APRÈS #METOO, PASSENT LES POTES SÉLECTIF AU TRI
La nouvelle vague féministe a aussi eu des effets irréversibles sur la façon dont nous gérons nos rapports amicaux. Qu’elle soit mixte ou non, l’amitié a puisé dans #MeToo pour accélérer sa métamorphose.
« Nous cinq, on s’était promis que ce serait pour la vie. » C’est au cours élémentaire que Marina, 31 ans, a rencontré deux filles et deux garçons qu’elle n’a jamais cessé de fréquenter depuis. Premières fêtes, chagrins d’amour, grandes décisions : le petit groupe a toujours tout partagé, presque sans heurts. « Ça coulait de source. » Mais il y a trois ans, des dissensions commencent pourtant à se faire sentir. « L’une des filles est sortie avec un type qui passait son temps à l’humilier, la deuxième subissait du harcèlement de la part d’un supérieur, j’ai également vécu des phases difficiles… C’est là qu’on aurait eu besoin de l’appui de nos deux amis, et ils n’ont pas du tout été à la hauteur. » Au soutien inexistant s’ajoute une tendance à minimiser les problèmes vécus par les jeunes femmes. « Pour eux, c’était simple : si on ne quittait pas son mec toxique ou son travail, c’est que, quelque part, on méritait ce qu’on vivait, commente Marina. En revanche, pour lancer des blagues, ils étaient très forts. Ils pensaient sincèrement que de grosses vannes bien lourdes faisaient office de soutiens. »
Quand les filles du groupe prennent du recul, tout devient clair : « Les blogs féministes m’ont fait prendre conscience que si nos amis garçons ne nous étaient d’aucune aide dans ce genre de situation, alors on ne pouvait plus décemment les considérer comme des amis. Mes copines ont tout de suite été d’accord avec ça. »
Comme dans le cas de Marina, la quatrième vague féministe a influé sur la façon dont les femmes conçoivent l’amitié avec les hommes. Démarrant en 2012 avec l’essor des réseaux sociaux, elle a permis de multiplier les prises de parole, de favoriser les actions de solidarité… et de faire réaliser aux unes et aux autres qu’elles n’étaient peut-être pas toujours bien entourées. « Dans le cercle militant auquel j’appartiens, confirme Meltem, 38 ans, on exige des hommes qu’ils soient des alliés de confiance, capables de se taire, d’écouter, de ne pas tout ramener à eux. Il m’a fallu du temps pour réaliser que j’étais beaucoup moins exigeante avec certains de mes potes qu’avec le reste du monde, et que ça ne pouvait plus durer. »
#MeToo aurait-il donc vraiment changé notre façon de vivre nos amitiés mixtes ? « Difficile d’avoir du recul sur cette question, mais on a globalement l’impression qu’une frange de la population féminine entretient et verbalise des attentes plus élevées vis-à-vis des hommes de son entourage, confirme Gabrielle Richard, sociologue du genre. Le féminisme de façade n’est plus une posture tenable pour les hommes, qui doivent joindre les actes à la parole. »
Récemment, Marina et Meltem ont repensé leur rapport à l’amitié. « Je continue à tout raconter à mes deux meilleures amies, détaille Marina, mais avec les deux mecs, on s’en tient à quelque chose de plus superficiel, de l’ordre de la camaraderie. On dîne, on sort, mais j’évite certains sujets, sur lesquels ils ne m’apporteront rien de positif. »
Pour un nombre croissant de femmes, le cercle amical doit désormais se caractériser avant tout par son degré de confiance et d’écoute, quitte à faire converger les notions d’amitié et de sororité (c’est-àdire « l’existence d’une solidarité entre femmes, au-delà des affinités ou des complicités individuelles »,
comme le rappelle Gabrielle Richard) et à passer par la non-mixité, qui favorise l’instauration d’un climat de confiance et de soutien mutuel. « Les groupes, quels qu’ils soient, peuvent avoir besoin de fonctionner en circuit fermé, ce qui permet de lier les individus par le biais de l’identification », explique Martine Delvaux, professeure québécoise de littérature et autrice de l’essai Le Boys
“Il m’a fallu du temps pour réaliser que j’étais beaucoup moins exigeante avec certains de mes potes qu’avec le reste du monde, et que ça ne pouvait plus durer” Meltem, 38 ans
Club 1. « Mais la non-mixité doit être une stratégie temporaire et non une fin ultime », poursuit-elle.
