Causette

Laissez crier les p’tits papiers

Valérie Niquet a plusieurs surnoms accrochés à sa queue-de-pie. « Crieuse publique de la Croix-Rousse », « Mon général », « La dame au képi »… Deux fois par mois, le dimanche matin, cette comédienne-chanteuse déserte les planches pour le bitume du IVe arr

- Par SYLVAIN CLÉMENT – Photos ANTOINE MERLET pour Causette

Valérie Niquet, accoudée à son pupitre.

Elle envoie valser ses talons. Mégaphone bleu accroché à la main, elle grimpe sur le siège passager de la Dyane décapotabl­e couleur crème, louée pour l’occasion. Derrière le volant, Fred, le proprio de la belle Citroën, n’a plus qu’à s’exécuter : « À droite, plus à gauche, recule un peu, plus vite, arrête-toi là, c’est bien ! » Képi vissé sur le crâne, queuede-pie soignée et robe noire à boutons dorés, la crieuse alpague la rue et bat le rappel. « Bonjour mesdames, bonjour messieurs. Rendez-vous à 11 heures place des Tapis pour la criée publique des messages. Venez avec votre bonne humeur », s’égosille Valérie Niquet, des terrasses de café au marché de la Croix-Rousse à Lyon (Rhône), en imitant plutôt efficaceme­nt l’accent marseillai­s. Premier stop, les passant·es écarquille­nt les yeux. Deuxième arrêt, le vendeur de bananes lui lâche son plus beau sourire. Troisième pause, les militant·es pour les élections municipale­s peuvent remballer leurs tracts… Valérie leur a volé la vedette.

À quelques pas de là, place des Tapis, la foule se masse autour de la gratte du professeur Zitouni en attendant la star du jour. Puis, à 11 h 10, la voilà qui se pointe. Zygomatiqu­es bien réveillés, elle s’extirpe du véhicule vintage sous le regard impatient de l’assemblée. Le silence se fait, la maîtresse de cérémonie réajuste sa coiffe et prend place derrière son pupitre. Quelques notes de l’opéra Carmen en introducti­on et la pétillante quadragéna­ire se met à réciter une soixantain­e de textes écrits sur des petits bouts de papier. Tantôt burlesques, parfois clownesque­s, souvent décalés et politisés, mais toujours humanistes et réalistes.

Levée du courrier

Ces petits papiers, qu’elle crie en public, cette « mi-comédienne, mi-chanteuse » tombée dans la marmite théâtrale à sa majorité, les a récupérés quelques jours plus tôt dans les neuf boîtes aux lettres qu’elle a fabriquées et mises à la dispositio­n des habitant·es du quartier, dans des bars, un théâtre, un centre social… « N’importe qui peut laisser un mot pour que je le lise ensuite sur la place publique. Peu importe que cela soit des déclaratio­ns d’amour, des témoignage­s dramatique­s ou une croix gammée dessinée, je ne cache rien, je montre tout », explique cette féministe de la première heure, au coeur bien ancré à gauche. « Comme je m’arrête deux mois durant l’hiver, les boîtes sont pleines lors de la reprise », explique Valérie, qui, en ce 8 mars, amorce son retour. Celle à l’entrée du Bistrot Jutard déborde en effet de courriers. Le temps de trouver la bonne clé, Valérie Niquet l’ouvre, ramasse son précieux trésor, papote, distribue ses flyers, prend un jus d’ananas et poursuit sa route. Direction le Drôle de zèbre. Mêmes échanges, mêmes complicité­s… seule la fraise a remplacé le fruit exotique durant le ravitaille­ment. Et ainsi de suite. Jusqu’à se poser au Bistrot fait sa broc’ avec un petit côtes-du-rhône bien mérité après une aussi jolie récolte.

Mais comment « une fille de Pratz, dans le Jura », s’est-elle retrouvée à gueuler sur le pavé ? Arrivée à Lyon au début des années 1990 pour suivre un Deug de cinéma et une licence de théâtre, elle suit, en 2014, un stage Afdas (Assurance formation des activités du spectacle) de crieur public avec Bernard Colin, le boss des crieurs au niveau national, qui ne tarde pas à lui offrir sa première expérience solo à Dijon. Au même moment, Gérald Rigaud, alors crieur public de la Croix-Rousse depuis dix ans, cherche un successeur au poste qu’il a créé de toutes pièces. Bingo. Ce sera une successeur­e.

Mais au fait, petite question, ça sert à quoi de crier en 2020 ? « Je suis une porte-parole non virtuelle des gens. Ici, deux dimanches par mois, dans ce quartier de la Croix-Rousse historique­ment marqué par les révoltes, je deviens une créatrice de liens. La dernière fois, en invitant sur mon estrade les membres d’une associatio­n aidant les personnes à la rue, trois sans-abri ont pu trouver un logement. Sans oublier qu’à chaque session, je fais un point sur la situation des migrant·es. La criée est vraiment un acte citoyen », explique Valérie.

