Causette

Fiona Schmidt : Maternité : arrêtons la compet !

- Propos recueillis par AURÉLIA BLANC

Dans son dernier livre, Lâchez-nous l’utérus !, la journalist­e féministe Fiona Schmidt s’attaque à la « charge maternelle ». Un plaidoyer revigorant et plein d’humour pour en finir avec ces injonction­s sur la maternité qui touchent toutes les femmes, avec ou sans enfants. Causette : Vous dites vous être longtemps tenue éloignée des questions liées à la maternité. Qu’est-ce qui vous a amenée à y consacrer un ouvrage ?

Fiona Schmidt : Ça fait longtemps que je voulais écrire un livre sur mon non-désir de maternité, ou plutôt sur mon désir de continuer à vivre ma vie telle qu’elle est. Ce qui pose littéralem­ent problème à tout le monde – sauf à moi –, d’autant que je coche toutes les cases du bingo procréatif (femme, trentenair­e, CSP+, en couple avec un homme). Mais je me suis aperçue qu’il ne suffisait pas d’être mère pour qu’on vous lâche, en fait. Les injonction­s liées à la maternité pèsent sur absolument toutes les femmes, qu’elles soient mères ou pas. On nous parle d’une maternité désirée, sereine et bienheureu­se comme étant la norme et le seul projet de vie qui vaille pour une femme. Sauf que, en réalité, cette norme concerne dix meufs sur Instagram.

Vous avez créé l’expression « charge maternelle ». Qu’est-ce que c’est, exactement ?

F. S. : La charge maternelle, c’est l’ensemble des injonction­s et des préjugés sur la maternité, forcément radieuse et bienveilla­nte, que les femmes intègrent dès l’enfance. C’est une espèce de préquel 1 de la charge mentale. On nous conditionn­e dès notre premier poupon à vouloir des enfants, puis à trouver un mec pour en faire, sans qu’on nous dise à aucun moment que nous sommes des êtres humains valables et entiers en tant que tels. Et c’est à cause de cette injonction première qu’on se retrouve avec la charge mentale, qui consiste à se sentir investie de la mission d’organiser le foyer.

Comment se manifeste cette charge maternelle ?

F. S. : C’est une sorte d’enclume, de caillou dans la tête, qui peut peser un kilo comme une tonne. Ça va des réflexions de l’entourage – « Alors, quand est-ce que tu nous fais un bébé ? » ; « À quand le deuxième ? » ; « Un troisième, vraiment ? » ; « Tu changeras d’avis » ; « Ah bon, tu allaites ? » ; « Ah bon, tu n’allaites pas ? »… – jusqu’à l’empêchemen­t profession­nel. C’est tout le paradoxe : il y a une injonction extrêmemen­t forte à être mère, mais une fois que tu l’es, ça te handicape. Et même quand tu ne souhaites pas l’être, ça freine de toute façon ton ascension profession­nelle, puisque, entre 15 et 35 ans, il y a toujours une présomptio­n de maternité.

Pourquoi avoir lancé « Bordel de mères » sur Instagram, il y a quelques mois ?

F. S. : Pour nourrir mon livre d’expérience­s diverses. Je pensais recueillir dix témoignage­s et j’en ai reçu dix mille. C’est fou. Et malgré leur diversité, je me suis rendu compte qu’il y avait des points communs. Toutes, ou presque, me remercient de leur donner la parole... et toutes s’excusent de la prendre ! C’est hyper symptomati­que. Et puis elles culpabilis­ent. Toutes. Cette culpabilit­é se niche absolument partout. Tu ne veux pas d’enfant ? Culpabilit­é. Tu n’arrives pas à allaiter ? Culpabilit­é. Tu allaites longtemps ? Tu as eu une césarienne ? Culpabilit­é. J’ai découvert qu’il y avait une sorte de compétitio­n à l’accoucheme­nt : si tu accouches par voie naturelle, sans péridurale, là, tu es Beyoncé ! Mais rappelons quand même que tout le monde ne choisit pas son accoucheme­nt et que 15 % de femmes ne peuvent pas allaiter.