Dans son livre, qui paraîtra en France en mars 2020, Martine Delvaux dissèque notamment la façon dont les groupes d’hommes occupent tout l’espace et perpétuent ainsi le système de la domination masculine. Ce qui ne l’empêche pas de penser qu’aujourd’hui, et en particulier depuis #MeToo, les réunions d’amis hommes peuvent avoir des bienfaits : « Les hommes se sont mis à parler entre eux de ces enjeux-là. Certains ont fait une sorte de mea culpa, d’autres se sont interrogés. La mise en avant des thématiques liées aux violences sexuelles, au harcèlement ou à la parité : tout cela devrait avoir pour effet de délier la parole “au masculin”. »
Samuel a vécu les choses différemment. À 44 ans, il s’est dit qu’il n’était sans doute pas trop tard pour se questionner plus profondément sur luimême et qu’il était souhaitable de faire cela collectivement avec ses amis. « Ils m’ont littéralement ri au nez. Jouer au tennis ou parler de nos boulots, ça va, mais dès qu’il s’agit d’explorer le terrain des émotions ou de verser dans l’introspection, tu réalises que tu es seul et que ça n’avance pas. » Samuel n’a pas insisté : « J’ai planté la graine. Il n’y a plus qu’à espérer que ça prenne et qu’un de ces jours, au lieu de parler de choses superficielles, un de mes potes décide qu’effectivement il y a plein de choses qu’on ne s’est jamais dites. J’arrive à un stade de ma vie où j’en ai réellement besoin. »
S’inspirer des femmes
Si Samuel a ressenti cette nécessité de s’ouvrir émotionnellement, c’est en grande partie grâce aux réseaux sociaux et à leurs sphères féministes. « Quand tu observes des femmes échanger leurs vécus, se serrer les coudes, utiliser leurs doutes pour avancer, tu te dis que ce serait pure crétinerie que de ne pas essayer de s’inspirer d’elles. Mais c’est peut-être plus facile avec des gens que tu ne connais pas depuis vingt ans. » Samuel n’envisage pas de s’éloigner de ses amis actuels (« je ne saurais pas comment en rencontrer d’autres »), ce qui ne l’empêche pas de rêver d’appartenir à un cercle amical plus ouvert, avec autant de mixité que possible.
Jonas, 40 ans, ne s’est pas arrêté là. Pro-féministe convaincu, il a senti un fossé se creuser entre ses amis masculins et lui : « Étape par étape, j’essaie de travailler sur mon statut de dominant, d’être un allié permanent pour les femmes, d’apporter ma modeste pierre à la lutte contre le patriarcat. Quand j’ai constaté que les hommes autour de moi se désintéressaient totalement de ce que je pouvais raconter et qu’ils ne m’apportaient absolument rien, j’ai décidé de les rayer de ma vie. » Aujourd’hui, Jonas a principalement des amies féminines : « Elles m’apportent beaucoup, et j’essaie d’être le meilleur ami possible pour elles. » Quant à ses deux amis hommes, qui
ont des préoccupations voisines des siennes, il préfère les voir en face-àface, de façon individuelle : « Je ne veux plus faire partie d’un groupe d’hommes : c’est l’assurance de recréer tôt ou tard un mini patriarcat. »
Pour Gabrielle Richard, la nouvelle vague féministe et le courant #MeToo favorisent les amitiés entre des personnes partageant des conceptions de la vie très similaires. « Jusque-là, il était envisageable d’entretenir des amitiés avec des gens présentant des postures fondamentalement différentes des nôtres sur certaines questions, pour peu qu’on évite le sujet des violences sexuelles. Mais l’omniprésence de ces thématiques dans l’actualité rend le sujet plus difficile à éviter et, par conséquent, les conflits. »
En février dernier, Sarah Koskievic publiait son premier roman, La Meute 2.
