Causette

Évelyne, caissière dans un hypermarch­é : « En ce moment, nos vies ne valent que 1 000 euros »

- Par ANNA CUXAC – Illustrati­on CAMILLE BESSE

Évelyne a 46 ans et neuf ans de métier au Carrefour du centre commercial Mayol, dans le centre-ville de Toulon (Var). Alors que la CGT a porté plainte contre le groupe Carrefour et la ministre du Travail, Muriel Pénicaud, pour « mise en danger de la vie d’autrui » en raison des manquement­s sanitaires liés au coronaviru­s, elle nous raconte son quotidien de salariée indispensa­ble à la nation. « Le week-end précédent l’annonce du confinemen­t, nous avons, ici comme ailleurs, été pris d’assaut par des centaines de clients venus faire des stocks. Il y a eu un début de baston au rayon pâtes et des gens qui s’engueulaie­nt à la caisse pour griller la priorité. Une sorte d’angoisse collective dont la question sous-jacente serait : “Qui va bien pouvoir mourir le premier ?” Comme si stocker le papier toilette allait vous protéger de l’épidémie. Depuis, les chahuts et les razzias se sont calmés, mais il faut dire que ceux qui ont claqué 500 euros en paquets de pâtes ont de quoi manger pendant une année. Par contre, il y a toujours les petits malins qui n’ont pas bien compris le sens du confinemen­t et viennent trois fois par jour pour dépannage, une brique de lait par ci, une bouteille de coca par là. Je me permets de temps à autre une petite remarque bien sentie.

C’est le paradoxe du Carrefour Mayol : il a la taille d’un hypermarch­é, mais, situé en plein centre-ville les pieds quasi dans l’eau du port, il sert de commerce de proximité à une clientèle d’habitué·es, contrairem­ent aux Carrefour des deux zones commercial­es qui encadrent Toulon. Ceux-là, on s’y rend une fois par semaine pour “les grosses courses”, c’est forcément plus anonyme. La spécificit­é de mon Carrefour me fait aimer mon métier : avec les habitué·es, il y a ces petits mots, ces “bonjour” et ces “comment ça va aujourd’hui ?”.

J’ai commencé il y a neuf ans en contrat pro après avoir été cuistot au Lavandou [un village situé à une heure de Toulon, ndlr]. La cuisine, c’est ma grande passion. Mais j’ai dû m’installer à Toulon pour prendre soin de ma mère malade, alors ça a été une formation, deux CDD, puis un CDI chez Carrefour. Le mépris de classe, je connais. C’est des “ah ouais ! tu es caissière”, lancés avec un air compatissa­nt. Mais il n’y a pas de sot métier. Un sourire en caisse peut mettre de la joie dans la journée de certain·es. La direction a essayé de nous imposer un “merci pour votre visite”, mais moi, les phrases toutes faites ne m’intéressen­t pas. De toute façon, la direction est souvent à côté de la plaque et c’est d’autant plus prégnant avec le coronaviru­s.

Nous n’avons pas eu d’informatio­n spécifique, de réunion ou ne serait-ce qu’un mail envoyé aux salarié·es pour nous expliquer comment travailler dans ce contexte. Tout s’est fait au jour le jour : on a commencé par nous mettre des films plastiques tout autour des caisses, puis on nous a fourni des gants jetables et du produit nettoyant. Il était coupé à l’eau, alors mes collègues de la CGT sont allé·es chercher de meilleurs produits en rayon. Je me suis syndiquée à la CGT il y a un an. Hors temps de corona, nos principale­s revendicat­ions concernent la transforma­tion des CDD en CDI et des embauches supplément­aires. Là, ce que nous demandons, c’est

“On nous a fourni des gants jetables et du produit nettoyant. était coupé à l’eau”

de faire en sorte d’être protégé·es en continuant de travailler.

La semaine dernière, alors que j’étais en service “roller” [personne qui va chercher les prix à l’intérieur des rayons quand il y a un problème en caisse], mais sans rollers, j’ai entendu le chef de sécu dire : “C’est bon, on va faire rentrer les clients quinze par quinze, comme ça elles arrêteront d’avoir peur celles-là.” Je lui ai lancé : “Mais bien sûr que nous avons peur.” Moi, je vis seule, donc passe encore. Mais pour mes collègues qui ont des enfants ou des personnes fragiles à la maison, bien sûr que j’ai peur. Certaines se sont mises en arrêt pour éviter une contaminat­ion, je les comprends. Du coup, je me retrouve à être particuliè­rement polyvalent­e en ce moment : j’alterne selon les besoins entre la caisse, l’accueil, le drive et le roller.

Quand j’ai appris qu’une caissière du groupe était décédée du corona à Saint-Denis, le 26 mars, j’ai eu la boule au ventre. Être caissière en ce moment, c’est se dire que nos vies ne valent que 1000 euros, la prime qui nous a été accordée par le groupe pour nous remercier de ne pas lâcher nos postes. Ce n’est pas grand-chose, même pas un mois de salaire pour moi qui, ayant demandé mes 35 heures et travaillan­t le dimanche, touche 1200 euros, sans compter l’intéressem­ent, les tickets resto et une bonne mutuelle. Mais je continuera­i de travailler. Pas pour les actionnair­es, mais pour les collègues.

Au début, comme partout, il a été impossible pour la direction de mettre la main sur des masques. Une cliente, couturière à la retraite, nous en a cousu deux cents, quel beau geste ! Il m’en a été distribué deux, motifs fleuris et lavables. Nous continuons à les porter. Début avril, notre magasin a enfin été livré en masques jetables, mais la direction ne nous en distribue qu’un par jour faute de stocks suffisants, et on sait qu’ils ne sont portables que trois heures.

Ça pourrait être pire. Chez Lidl, nos consoeurs sont minutées. Et j’ai le cuir épais. Hors corona, être caissière, c’est avoir le dos et les poignets qui morflent à la fin de la journée. C’est surtout être agressée par des imbéciles qui, bizarremen­t, ne se comportent pas de la sorte avec nos quelques collègues masculins. Il y a trois ans, un type m’a même frappée. J’avais fait remarquer, avec le sourire, à son ami qu’être au téléphone ne l’empêchait pas de me dire bonjour. Il a commencé à hurler : “C’est pas une caissière qui va m’apprendre la politesse, je veux voir le directeur, je vais te faire perdre ton taf”, et l’autre m’a mis une beigne. Ils ont été coursés dans la galerie commercial­e par des collègues, et on ne les a plus jamais revus par ici.

Heureuseme­nt, il y a des client·es qui vous font tenir, comme ceux qui me remercient pour mon courage de rester travailler. Ce que j’aimerais, c’est que cet épisode du corona fasse que, dans l’après, nous soyons un peu plus considérée­s. »

“Ça pourrait être pire. Chez Lidl, nos consoeurs sont minutées. Et j’ai le cuir épais. Hors corona, être caissière, c’est avoir le dos et les poignets qui morflent”

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