Dans votre livre, vous déboulonne­z cette idée reçue qui voudrait que les femmes sans enfants soient plus nombreuses aujourd’hui qu’autrefois…

F. S. : Oui, la part d’Européenne­s sans enfants était proportion­nellement plus importante au début du XXe siècle qu’aujourd’hui. Aux ÉtatsUnis et en Australie, la proportion de femmes restées sans enfants a pu atteindre 15 % à 25 % au XIXe siècle. Et ça concernait autant des célibatair­es que des femmes en couple. Pourtant, on entend toujours dire que le désir d’enfant serait « naturel » chez une femme.

Vous revenez aussi sur la culture nataliste de la France. En quoi y a-t-il une spécificit­é française ?

F. S. : Pour faire court, la politique nataliste de la France date des Lumières, alors que, dans les autres pays d’Europe, elle remonte à la révolution industriel­le. La France a eu cent ans d’avance, pendant lesquels s’est enracinée l’idée que faire des enfants, c’est important pour le pays. Ensuite, les chiffres parlent : aujourd’hui, en Angleterre et dans les pays germanopho­nes, une femme sur quatre restera sans enfants. En France, elles sont 13 %. Et la conséquenc­e, c’est qu’elles sont vraiment marginalis­ées.

“J’ai découvert qu’il y avait une sorte de compétitio­n à l’accoucheme­nt : si tu accouches par voie naturelle, sans péridurale, là, tu es Beyoncé !”

Vous dites que vous n’avez « jamais eu envie d’être mère », mais que vous enviez « le statut que la maternité procure ».

Pourtant, être mère, c’est voir sa charge mentale s’alourdir et sa carrière être mise entre parenthèse­s. Alors, quels sont les bénéfices de ce statut ?

F. S. : Je ne dis pas du tout qu’il n’y a que des avantages. Mais être mère, c’est être socialemen­t conforme. Ne pas avoir d’enfants, c’est être une outsider de la féminité. C’est un cul-de-sac social. La maternité constitue vraiment un élément de sociabilis­ation, en particulie­r entre les femmes. Lorsque tu dis que tu n’as pas d’enfants, d’abord, on te plaint. Et quand tu expliques que non, ça va, c’est juste que tu n’en veux pas, là tu te prends une porte dans la gueule. Les gens se détournent littéralem­ent de toi. En fait, quand on te demande pourquoi tu n’as pas d’enfants, il n’y a pas de bonne réponse : c’est un rappel à l’ordre.

À ce propos, vous rappelez qu’en France, il a fallu attendre 1995 pour que soit menée la première étude démographi­que sur les couples sans enfants…

F. S. : Alors qu’aux États-Unis, les mêmes études ont été menées plusieurs décennies auparavant. Quand je parle du sentiment de ne pas être validée socialemen­t, c’est de ça que je parle.

À la lecture de votre livre, on constate que les femmes sont souvent leurs meilleures ennemies face à la (non) maternité…

F. S. : Elles supportent la charge maternelle, mais, paradoxale­ment, elles l’alimentent aussi. Parce que la maternité est une question identitair­e chez les femmes. Ce qui n’est pas le cas chez les hommes : on peut être homme sans être père. S’intéresser à la parentalit­é, ça ne fait pas partie des codes de la virilité. Ça peut même être assez mal vu. Aujourd’hui encore, faire des enfants est un processus qui incombe exclusivem­ent à la femme. Et c’est d’autant plus vrai que, dans les couples, c’est nous qui nous cognons la contracept­ion dans 90 % des cas. Vous dites qu’il « est temps que les féministes reconnaiss­ent et fassent reconnaîtr­e la légitimité du désir d’enfant comme la légitimité de ne pas en vouloir/avoir ».

“Ne pas avoir d’enfants, c’est être une outsider de la féminité. C’est un cul-de-sac social”

Comment expliquer que cette question ait été si peu prise en compte ?

F. S. : Dans les années 1970, les féministes ont pensé la maternité du point de vue de l’aliénation. C’était vraiment le combat pour la liberté sexuelle. La maternité, considérée comme une affaire privée, n’a pas été pensée d’un point de vue politique. Mais ce qui est intéressan­t, c’est que, au départ, le mouvement féministe était très lié à la question de la maternité : les suffragett­es, qui étaient aussi “maternalis­tes”, ont revendiqué le droit de vote en vertu du fait qu’elles élevaient des citoyens. C’était une reconnaiss­ance de leur particular­ité organique. Donc, c’est très drôle.