Dans un récit choral, elle décrit les années 2010 à 2015 d’un groupe de six amies aussi différentes que fusionnelles, quelque part entre la série Sex and the City et le film Les Gazelles, de Mona Achache : « L’action se situe bien avant #MeToo, mais mon écriture a commencé juste après. J’étais moi-même en pleine déconstruction, et ça a sans doute influencé ma manière de raconter cette aventure amicale. » Les hommes traversent cette histoire de femmes, mais ne sont là qu’en filigrane : « La leçon à retenir, c’est que si les hommes passent, La Meute reste. »
Au début de l’été, dans son podcast intitulé 18 mois, #MeToo, le féminisme et nous, Sarah Koskievic revenait sur la manière dont #MeToo a changé la façon de prendre en considération certains grands combats féministes. Pour l’autrice et journaliste, l’amitié ne sera plus jamais la même après ça. « On nous a beaucoup rabâché que l’amitié fillegarçon n’existait pas, qu’un ami mec qui ne tentait rien était forcément gay et qu’il ne fallait pas se fier aux autres filles, jugées malveillantes et compétitives. C’étaient des notions très ancrées dans les années 1990. »
Être la fille d’une bande de mecs avait aussi des effets étranges, rappelle Sarah Koskievic : « Une fille qui traînait avec des garçons de manière platonique était rapidement dégenrée et considérée comme un autre mec du groupe. »
Mais depuis quelques années, les lignes bougent : « Les femmes ont compris qu’elles étaient toutes dans le même bateau et qu’il était inutile de se tirer dans les pattes. Identifier le vrai ennemi, c’est un processus long et complexe. Je suis la première à avoir dit du mal d’autres femmes, y compris de copines. Je ne tiendrais plus ces propos aujourd’hui, car l’heure est à la réunification et à la solidarité. Quant à l’amitié homme-femme, j’y crois dur comme fer : pour ma part, c’est avec des hommes que j’ai connu mes amitiés les plus fidèles. »
Tout est à réinventer !
“Je ne veux plus faire partie d’un groupe d’hommes : c’est l’assurance de recréer tôt ou tard un mini patriarcat” Jonas, 40 ans
1. Le Boys Club, de Martine Delvaux.
Éd. du Remue-ménage. Sortie le13 mars 2020.
2. La Meute, de Sarah Koskievic. Éd. Plon.
Causette :
Devenue une « valeur refuge », l’amitié a-t-elle supplanté le couple ?
Christophe Giraud : Sur le plan des valeurs, c’est la famille qui arrive, avec le travail, en haut de l’échelle, immédiatement suivie par le couple, puis par l’amitié. Mais cette dernière est effectivement une valeur importante, particulièrement valorisée en ce moment dans l’esprit des Français. Au regard de mes enquêtes, j’ai le sentiment que la valeur amitié est en hausse et que, comparativement au couple, elle s’est renforcée.
Pourquoi prend-elle de plus en plus d’importance ?
C. G. : Parce que le lien conjugal est devenu beaucoup plus fragile et qu’il est plutôt associé à l’idée d’incertitude. Au moment de l’entrée en couple, on anticipe le fait que cette histoire puisse avoir une fin – même si elle dure dans le temps – et qu’il est possible, voire probable, qu’on en connaîtra plusieurs dans sa vie. De ce point de vue-là, le lien amical apparaît comme celui qui perdure. C’est ce qu’exprimaient notamment les étudiantes de mon enquête lorsqu’elles affirmaient : « Les conjoints, ça passe ; les amis, ça reste. »
Les amis restent-ils vraiment ?
C. G. : Je pense que c’est de l’ordre de la représentation, de la perception subjective. Il n’y a pas de stabilité automatique de l’amitié. On sait que les réseaux amicaux évoluent et se reconfigurent de manière considérable au fil du temps. Les « vrais amis », c’est-à-dire ceux qui restent, sont, par définition, les plus stables. Et les partenaires amoureux, quand ils arrivent après plusieurs relations, nous connaissent souvent moins bien que nos amis les plus proches, qui, eux, ont suivi notre histoire.
Lorsqu’on est en couple, quelle place prend alors l’amitié ?
C. G. : La faiblesse et l’incertitude du lien conjugal font que, désormais, la conjugalité exclut moins les amis, auxquels elle laisse une place. Les jeunes couples peuvent avoir des relations amicales, sans leur partenaire, en marge du couple. Cette prise d’autonomie par rapport au couple, le fait que chacun des conjoints puisse avoir des activités et des relations amicales de façon individuelle, est une tendance forte.
