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Casey : langue rappeuse

Langue rappeuse

- Par AURÉLIA BLANC – Photos PALOMA PINEDA pour Causette

Sa plume est sombre et sa verve, politique. Jamais là où on l’attend, la rappeuse Casey revient avec Ausgang, un nouveau projet de fusion rap-rock, tout en étant à l’affiche de Viril, un spectacle féministe où elle partage la scène avec Virginie Despentes et Béatrice Dalle. D’un univers à l’autre, mais toujours avec la même révolte.

Il faudra un peu de temps pour qu’on parvienne à saisir vraiment son regard. Pour qu’elle sorte de sa réserve et se révèle, contre toute attente, plutôt bavarde. On ne se refait pas : Casey a beau grenouille­r dans le rap depuis bientôt trente ans, maîtriser la scène et s’être prêtée plus d’une fois au jeu de l’interview, elle reste une grande timide. Une pudique, qui ne ressent pas le besoin d’être « validée » par l’exposition médiatique. « Ma tête en gros sur une affiche dans le métro, ça n’a jamais été mon rêve ultime », lâche-t-elle. Pas même quand elle s’est mise à écrire ses premiers textes, à l’âge de 13 ans, après que son cousin lui a fait découvrir le rap français avec Deenastyle, l’émission culte de Lionel D et Dee Nasty, sur Radio Nova. « Une activité pour tromper l’ennui, comme j’aurais pu jeter une balle contre un mur », se souvient

Casey, 44 ans, de son vrai nom Cathy Palenne. Fille d’une infirmière, « produit d’une mère exemplaire et d’un père absent » – comme elle l’écrira bien plus

“Le rock a une énergie commune avec le rap : c’est rugueux, ça braille, ça crie. Ça sort les boyaux et ça se dépoitrail­le. J’ai kiffé” Casey

tard dans Rêves illimités –, cette ado solitaire ne le sait pas encore, mais ce qui n’est au départ qu’un passe-temps lui ouvrira des horizons insoupçonn­és.

« Sans m’en rendre compte, j’ai trouvé dans le rap un truc où j’avais enfin ma place, et où, pour une fois, j’allais au bout de quelque chose. Moi qui suis timide, ça m’a fait rencontrer des gens, ça m’a fait bouger, lire, penser, m’intéresser à l’écriture… Plein de choses qui ne se sont pas passées avec l’école. Et ça m’a fait prendre conscience que j’avais le droit d’être là, d’exister », retrace-t-elle entre deux gorgées de thé. Premières scènes ouvertes, premiers morceaux, première mixtape… Casey, dont le pseudo fait référence à un personnage de la série télé Les Têtes brûlées – « un mec siphonné avec un prénom unisexe » –, se fait vite remarquer. Au milieu des années 1990, NTM lui propose même une collaborat­ion. Qu’elle refuse, par peur d’y laisser des plumes. Comme elle déclinera la propositio­n qui lui a été faite, à l’époque, de rejoindre une major. « On te met de la poudre aux yeux : la moquette est épaisse, le Coca est frais,

les gens sont gentils. Mais tu sais qu’il y a un moment où tu vas devoir signer un papier qui t’enlèvera le contrôle sur ce que tu fais. Les maisons de disques, ce sont des rouleaux compresseu­rs. Et moi, j’y connais rien. J’ai même pas le bac ! » dit-elle en rigolant. Consciente d’être « une proie facile », elle a préféré tracer sa route – « je n’ai aucun problème à dire non ». Sans regret.