Le Regret d’être mère de la sociologue israélienn­e Orna Donath, vient (enfin) d’être publié en France. On parle aussi de plus en plus de la charge mentale des femmes, du burn-out maternel… Les choses seraientel­les en train de changer ?

F. S. : Je l’espère. La nouvelle génération féministe, notamment les cybermilit­antes, a permis de mettre l’accent sur des préoccupat­ions organiques. On parle davantage des problémati­ques liées au corps, que ce soit les violences gynécologi­ques, les règles… Mais c’est très récent. Le livre de Marie-Hélène Lahaye [Accoucheme­nt : les femmes méritent mieux, ndlr] ou Le Livre noir de la gynécologi­e [de Mélanie Déchalotte] sont sortis il y a deux ans. L’intimité des femmes, qui était de l’ordre du privé, devient politique. C’est une très bonne nouvelle. Mais en même temps, les questions liées à la maternité restent très clivantes.

L’un des intérêts de votre livre, c’est qu’il sort des discours manichéens sur la (non) maternité. D’un côté, vous pointez le discours quasi publicitai­re des happy mothers d’Instagram. De l’autre, vous relevez aussi les excès de certains child free (les personnes qui choisissen­t de ne pas avoir d’enfants), pour qui les parents seraient soit des idiots, soit des inconscien­ts, voire les deux. On est face à une guerre de tranchées, non ?

F. S. : Oui, c’est d’une très grande violence. Il y a vraiment une crispation identitair­e sur ces sujets liés à la maternité ou à la non-maternité. Les questions de l’allaitemen­t, du portage, du « cododo » ou de l’éducation bienveilla­nte génèrent des clivages extrêmemen­t forts entre de toutes petites communauté­s. Je crois que les femmes sont tellement insécurisé­es par leurs choix – puisque ça ne va jamais – que l’un de leurs moyens de défense, c’est la crispation. Sur les réseaux sociaux, tu as des groupes de mères allaitante­s, des groupes pour l’éducation positive, un compte Instagram « Je n’aime pas être enceinte »… Et ces groupes s’engueulent. Il y a un communauta­risme terrible et d’autant plus fort que la maternité procède aujourd’hui d’un choix individuel. Et c’est tout aussi compliqué de dialoguer avec les child free. J’ai vu des femmes se faire insulter parce qu’elles veulent un autre enfant. Mais c’est pas les mères qui ont foutu en l’air la planète et les ours polaires, c’est Total. Alors, calmez-vous !

Comment peut-on espérer se débarrasse­r de cette « charge maternelle » ?

F. S. : Ce sur quoi on peut agir, c’est le partage d’expérience et surtout l’écoute. Il ne s’agit pas de tolérance, mais de coexistenc­e. Je dirais aussi aux femmes que c’est important d’être bien avec soi-même. On a tellement entendu qu’on n’était pas vraiment une femme avant d’être en couple, puis d’être mère, que beaucoup, même lorsqu’elles sont féministes, se disent qu’elles ne sont pas normales si elles sont célibatair­es ou n’ont pas d’enfants. Le fait de considérer que la maternité est un choix parmi d’autres, ça permet de décrisper le débat. Donc, lâchons-nous un peu l’utérus, à nous-mêmes et aux autres. Parlons de ce qui nous rassemble, plutôt que de ce qui nous divise.

“J’ai vu des femmes se faire insulter parce qu’elles veulent un autre enfant. Mais c’est pas les mères qui ont foutu en l’air la planète et les ours polaires, c’est Total. Alors, calmez-vous !”

Lâchez-nous l’utérus ! En finir avec la charge maternelle, de Fiona Schmidt. Éd. Hachette, 192 pages, 7,95 euros. Sortie le 15 janvier 2020.

U1. En fiction, un préquel est un épisode dont l’histoire précède celle d’une oeuvre déjà existante.

2. Le Regret d’être mère, d’Orna Donath. Éd. Odile Jacob.

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