“Aujourd’hui, la dimension centrale de l’amitié, c’est quand même l’idée d’écoute, de soutien moral et émotionnel”
Qu’attend-on de l’amitié, finalement ?
C. G. : Elle peut avoir des sens différents, mais aujourd’hui, la dimension centrale de l’amitié, c’est quand même l’idée d’écoute, de soutien moral et émotionnel. Il y a une sorte de devoir de solidarité, notamment dans les réseaux féminins. Et ce qu’on constate, c’est que désormais, le couple fonctionne beaucoup sur cette base-là : on s’écoute, on s’épaule mutuellement, comme on le ferait avec un ami. En ce sens-là, le couple s’est beaucoup rapproché du lien amical. Cet idéal de l’amitié se retrouve aujourd’hui dans le couple, dont il est devenu une composante importante. Ce qui n’était pas le cas il y a cinquante ans.
* L’Amour réaliste. La nouvelle expérience amoureuse des jeunes femmes, de Christophe Giraud. Éd. Armand Colin, 2017.
Sous les voûtes caramel de l’église Saint-Martin de Compreignac (HauteVienne), huit fanfarons détonnent dans le sage public venu écouter un concert de gospel. Au milieu des rangées de manteaux sombres, voilà que parmi la joyeuse bande, ça se prend par le coude et ça se dandine au rythme des chansons. Que ça prévoit la sortie toboggan du lendemain avec les enfants. Emmitouflée dans son écharpe moutarde, Goldy essaie de convaincre Prunedu87 et Lila87 de venir à la veillée loup-garou du jeudi suivant. Cricridu64, lui, envoie un baiser volant à Mathias, en quémandant des infos sur sa nouvelle histoire de coeur. Un sou laissé pour la chorale, et chacun·e de ces « ovésien·nes » venus ce soir-là repart dans son patelin, remerciant au passage Mathias, l’organisateur de la sortie, d’avoir brisé le calme de ce samedi soir dans la campagne limougeaude. « Ovésiens », comme « O-V-S ». Des initiales pour « On va sortir », un site de rencontres amicales, aux 865 000 profils actifs revendiqués. On y propose des idées d’activités, auxquelles chacun·e peut s’inscrire pour se faire des ami·es. Créée à l’origine pour proposer des sorties dans les grandes villes – le premier groupe est formé en 2005 à Paris –, la plateforme a beaucoup de succès chez les personnes esseulées dans les zones rurales.
Mathias habite Saint-Léonard-deNoblat, chef-lieu du canton, avec ses maisons à colombages et sa zone pavillonnaire. Il y a débarqué après que son ex-compagne a trouvé un CDI pas loin. « Après ma rupture, c’était galère. J’aime bien sortir, mais comme je ne suis pas de la région, je n’ai pas de famille ici, pas de contact. » Une amie de Tours lui conseille alors OVS. C’était il y a un an et demi. Rando, bowling, pique-niques… depuis, c’est reparti. « J’ai rencontré une douzaine de personnes, que je considère aujourd’hui comme des ami·es. OVS m’a sauvé. »
Du bal musette à Internet
Tout comme Joëlle, alias Goldy, trentenaire originaire de Nîmes (Gard) aux faux airs de la chanteuse Jenifer, qui s’est trouvé une bande de motard·es avec qui sillonner sa nouvelle cambrousse. Comme Giles, ex-policier passé d’une vie cloîtré chez lui dans la montagne jurassienne à « un carnet d’adresses de vingt ami·es » depuis le jour où il n’a pas hésité à faire 90 km pour une soirée belote à laquelle il s’était inscrit. Ou comme Julien, jeune homme dont « le moral a baissé d’un coup » lorsqu’il a été catapulté de sa vie citadine à Saint-Yrieix-la-Perche, 50 km plus loin, aujourd’hui accompagné par sa meilleure amie ovésienne, Bibi, qui l’a emmené au Futuroscope. Si OVS n’avait pas été racheté par Meetic l’été dernier – l’abonnement passant de 0 à 39 euros le mois –, on aurait presque pu y voir un équivalent des bals musettes d’antan, un nouveau lieu-dit de l’amitié dans les espaces ruraux.
