Gun power
En 2003, Katharine Gun, jeune traductrice des renseignements britanniques, fait fuiter dans la presse un mémo de la CIA demandant aux Anglo-Saxons d’espionner des diplomates de l’ONU pour les contraindre à voter la guerre en Irak. Dix-sept ans après, le film Official Secrets, de Gavin Hood, qui sort le 2 janvier 2020, retrace son histoire.
Martin Bright est le genre de journalistes qui peut se reposer sur son flair pour sentir les bons coups et se faire une idée fiable des gens auxquels il a affaire. C’est d’ailleurs grâce à cet aplomb qu’il a réussi un tour de force le 2 mars 2003 : faire publier à la Une de son canard pro intervention en Irak, l’hebdomadaire britannique The Observer, son enquête intitulée « Révélations : les sales combines américaines pour gagner le vote des Nations unies sur la guerre en Irak ». Le trentenaire, à l’époque, vient de dévoiler, grâce à une mystérieuse source avec laquelle il n’a jamais été en contact, à la face du monde que les États-Unis ont demandé l’aide des services secrets britanniques pour espionner des diplomates internationaux. Afin de les faire chanter et de les contraindre à voter une résolution autorisant George W. Bush et son allié
Tony Blair à envahir l’Irak pour faire tomber Saddam Hussein. Le scoop provoque un scandale diplomatique international.
Quelques mois après, lorsque Martin Bright apprend que sa source s’appelle Katharine Gun et qu’il s’agit d’une jeune femme de 28 ans, le journaliste tombe des nues : « Je ne m’attendais pas du tout à ce que ce soit une femme, et encore moins une femme si jeune, dit aujourd’hui Martin Bright, en souriant, à l’évocation de ce souvenir. J’avais un fort a priori. Selon moi, pour avoir accès à un document aussi important, ma source était forcément un homme assez âgé, car haut placé dans la hiérarchie des renseignements britanniques. » Katharine Gun n’était en effet rien de cela. Ni une militante acharnée de la paix. Tout au plus, ses parents lui avaient inculqué de solides valeurs de justice et d’équité. « Simple » traductrice de mandarin au sein du Government Communications Headquarters (GCHQ), la jeune femme menait une vie rangée à Cheltenham, ville de 112000 habitant·es à l’ouest de l’Angleterre, où se trouvent les bureaux du GCHQ. Mais Katharine Gun ne le sait pas encore lorsqu’elle reçoit en janvier 2003 ce mail de service dans lequel le GCHQ et la CIA invitent conjointement les employé·es des renseignements britanniques à contribuer activement à l’effort pour l’entrée en guerre, mais elle en a dans le ventre.
Où donc cette jeune femme a-t-elle puisé le courage de risquer sa carrière et sa quiétude pour commettre une trahison d’État au nom d’un conflit imminent à des milliers de kilomètres ? « Je crois que j’étais comme un cheval auquel on aurait mis des oeillères pour qu’il ne se rende pas compte du danger, analyse-telle à 45 ans, aujourd’hui. Je voyais uniquement que la guerre en Irak se précisait, qu’elle allait faire des milliers de victimes innocentes et que je devais y faire obstacle. Ce mémo américain a été le moyen que j’ai trouvé. Je l’ai confié à une personne de ma connaissance susceptible de le transmettre à la presse pour que la vérité éclate. »
“Bush, Blair, Powell n’ont jamais eu de comptes à rendre pour leurs mensonges” Katharine Gun
C’est dans un hôtel parisien que nous rencontrons cette femme que ses convictions ont embringuée dans un destin extraordinaire. La lanceuse d’alerte, ainsi que Martin Bright, assurent depuis des mois, dans de nombreux pays, la promotion du film Official Secrets, distribué en « e-cinéma »*, du réalisateur sud-africain Gavin Hood, dans lequel Keira Knightley interprète Katharine Gun. Blonde et discrète, la lanceuse d’alerte n’en revient toujours pas : « Je n’arrive pas à me faire aux standing ovations qui nous accueillent, Martin et moi, à la fin des projections. C’est à la fois chaleureux et embarrassant. » Les yeux un peu dans le vague, elle raconte subir le feu des projecteurs. Mais lorsque la discussion se recentre sur la dimension politique du film, son implacable détermination resurgit : « J’ai accepté de participer parce qu’il ne s’agit pas de moi, mais des manigances et des mensonges d’État au sujet de la guerre en Irak, que ce soit avec cette histoire d’espionnage et de chantage de diplomates de l’ONU ou de soidisant armes de destruction massive. Cela a créé une rupture très profonde dans la confiance des citoyens envers les politiciens, les institutions et les médias. Bush, Blair, Powell n’ont jamais eu de comptes à rendre pour leurs mensonges. Aujourd’hui plus que jamais, nous payons le prix de cette faillite démocratique. » À quoi pense-t-elle ? À l’arrivée au pouvoir des deux trublions de la post-vérité que sont Donald Trump et Boris Johnson, aux bulles de filtres informatives dans lesquelles nous nous lovons sur les réseaux sociaux, aux théories du complot qui enfument toujours plus d’esprits prétendument critiques. Alors, Katharine Gun aimerait que le film de Gavin Hood, qui retrace son histoire sans fioriture et avec une extrême efficacité, montre que « la vérité est plus importante que tout ». C’est, en tout cas, cette impérieuse conviction qui l’a poussée à trahir son employeur en révélant ses petites combines avec la CIA.