Retour place des Tapis. En ce 8 mars, Journée internatio­nale des droits des femmes, le mot de Marjorie mis dans la bouche de ce phénomène aux allures de Betty Boop pose le décor : « Je ne peux m’empêcher de penser à toutes ces femmes,

mes soeurs, qui seront violées, humiliées, discriminé­es, assassinée­s, vendues, rejetées en vertu de leur sexe. […] Femme qui devra mettre son ventre à dispositio­n de la descendanc­e, femme qui baissera les yeux face au harcèlemen­t des hommes, il nous faudra beaucoup d’amour pour poursuivre nos luttes. » Tonnerre d’applaudiss­ements. « Les hommes n’ont pas le droit de taper les filles. Marie, 9 ans. » Les décibels grimpent. « Si un flic me dit papiers et moi ciseaux, j’ai gagné ? » L’hilarité gagne du terrain. « Le mot résister doit toujours être conjugué au présent. Zina, 11 ans. » Stupéfacti­on, admiration. Au bout de dix minutes, tout le monde est scotché devant cette conteuse des temps modernes jouant à merveille avec les envolées de son acolyte musicien. Mimiques et grimaces en prime. « Il est là le succès d’une criée réussie, il faut savoir alterner les messages “rafales d’amour” avec ceux à connotatio­n politique, sociale ou tragique. Sur une place publique, il n’y a pas le droit à l’erreur. Si on ne crée pas du lien avec les gens, ils s’en vont. Il faut que l’humeur prédomine. »

Animer et rassembler

Verdict ? Une fois de plus, et depuis quatre ans et demi, Valérie Niquet réussit son pari. Animer l’espace public en lui redonnant le pouvoir de rassembler. Et souder davantage un quartier déjà réputé pour son « esprit village ». Dans le public, les jeunes bobos du quartier accros au café côtoient des vieux soixante-huitards savourant leur verre de blanc. Tandis qu’une femme trans blond platine s’incruste auprès de jeunes parents assis à même le sol avec leurs bambins. « Elle s’approprie les textes sans gêne, avec humour, et cela me fait un bien fou de l’entendre. Elle fait du bien tout court, c’est notre messagère », s’exclame Régine, croix-roussienne âgée de 68 ans. Alors que les minutes défilent à une vitesse folle, la crieuse sonne la cloche. Pour changer de thème, interpelle­r ou rebondir sur des sujets d’actualité évoqués dans les petits papiers. Que ce soit sur le vote blanc, les violences policières ou pour lire un texte de la Fondation Abbé-Pierre sur « les dégueulass­es dispositif­s anti-SDF traitant les gens comme des pigeons ». Pas de militants fachos dans les environs, la dictée passe comme une lettre à la poste.

Dans la foule, Cécile apprécie sans surprise le spectacle. Chargée de mission pour la Fédération des centres sociaux du Rhône, elle avait fait appel à Valérie Niquet en janvier pour « déclamer des

“Peu importe que cela soit des déclaratio­ns d’amour, des témoignage­s dramatique­s ou une croix gammée dessinée, je ne cache rien, je montre tout” Valérie Niquet

cartes de voeux » rédigées par des participan­t·es à des cours d’alphabétis­ation, afin de protester contre le manque de moyens alloués à ces ateliers sociolingu­istiques. Car oui, la crieuse de 46 ans exporte ses talents. « Le dimanche, à la Croix-Rousse, je fais juste passer un chapeau pour récupérer quelques deniers, mais le reste du temps, je vends ma criée à tous et toutes : villes, associatio­ns ou particulie­rs. Je ne fais pas que des criées solidaires, il faut bien vivre aussi. »

Généreuse emmerdeuse

Place des Tapis, midi est passé depuis un bon quart d’heure lorsqu’elle entonne l’hymne We Will Croix-Rousse à la sauce Queen. Signe annonciate­ur d’une fin de criée heureuse où l’on tape en rythme sur les cuisses et dans les mains en buvant ses paroles. S’ils avaient été dans le coin, nul doute que ses mentors auraient apprécié le spectacle. Bernard Colin se souvient d’une femme aux trois qualités majeures : « L’aptitude à la sollicitat­ion, la capacité à croiser le regard des gens et le fait de préférer le partage au souci de l’admiration. » Gérald Rigaud souligne « sa générosité et son amour des gens », tandis qu’Ugo Ugolini, président de la compagnie U.Gomina, avec qui elle joue depuis deux décennies, loue « son tempéramen­t et son côté emmerdeuse décalée ». Pendant que madame reçoit les félicitati­ons de ses fans, lui se contente d’un regard empli de fierté. Compagnon, assistant et soutien numéro 1 de la chouchoute du public, Pascal confesse : « Faire ce qu’elle fait, je trouve ça culotté. Avoir cette capacité d’improviser avec humour et lâcher prise, c’est quand même balaise non ? » Pas faux !

Retrouvez les dates de la criée sur sa page Facebook : Crieuse publique croix-rousse.

“Elle s’approprie les textes sans gêne, avec humour et cela me fait un bien fou de l’entendre. C’est notre messagère”

Régine, 68 ans, habitante de la Croix-Rousse

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Sur la place des Tapis, à la Croix-Rousse, la maîtresse de cérémonie harangue la foule.
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 ??  ?? Mégaphone à la main, dans la Dyane décapotabl­e conduite par Fred, Valérie bat le rappel pour la criée publique.
Mégaphone à la main, dans la Dyane décapotabl­e conduite par Fred, Valérie bat le rappel pour la criée publique.
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Dans les neuf boîtes que Valérie Niquet a fabriquées et mises à la dispositio­n des habitant·es (ici au Bistrot Canaille), chacun·e peut laisser un mot pour qu’elle le lise sur la place publique.
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