Car à entendre Mathias, Joëlle ou Julien, on comprend qu’avant OVS, la campagne, ça n’était pas le royaume de la sociabilité. En témoigne le phénomène de disparition des bistrots. Passés de 500000 en 1910 à 200000 en 1960 selon l’Insee, ils sont aujourd’hui moins de 40000. Seules deux communes rurales sur dix disposent d’un troquet. Or « quand la possibilité de se retrouver au café disparaît, explique Pierre Boisard, sociologue et auteur de La Vie de bistrot (éd. PUF, 2016), l’isolement n’est plus un choix, mais une vraie difficulté. Pour se voir dans l’intimité d’une amitié, il ne reste plus que chez soi. Mais, on peut avoir honte de montrer son espace intime ».
Et parfois, on n’a tout simplement pas
“J’ai rencontré une douzaine de personnes, que je considère aujourd’hui comme des ami·es. OVS m’a sauvé” Mathias, à Saint-Léonard-de-Noblat (Haute-Vienne)
de lieu où se retrouver. Sans transports en commun, à l’adolescence, impossible de quitter le cocon familial pour rejoindre les copains et les copines. Et dans les cas où il n’y a pas de transports en commun, il n’y a même pas le petit moment de bus où rigoler. Moins mobiles et moins proches des lieux de loisirs, les 18-24 ans des espaces ruraux font ainsi part d’un « sentiment d’abandon préoccupant », avançait une étude du Conseil économique, social et environnemental en 2017.
Depuis sa maison en pierre – l’un des vingt logis du Cheylard-l’Évêque (Lozère) –, Christian, un homme massif aux indéboulonnables tatanes en cuir, observe en plus de ça une « tendance à vivre de façon recluse » autour de lui. La faute à la technologie, dit-il, aux « élans de cocooning, face au matraquage agressif des infos ». Alors, l’été dernier, il a incité son fils à organiser un petit banquet dansant pour fédérer les soixante personnes du village. On y apportait une quiche, une salade de riz, avant de danser ensemble sur du Goldman. Ça lui a rappelé le temps, révolu, où l’on était ami·es et pas que voisin·nes. « L’époque de l’entraide », quand on appelait son grand-père aux veillées d’hiver pour conter des histoires en grignotant des châtaignes rôties.
“Nouons-nous”
Mais nos mondes se sont agrandis. Alors quand les loisirs sont loin, que le prix du carburant augmente, que les petites lignes SNCF ferment, que les commerces désertent les rues et que les finances sont ric-rac, comment se motiver à faire trente bornes pour sortir entre potes ? « Pour moi, soutient l’anthropologue Bernard Kalaora, qui a observé les ronds-points dans la
Manche, le soulèvement des “gilets jaunes” vient de ça : le besoin de recréer ce lien humain détruit par la difficulté de boucler la fin du mois. Sur les “gilets”, j’ai déjà vu le slogan “nouons-nous”. Ça illustre la force des ronds-points. Celle d’avoir recréé du commun dans un quotidien déshumanisé par la disparition des services de proximité. » Les femmes “gilets jaunes”, spécialistes de la débrouille en solo sans temps à consacrer à leurs ami·es, en parlent depuis le départ. La série documentaire de France 3 diffusée début novembre, Toutes Solidaires, leur a donné la parole. On y entend AnneLyse, aide-soignante cinquantenaire surinvestie, prononcer cette phrase : « Quand on mange de la merde, on n’a pas envie d’aller vers les autres. »
Regard méprisant
Sa consoeur, Anne, 44 ans, confirme le tableau à Causette.
