le désir de croire à cette rumeur, qui collait à l’image sanglante qu’on avait du régime, et le début des chaînes d’info en continu qui ne supportent pas le vide. » En 1990, les médias font leur mea culpa. Libération publie une grande enquête et Le Nouvel Obs un numéro spécial « Roumanie : qui a menti ? ».

Vincent Hugeux quitte La Croix pour L’Express, où il couvrira pendant trente ans des conflits armés et des génocides. Timisoara a été son bizutage. « On s’est laissé emporter par un élan, une exécration de Ceausescu et une empathie pour le peuple roumain. D’avoir trop tardé à dénoncer le régime, on a donné dans la surenchère. »

“Un piège pour la presse occidental­e, des détails complèteme­nt inventés par ceux qui voulaient renverser le pouvoir” Calin Neacsu, journalist­e à l’AFP

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Un homme en pleurs devant des cadavres à Timisoara, présentés comme déterrés d’un charnier, alors que les corps avaient été exhumés du « cimetière des pauvres ».
 ??  ?? Elena et Nicolae Ceausescu lors de leur procès le 25 décembre 1989, dans la caserne militaire de Targoviste, à une centaine de kilomètres de Bucarest.
Elena et Nicolae Ceausescu lors de leur procès le 25 décembre 1989, dans la caserne militaire de Targoviste, à une centaine de kilomètres de Bucarest.

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