Ceci est mon corps
Rares sont les femmes qui peuvent se passer de leur crème sur le visage matin et soir. IN-DIS-PEN-SA-BLE ! Enfin… selon l’industrie cosmétique. Les scientifiques, eux, disent plutôt le contraire.
Crèmes hydratantes : la grande illusion
Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi, chaque matin, vous vous tartinez le visage de crème ? Probablement pas. Comme 73 % des femmes vous estimez sûrement ce rituel primordial. Certaines ont beau moquer les « routines beauté », ne pas se maquiller ou fustiger le marketing antirides, il existe un bastion intouchable de la cosmétique : la crème hydratante. Les plus assidues se ruinent en baumes de luxe. Les économes mettent de la mixture à 2 euros. Les écolos, des huiles bio. « S’il est un produit cosmétique indispensable au quotidien, nous dit même le traditionnel sceptique UFC-Que Choisir, c’est bien la crème hydratante pour le visage. C’est la base d’une peau en bonne santé. »
Notre peau, cette feignasse
Vraiment ? Depuis quelques années, des dermatologues tordent le cou à cette croyance. L’hydratation quotidienne serait au mieux inutile, au pire nocive. « Quand vous mettez de la crème autour des yeux, il y a une réponse immédiate, mais après quinze minutes, ça disparaît, assure Sandy Skotnicki, fondatrice du Centre dermatologique de Toronto (Canada) et autrice de Beyond Soap Un peu de crème hydratante n’est pas une mauvaise chose, mais c’est l’industrie de la beauté qui nous pousse à nous hydrater tout le temps. »
Zein Obagi, gourou californien de l’esthétique, qui vend lui-même toutes sortes de produits cosmétiques, va encore plus loin. Il accuse les crèmes hydratantes de rendre notre peau fainéante. « La surhumidification de la surface de notre peau envoie un signal à ses réservoirs d’eau pour arrêter la production, explique Kate Kerr, facialiste anglaise et disciple d’Obagi.
La peau devient paresseuse et manque d’hydratation, ce qui nous pousse à opter pour des formules encore plus crémeuses et exacerbe le problème. » En gros, la crème appelle la crème.
Un peu plus scientifiquement, plusieurs études ont déjà mis en doute l’intérêt de l’hydratation quotidienne d’une peau saine. En 2012, par exemple, des chercheurs suédois de l’université d’Uppsala ont prouvé qu’appliqués régulièrement, certains composants présents dans les crèmes hydratantes affaiblissent la barrière cutanée, facilitant la pénétration de substances irritantes. L’inverse d’une protection, donc. Selon les chercheurs, la complexité des compositions rend le tri impossible. Comme il existe « plus de 500 ingrédients classés comme humectants et environ 1500 émollients, conclut l’enquête, le nombre de combinaisons possibles est infini ». En résumé, c’est la roulette russe dans la salle de bains.
Zéro justification scientifique
Martine Bagot, chef du service de dermatologie de l’hôpital Saint-Louis, à Paris, prône la modération. « Il n’y a aucune nécessité à mettre de la crème tous les jours, assure-t-elle. Ce sont des outils de confort si on ressent une gêne et de traitement pour les gens qui ont une pathologie. » Quant aux rides, oui, « une peau sèche vieillit plus vite si on ne l’hydrate pas », précise la spécialiste. Une caractéristique qui vise au mieux un tiers de la population selon Martine Bagot, dont les personnes noires, souvent concernées par la sécheresse.
Mais dans la plupart des cas, la peau se débrouille seule. Le sébum agit comme une crème de jour naturelle, même lorsque les températures chutent. La surhydratation, elle, est nocive, car « elle augmente le risque de développer une allergie », estime Martine Bagot. Dans ce domaine, les Japonaises, adeptes de la superposition de produits, sont l’exemple à ne surtout pas suivre si on ne veut pas avoir la peau irritée. Mais pas d’inquiétude, au cas où, une nouvelle crème viendra sauver votre peau traumatisée. Le marché des soins du visage est un des plus florissants. En France, il compte 22 millions de femmes. C’est-à-dire la quasi-totalité des plus de 20 ans (26 millions en 2019). Du côté des hommes, seulement 3 millions. Ont-ils une peau différente ? Un peu. Les hommes ont une peau plus épaisse et sécrètent plus de sébum. En contrepartie, elle est plus sensible, surtout si elle est rasée chaque jour. Niveau nécessité, c’est donc égalité, balle au centre.
Question lavage de cerveau, en revanche, la balance penche lourdement du côté des femmes. Dès le début du XXe siècle, publicitaires et scientifiques parfois peu scrupuleux (lire encadré) ont décrété que la peau des femmes devait être veloutée et éternellement jeune. On passe d’une « crème à tout faire », utilisée par toute la famille occasionnellement pour une écorchure ou des joues qui tirent, à un soin de beauté quotidien.
Le rituel matinal de la crème hydratante éclot. « La crème Simon doit être appliquée sur une peau encore humide, après les ablutions », dicte une publicité de magazine féminin en 1925. La crème Tokalon, elle, se décline dans sa couleur blanche pour le matin et sa couleur rose, pour le soir. « Sans apporter une justification claire, on recommande une crème pour le jour et une pour la nuit, commente Laurence Coiffard, professeure de cosmétologie à l’université de Nantes. Une lorsque la peau travaille, une autre lorsqu’elle est au repos. » Leur composition est pourtant identique mis à part le colorant. Et rien ne justifie, à cette époque pas plus qu’aujourd’hui, d’en faire un geste indispensable de santé pour notre peau. Est-ce qu’on nous prendrait pas pour des quiches depuis deux siècles ? 1. D’après une étude Harris interactive pour le magazine Anti-âge en 2015, 88 % des femmes utilisent de la crème de jour dont 73 % tous les jours.
2. Beyond Soap : the Real Truth About What You Are Doing to Your Skin and How to Fix It for a Beautiful Healthy Glow (Au-delà du savon : la vérité sur ce que vous faites à votre peau et comment la réparer pour un teint éclatant beau et sain), de Sandy Skotnicki. Éd. Pinguin, 304 pages, 2018.
“Il n’y a aucune nécessité à mettre de la crème tous les jours. Ce sont des outils de confort et de traitement pour des pathologies” Martine Bagot, chef du service de dermatologie de l’hôpital Saint-Louis, à Paris