Elle est travailleuse dans le social, en situation de handicap, divorcée et vit à 40 km de son lieu de travail, dans la campagne de Nancy (Meurthe-et-Moselle). Elle est aussi l’une des fondatrices des Amajaunes 54, groupe de femmes “gilets jaunes”. « Le regard est méprisant vis-àvis de nous, relate-t-elle. Celui de Macron le premier. Alors on se dénigre soi-même. On voit que physiquement, on est plus marqué·es par la vie. On culpabilise de ne pas être comme les autres. Et ça crée un isolement naturel. » Isolement rompu par la vague jaune, dans laquelle il n’y a plus de honte. « Le samedi à la manif, on est content·es de se retrouver. On fait les anniversaires. On retrouve un contact physique. C’est comme une famille. » Pour la deuxième année, en Lorraine, les “gilets jaunes” fêteront Noël ensemble. « Les ronds-points, résume Bernard Kalaora, c’est “Le Bon Coin des amis”. » L’image rappelle OVS... « Vous n’avez qu’à regarder J’veux du soleil !, le film de François Ruffin [député La France insoumise et soutien des “gilets jaunes”, ndlr], et vous comprendrez. Le titre est clair : ce que réclame le mouvement, c’est autant un changement politique que la joie d’être ensemble. »
N’allez pas pour autant croire que ces difficultés font de la campagne un territoire délaissé. Depuis la fin des années 1970, les néo-ruraux débarquent. En nombre. « Environ 110000 personnes par an », rapportait en 2010 le démographe Pierre Merlin dans une interview à l’Association des maires de France. Et avec eux, beaucoup de cafés associatifs, roulottes, ludothèques et autres « tierslieux » – c’est comme ça qu’on appelle tous les projets à visée communautaire sans but lucratif – où peuvent se nouer les amitiés. Le magazine Transrural Initiatives en a fait sa Une en 2018 tant le phénomène ranime la vie sociale des campagnes.
Il n’y a qu’à voir Laura. De Paris, elle a migré à Champniers-et-Reilhac (Dordogne) avec son mec pour lancer « un projet de forêt comestible ». Et elle s’est fait tellement de potes qu’elle tient une liste pour ne pas mélanger les prénoms. Pas étonnant : « activité roller-disco, collectif d’habitat en yourtes, troc de châtaignes, “carafood”, une caravane de fast-food »…, son quotidien n’est qu’activités collectives lancées par les néo-ruraux. Lucile, 25 ans, chignon coulant dans la nuque et yeux soulignés de khôl, est elle aussi presque plus sortie quand elle s’est installée au Pont-de-Montvert (Lozère) – « deux cents habitants l’hiver » – que dans sa précédente vie bordelaise. Cours de yoga, festival engagé... « et à la fin du marché, avec la brochette de trentenaires dynamiques du coin, on mangeait la soupe. Je m’y suis fait un pote – un jeune médecin parisien qui a choisi d’exercer sur sa terre ancestrale – qui faisait une demi-heure de bagnole rien que pour ça ». Depuis, elle a déménagé dans un bled des Vosges, Soultzbach-les-Bains (Haut-Rhin). Et rebelote. « C’est marrant, on me dit qu’avant il y avait deux lieux de sociabilité où on échangeait les potins dans ce village : le lavoir et le café, avec chacun leur aspect genré. Aujourd’hui, ils le sont toujours, mais parce qu’ils ont été réhabilités en café-concert et en épicerie par les “néo”. »
“Le samedi à la manif, on est content·es de se retrouver. On fait les anniversaires. On retrouve un contact physique. C’est comme une famille” Anne, cofondatrice des Amajaunes 54
Entre-soi
Oui, mais voilà, tempère Catherine Rouvière, historienne spécialiste des néo-ruraux en Ardèche, « avec ses revendications, sa recherche d’un mode de vie engagé, proche des Amap et avide de débats intellectuels, le phénomène des néo-ruraux crée un entre-soi séparé du reste de la population ». En un an de vie au vert, avoue Laura, « on ne s’est pas encore frottés aux locaux ». Et si elle les avait bien conviés au mini-festival de quatre jours qu’elle a organisé sur son terrain l’été dernier – avec diffusion de La Belle Verte et « cours de tchoukball » (« un sport sans violence », explique-t-elle) –, la mayonnaise amicale n’a pas pris.
Qui n’aurait, malgré tout, pas trouvé d’ami·e à la campagne peut s’en remettre à la douce philosophie de Christian, le Lozérien organisateur de la petite fête avec son fils. « Quand tu vis à la campagne, un lien spirituel se noue avec les éléments de la nature. Ça fait vibrer. Pour moi, c’est une relation sociale en soi, peut-être même plus puissante que quelqu’un qui serait là pour nous écouter. Oui, s’émerveille-t-il, la nature est mon amie. »