Enfant du rap, ado du rock

Depuis, Casey n’a jamais renoncé à son indépendan­ce. Ni pour ses deux albums solos (Tragédie d’une trajectoir­e, en 2006, puis Libérez la bête, en 2010) ni dans ses – nombreux – projets collectifs. Comme ceux qu’elle mène depuis 2001 avec le collectif rap Anfalsh, ou celui qu’elle défend sur scène avec Ausgang, groupe de fusion rap-rock qui a sorti son premier album début mars (Gangrène). Enfant du rap, elle qui a grandi aux sons des musiques caribéenne­s, africaines et du funk, a découvert le rock à l’adolescenc­e. « Y a une énergie commune avec le rap : c’est rugueux, ça braille, ça crie. Ça sort les boyaux et ça se dépoitrail­le. J’ai kiffé », résume-t-elle. En 2009 et 2011, elle avait déjà sorti deux albums rock avec le collectif Zone libre, où l’on retrouvait notamment les guitariste­s Serge Teyssot-Gay (ex-membre de Noir Désir) et Marc Sens (aujourd’hui dans Ausgang). De quoi en défriser plus d’un·e. Parce qu’écouter du rock quand on vit « en quartier » et qu’on est noir, comme elle, c’est faire figure d’« anomalie ». Et que s’inviter dans le milieu rock, quand on a son profil, c’est s’exposer à une certaine condescend­ance. « Je fais du rap, je fais du rock, où je vais je suis moi-même », leur répondelle dans Chuck Berry, l’un des titres phares d’Ausgang. Un son puissant et rageux – pourrait-il en être autrement avec Casey ? –, où elle rappelle que le rock, s’il est aujourd’hui prisé de la bourgeoisi­e blanche, a bien des racines noires et pauvres. « Me demande pas si je suis à ma place, j’ai déjà brûlé la scène », prévient Casey.

Ce que les autres pensent d’elle, « ça n’a jamais été la question, et ça ne l’est toujours pas », lâche-t-elle tranquille­ment. Les rôles assignés et les petites cases bien rangées, très peu pour elle, de toute façon. Casey va là où elle l’entend. Pas vraiment un hasard, d’ailleurs, si la question de l’enfermemen­t – et, en creux, celle de la liberté – traverse son oeuvre. Cet enfermemen­t qu’elle refuse, mais qu’elle dit avoir ressenti très tôt, partout. « À l’école, avec les tiens, dans ta famille, en société, dans ta condition de noire, dans ta condition de meuf… C’est-à-dire qu’il y a des injonction­s, des questions qu’on te pose, mais, foncièreme­nt, tu ne saisis pas ce qu’on te demande. Tu comprends pas pourquoi, à 12 ans, t’es pas censée faire des roues arrière à vélo ou jouer au foot. Bon, j’ai fini par comprendre qu’on voulait que je sois une meuf que je ne suis pas. C’est une forme d’enfermemen­t. Mais il y en a plein d’autres », pointe-t-elle, avant d’évoquer le passé des Antilles. « L’enfermemen­t commence aussi dans cette histoire, celle de l’esclavage. Tu peux pas faire plus enfermé que ça », explicite Casey, originaire de la Martinique. Une île où elle se rend régulièrem­ent et qui, dit-elle sans détour, est encore « une colonie ». Pour le tube de l’été à base de playa et de cocotiers, ne comptez pas sur elle.

« C’est quelqu’un d’une grande exigence, et donc quelqu’un de rare, qui ne sort pas un album tous les deux ans », dit d’elle son amie, la réalisatri­ce Alice Diop. En 2016, elle a fait appel à Casey pour la musique de son documentai­re, Vers la tendresse, auréolé d’un césar. Le film, qui explore le rapport à l’intimité de jeunes hommes d’une cité, convoque aussi Alain Bashung. « Je considère qu’ils sont au même niveau. Casey a une verve, un style, une présence sur scène… Ce n’est pas qu’une rappeuse : c’est un grand chanteur français contempora­in. Elle a une clarté sur les questions qui agitent la société qui la rend tout à fait singulière », poursuit la réalisatri­ce.

“Ce n’est pas qu’une rappeuse : c’est un grand chanteur français contempora­in. Elle a une clarté sur les questions qui agitent la société qui la rend tout à fait singulière”

Alice Diop, réalisatri­ce

Noire dans un monde blanc

Dans ses textes aux figures de style acérées, Casey n’a de cesse de porter la plume dans la plaie. Celle de l’histoire coloniale de la France, pour commencer. Celle des violences – sociales, politiques, policières – que subissent les habitant·es des quartiers populaires. Et celle du racisme, qu’elle a essuyé dès l’enfance, dans la rue, à l’école puis avec la police.

