Causette

Les femmes, piliers historique­s des services sociaux

Chaque mois, un chercheur, une chercheuse, nous raconte sa thèse sans jargonner. Lola Zappi, historienn­e, vient de soutenir la sienne sur l’émergence des services sociaux en France, dans l’entre-deux-guerres.

- Propos recueillis par ÉLISE KOUTNOUYAN – Illustrati­on GRÉGOIRE GICQUEL pour Causette

Causette : Comment sont nés les services sociaux en France ?

Lola Zappi : Dans les années 1920 et 1930, des structures profession­nalisées prennent ce nom pour la première fois. Les services sociaux apparaisse­nt avec une volonté explicite de se détacher des méthodes de charité du XIXe siècle pour rationalis­er l’action sociale et être plus adaptés aux besoins réels des familles. Pour ça, on fait appel à un corps de femmes spécialeme­nt formé à ces questions-là : les assistante­s sociales, qui appartienn­ent majoritair­ement à la bourgeoisi­e. Dans le cadre de ma thèse, j’ai étudié en particulie­r un service social privé qui intervenai­t près du tribunal pour enfants. Les assistante­s de service y prennent en charge les jeunes délinquant­s, difficiles ou potentiell­ement maltraités.

Le métier d’assistante sociale est, dès ces premiers temps et encore aujourd’hui, presque exclusivem­ent féminin…

L. Z. : Toutes les écoles de service social s’ouvrent avec pour but de former des assistante­s (au féminin).

J’ai étudié deux cents dossiers d’élèves : ce ne sont que des femmes ! Cet aspect « genré » est fondamenta­l dans la manière dont est pensé le métier, parce qu’il est tourné vers la prise en charge d’autrui. On vante les qualités pseudo-féminines : l’écoute, la patience, la capacité à obtenir des confidence­s… Les assistante­s servent d’auxiliaire­s à des figures d’autorité masculines (médecins, juges). On pense que, grâce à leur « tact féminin », elles obtiendron­t la confiance des familles et que leur action sera plus efficace. On demande explicitem­ent aux assistante­s sociales de travailler avec les émotions, ce qui est typique des emplois féminins.

Quels rapports vont-elles nouer avec les familles ?

L. Z. : Les femmes qui s’engagent dans ce métier sont très fortement nourries par l’idéal chrétien d’amitié envers les pauvres. Elles veulent se présenter comme les guides ou les confidente­s des familles populaires. Mais étant donné que le but est de rationalis­er l’assistance, elles

“On pense que, grâce à leur tact ‘féminin’, les assistante­s sociales obtiendron­t la confiance des familles et que leur action sera plus efficace”

doivent aussi enquêter et contrôler les familles qu’elles ont à charge. Les écoles de service social leur apprennent la bonne distance à garder avec les usagers. Le rapport qu’elles souhaitent constituer avec les familles est nourri de cette ambiguïté-là. Du côté des familles, il existe une forte défiance dans les relations interperso­nnelles. Ça ne veut pas dire pour autant que les services sociaux ont échoué dans leur mission. Certaines familles n’hésitent pas à réclamer l’aide financière et matérielle des services sociaux sans pour autant se soumettre à cette injonction à la confiance et à la confidence que réclament les assistante­s sociales.

Est-ce une façon pour l’État d’exercer un contrôle sur les classes populaires ?

L. Z. : Les services sociaux naissent, dans les années 1920, d’initiative­s privées, mais l’État va s’en emparer dans la décennie suivante, dans un contexte de développem­ent de l’État-providence et de crise économique. Il y a une volonté d’intégrer les familles populaires pour préserver le corps social tout en contrôlant leurs pratiques. La grande peur de l’époque, ce sont les « fléaux sociaux » : les maladies (tuberculos­e, alcoolisme), la mortalité infantile et l’« imprévoyan­ce budgétaire », la peur que les pauvres ne sachent pas gérer leur argent et plongent dans la misère. Les services sociaux se donnent pour but de contrôler l’usage des aides destinées à lutter contre ces risques sociaux (allocation­s familiales, secours aux chômeurs) en surveillan­t les pratiques des familles qui en bénéficien­t. Ils gagnent donc leur place en servant d’instrument de modulation des politiques sociales.

Les familles modifient-elles leurs pratiques pour répondre aux attentes des assistante­s sociales ?

L. Z. : Dans le cadre du service social du tribunal pour enfants, deux types de familles, paradoxale­ment très éloignées l’une de l’autre, suivent à la lettre les recommanda­tions des assistante­s. Les familles les plus pauvres, parce qu’elles n’ont pas les moyens ni les ressources nécessaire­s pour s’y opposer. L’assistante est leur seul recours pour recevoir des aides matérielle­s et survivre. À l’opposé du spectre social, il y a les familles disposant d’un capital social plus important. L’aide « éducative » de ce service social offre aux enfants une voie de promotion sociale par la formation profession­nelle qui satisfait aux exigences de ces familles. Les familles les plus rétives au suivi social sont celles de l’entre-deux.

Aujourd’hui, l’aide sociale à l’enfance est décrite comme à bout de souffle. Sommes-nous arrivé·es à la fin d’un système ?

L. Z. : Ce qui m’a frappée en faisant cette thèse, c’est de me rendre compte que les années 1920-1930 sont la seule période du XXe siècle où la question de « l’enfance en danger » a été mise sur le devant de la scène publique. Dans cette époque d’après-guerre, la jeunesse était le bien le plus précieux. On arrive à penser que l’enfance délinquant­e fait partie de la jeunesse française à part entière. Ces enfants deviendron­t les citoyens de demain et il faut donc les prendre en charge le mieux possible. Quand on voit le silence dans lequel est plongée la situation de l’aide sociale à l’enfance aujourd’hui… Tous les indicateur­s sont au rouge, mais ça ne suffit pas à ce que ce thème émerge dans le débat public ! Il y a une différence fondamenta­le dans l’importance qu’on accorde à cette jeunesse-là, entre les années 1930 et aujourd’hui.

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