“Plus traductrice qu’espionne”
Pourtant, tout avait bien commencé entre le GCHQ et Katharine Gun, née en 1974 en Angleterre. Après une enfance passée à Taïwan où ses parents sont professeurs d’anglais et de littérature européenne, elle revient en Grande-Bretagne à 16 ans et obtient un diplôme de traduction anglais-mandarin. « Tout le monde me disait qu’avec de telles compétences, je pouvais m’orienter dans le business, mais cela ne m’attirait pas. Alors, lorsque j’ai vu cette annonce pour un poste de traductrice au sein du GCHQ, j’ai candidaté. J’y suis entrée en 2000 et j’étais contente de travailler là-bas. Je me sentais plus traductrice qu’espionne. Certes, on vous fait bien comprendre que vous êtes “spécial”, qu’il ne faut absolument pas parler de votre métier à vos proches. Mais mon travail de traductrice n’était pas particulièrement stressant et l’ambiance était bonne. »
C’est dans cette sympathique ville de Cheltenham que Katharine rencontre Yasar, son futur mari, un jeune Kurde de Turquie, serveur dans un bar. Mariée depuis six mois seulement, Katharine décide, sans en informer Yasar, de faire fuiter le mémo de la CIA. « Je ne l’ai prévenu que lorsque l’article de l’Observer a été publié. Il était très, très inquiet pour moi, ne comprenait pas comment j’avais pu me mettre dans une telle situation. Quand l’enquête interne a été lancée pour trouver la taupe du GCHQ, Yasar m’a sagement conseillé de me taire et de me faire discrète. » Un éclat de rire ému vient interrompre ses souvenirs. « Mais je n’en ai rien fait et je suis allée rapidement me dénoncer, parce que j’étais convaincue du bien-fondé de ce que j’avais fait. » Katharine Gun prend la porte. Sa ligne de défense, cette tête brûlée la répètera aux policiers qui l’interrogent et à ses avocats de l’ONG Liberty, spécialisés dans ce genre d’affaires politiques : « Je me suis engagée à servir les Britanniques et pas leur gouvernement. Lorsque le gouvernement ment à sa population, j’ai le devoir de le faire savoir. »
“Je me suis engagée à servir les Britanniques et pas leur gouvernement. Lorsque le gouvernement ment à sa population, j’ai le devoir de le faire savoir” Katharine Gun
Abandon des poursuites
Il lui a fallu un cran énorme pour résister à la pression après que la justice britannique l’a poursuivie en vertu de l’Official Secrets Act, la loi britannique sur le secret-défense. Katharine passe une année quasi recluse chez elle, d’où elle se protège de la presse. « Official Secrets est un très bon film, mais je ne crois pas qu’il rende suffisamment compte de mon état de stress durant toute cette période », s’amuse-t-elle. Un an après, coup de théâtre : alors que Katharine Gun et ses avocats entendent plaider non coupable en raison de l’illégalité, au regard de l’ONU, de cette guerre, le gouvernement britannique abandonne ses poursuites le jour de l’ouverture du procès. Entre-temps, la guerre en Irak a commencé et l’opinion se montre de plus en plus hostile à l’engagement de troupes britanniques pour une cause qui lui semble vaine. Mieux valait s’abstenir d’un débat public sur le cas Gun. Katharine retrouve l’anonymat auquel elle aspirait, privilégie son récent mariage plutôt que de devenir porte-étendard de causes démocratiques comme on le lui a alors proposé. « Entre 2003 et 2005, j’ai donné des cours de mandarin à l’université de Cheltenham. Certains de mes élèves
étaient d’anciens collègues du GCHQ, qui ont fait semblant de ne pas me reconnaître, d’une manière tout à fait britannique. »
La lanceuse d’alerte a laissé des plumes dans cette aventure. Carrière brisée, désertion des ami·es et, pendant des années, palpitations cardiaques intenses dès qu’elle tentait de se plier aux interviews qu’on lui proposait. En 2007, une nouvelle vie s’amorce : le couple s’installe en Turquie, pays de son mari, et a une fille peu de temps après. Derrière cette vie rangée, demeure un mystère. Aux yeux de Daniel Ellsberg, lanceur d’alerte à l’origine des Pentagon Papers en 1971, invité par la production du film à s’exprimer sur le cas Gun, « la divulgation de Katharine Gun est la plus importante et la plus courageuse [qu’il n’ait] jamais vue. Personne n’avait jamais fait ce qu’elle a fait : dévoiler la vérité, en prenant des risques personnels, avant une guerre imminente pour tenter de l’enrayer à temps ». Pourquoi une anonyme sans passé militant se réveille-t-elle un beau matin en se disant qu’elle va agir sur la marche de l’Histoire, qui forcément la dépasse ? Qu’est-ce qui a différencié Katharine Gun de l’un·e de ses collègues anti-intervention en Irak qui a lu le mail et l’a refermé en soupirant ? Probablement un mélange de coeur valeureux et d’inconscience, additionné d’un ressort secret qui nous échappe encore.
À Paris, Katharine Gun semble compter les jours qui passent loin de sa famille, mais elle tient bon car elle aimerait parvenir à capter suffisamment d’attention médiatique pour faire modifier l’Official Secrets Act. Pour être la dernière à être victime d’une loi qui entrave les consciences de ceux qui pourraient agir. De son côté, le GCHQ fait étudier le cas de Katharine à son personnel en formation comme un exemple de ce qu’il ne faut surtout pas faire.
* L’e-cinéma propose directement les films, non en salles, mais sur plusieurs plateformes de vidéos à la demande.