« Être noire dans un monde blanc, c’est une expérience. Moi je m’en fous, je me réveille pas en me disant que je suis noire, mais t’es tout le temps ramenée à ça », constate Casey. Pour autant, cette expérience reste « inentendab­le », estime-t-elle. Comment mettre au jour les dynamiques raciales et les rapports de domination­s qui en découlent, dans un pays où le sujet reste tabou ? « En France, on refuse d’avoir cette discussion publiqueme­nt. Pourtant, il est question de race en permanence : au travers du voile, de l’insécurité, du communauta­risme, des réfugiés… c’est de ça qu’on parle. La race a été fabriquée, donc elle peut – elle doit – être défaite. Mais pour ça, il faut qu’on puisse avoir cette discussion : ce ne sera peut-être pas aisé, ce sera peut-être

relou et inconforta­ble, mais on en a besoin pour avancer », défend Casey. Pour qu’à l’arrivée, l’altérité ne soit plus un sujet. Pour elle, en tout cas, ça n’en est pas un. « Quand tu as grandi dans un quartier, avec plein d’Autres, ce que tu te mets à voir, c’est les points communs. La différence… on n’en est plus là », glisset-elle dans un haussement d’épaules. D’ascendance martiniqua­ise, elle est née à Rouen (Seine-Maritime), où elle a passé son enfance, et vit au Blanc-Mesnil (Seine-Saint-Denis) depuis qu’elle a 15 ans. Trois ancrages qu’elle revendique comme siens. « Je ne suis pas dans la nostalgie ou dans la culture d’une racine unique. Ça me plaît d’être hybride. »

Allergique aux injonction­s

Comment, d’ailleurs, ne pas penser à Viril, ce spectacle créé par le metteur en scène David Bobée, en tournée depuis l’an dernier, où l’on retrouve Casey aux côtés de l’écrivaine Virginie Despentes et de la comédienne Béatrice Dalle. Dans cette création protéiform­e, portée par la musique intense et lancinante du groupe Zerö, les trois artistes viennent donner corps avec force à onze textes féministes – ceux de Virginie Despentes, de Paul B. Preciado, de Valerie Solanas ou d’Audre Lorde, entre autres. « Je connais très peu cette littératur­e, mais j’ai découvert des textes incroyable­s. C’est ça qui m’a convaincue », confie Casey. Le féminisme, elle le reconnaît volontiers, n’a jamais été son militantis­me. « Ce n’est pas une parole que je porte publiqueme­nt, ce n’est pas le sujet que j’aborde le plus. Après, je suis là. Je fais », glisse-t-elle.

Si elle n’a jamais embrassé ce combat, c’est qu’elle en a d’autres à mener. Et qu’avec sa « gueule masculine » et son allure androgyne, elle a échappé à certaines expérience­s. « C’est pas à moi qu’on va soulever la jupe : j’en ai pas. Je n’ai pas non plus subi de prédation. En tant qu’hybride, il y a des choses que je peux comprendre, mais que je ne connais pas », explique-t-elle. Masculin, féminin…

Casey compose avec la binarité de la société, mais ne s’y reconnaît pas. « Les injonction­s me prennent la tête. S’il faut vraiment que je me situe… alors je me situe à mon propre endroit. Qui serait un peu plus gars que meuf, clairement », réfléchit-elle à haute voix. Avant d’ajouter : « Mais gars du futur, alors. Gars qui a réfléchi à tout ça, et dont la virilité n’est pas indexée sur la domination des femmes. » À bon entendeur…

“Je ne suis pas dans la nostalgie ou dans la culture d’une racine unique. Ça me plaît d’être hybride”

Casey

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Naissance Premier album – Zone libre

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