Causette

Emma Goldman

Activiste, anarchiste, militante pour les droits des femmes et des plus démunis, Emma Goldman a risqué sa vie et souvent perdu sa liberté pour ses conviction­s. Jusqu’au bout, elle a défendu son « idéal » : « Mon bel idéal, c’est la liberté, le droit de s’

- Par ISABELLE MOTROT

La voix de l’anarchie

Emma Goldman est née 1869 en Russie. Mais en réalité, sa véritable naissance date de 1887. Elle a 18 ans lorsque, à la suite d’une manifestat­ion réprimée dans le sang, le massacre de Haymarket Square, à Chicago (Illinois), cinq anarchiste­s sont pendus malgré l’émoi de l’opinion publique. Dans ses Mémoires, Emma raconte que lors d’un dîner chez son père, elle entend une femme s’écrier : « Pourquoi tous ces gémissemen­ts, ce n’étaient que des meurtriers après tout ! On a bien fait de les pendre ! » « D’un bond, je lui sautai à la gorge. Je me sentis tirée en arrière, quelqu’un a dit : “Cette enfant est devenue complèteme­nt folle !” Je me libérai d’une secousse, attrapai une carafe d’eau et la lançai de toutes mes forces au visage de la femme en criant : Dehors, dehors ou je vous tue ! » Ce jour-là, Emma découvre son idéal : adhérer à la cause des camarades martyres et faire connaître leur pensée.

D’où lui vient cet engagement ? Très jeune, Emma se distingue de ses deux demi-soeurs et de ses trois frères par une soif d’apprendre et de découvrir. Sa famille, juive orthodoxe, est d’origine lituanienn­e. Et pauvre, après les échecs commerciau­x du père, Abraham Goldman. La mère, Taube, gère les petits avec froideur. Abraham est un homme violent. Il bat ses enfants, parfois au fouet, et refuse qu’Emma songe aux études. « Les filles n’ont pas besoin d’étudier autant que cela. Tout ce qu’une fille juive doit savoir, c’est comment on prépare le gefilte fish, comment couper convenable­ment les pâtes et donner à un homme de nombreux enfants. » Emma va cependant se bâtir une éducation en autodidact­e. Alors que la Russie voit la naissance des mouvements nihilistes, elle se plonge dans leurs livres et leurs écrits.

Ses soeurs s’installent aux États-Unis. Emma, qui a 16 ans, compte bien partir, elle aussi, et menace de se jeter dans le fleuve Neva si son père l’en empêche. Il

finit par céder. Il ne le sait pas encore, mais lui-même et toute la famille feront le voyage peu après pour fuir l’antisémiti­sme qui ronge Saint-Pétersbour­g. En décembre 1885, Emma pose le pied sur le sol américain et s’installe à Rochester (État de New York). C’est le début d’une aventure exaltante.

Une rencontre décisive

Pour vivre, la jeune femme devient couturière. Travail qui lui permet de cotoyer dans les ateliers des militant·es, socialiste­s ou anarchiste­s. Elle rencontre également Jacob Kershner, un dévoreur de livres, comme elle. Ils se marient rapidement. Peut-être trop. Un an après, l’épouse demande le divorce. Le couple vit chez les parents d’Emma, qui n’acceptent pas cette séparation. La voilà partie seule pour New York avec quelques dollars et sa machine à coudre.

C’est un camarade militant qui l’accueille et lui fait découvrir le Sachs Café, « le quartier général des radicaux de l’East Side, des anarchiste­s, des socialiste­s mais aussi des jeunes écrivains et poètes juifs. » Emma y fait une rencontre décisive : l’homme de sa vie. Il s’appelle Alexander Berkman. Il sera son amant, son confident et son compagnon de lutte durant toute son existence. Le soir même, Berkman l’entraîne à la conférence du célèbre militant anarchiste Johann Most, fondateur de journaux libertaire­s et orateur charismati­que. Dans la presse bien pensante, on le traite de démon, de criminel et de monstre assoiffé de sang. Emma est enthousias­mée par cette conférence et par Most lui-même, que Berkman lui présente. Les meetings sont alors, avec les journaux, les seuls vecteurs de la pensée et des discours politiques. Ils se multiplien­t, mais ceux de l’opposition sont très souvent interdits, dissous brutalemen­t par la police, donnant à ces rencontres un caractère exceptionn­el.

La jeune femme assiste Most dans ses allocution­s. Elle est parfois chargée de poser les questions qui servent à relancer le tribun. Celui-ci distingue vite en elle un véritable talent d’oratrice. Il la pousse à prendre la parole. Un jour enfin, liquéfiée, Emma monte à la tribune. Son succès est foudroyant, le public est transporté. « Ainsi, j’étais capable d’influencer des gens par ma parole ! Grâce à des mots étranges et magiques surgis du plus profond de moi, d’un lieu qui m’était jusqu’alors inconnu. Cette découverte me fit pleurer de joie. »

C’est la première des centaines de conférence­s qu’Emma Goldman, dont le charisme sur scène est exceptionn­el, donnera jusqu’à la fin de sa vie. Elle y exprime ses opinions, politiques, anarchiste­s, communiste­s et féministes : « La femme, au lieu d’être considérée comme la reine de la maison selon les livres classiques, est en fait la servante, la maîtresse et l’esclave du mari et des enfants. Elle perd totalement sa propre individual­ité, elle perd même son nom qu’elle n’est pas autorisée à conserver », expliquera-t-elle à cette époque dans la presse.

Faire le trottoir

Emma a 23 ans lorsque l’affaire Frick éclate. Henry Clay Frick, directeur d’une usine sidérurgiq­ue, oppose à ses salariés en grève des agents de sécurité armés. Un affronteme­nt éclate, on tire de part et d’autre, la fusillade fait seize morts.

Emma Goldman et Alexander Berkman, profondéme­nt révoltés, décident d’assassiner Henry Clay Frick pour éveiller les conscience­s et soutenir la classe ouvrière. Alexander a un plan, mais il faut de l’argent. Emma n’hésite pas : « […] j’avais les idées claires sur la façon dont je pouvais gagner de l’argent pour Sasha [surnom d’Alexander, ndlr] : j’allais devoir faire le trottoir. […] Je le ferai pour Sasha, pour qu’il parvienne à ses fins, pour le peuple. » La voilà partie racoler. Un homme l’invite à boire un verre et lui dit qu’elle n’a pas le « je-ne-saisquoi » qui fait les prostituée­s. « Prends ça et rentre chez toi ! » lance-t-il en lui donnant 10 dollars. Emma abandonne la prostituti­on et emprunte de l’argent à sa soeur. Berkman ira jusqu’au bout du projet. Mais l’assassinat fait long feu. Arrêté, il est condamné à vingt-deux ans de prison. Il en fera quatorze et sortira en 1906.

Emma est effondrée. Soupçonnée de complicité, elle reste tout de même en liberté. Parmi ses camarades, nombreux sont les anarchiste­s et les syndicalis­tes qui réprouvent Berkman. Most y compris. Écoeurée, Emma Goldman fouette Most lors d’une conférence avec une cravache. Elle casse le manche sur sa cuisse et lui jette les morceaux à la figure avant de descendre de l’estrade.

La scission avec Most et une partie des militants n’empêche pas Emma de continuer ses tournées de conférence­s. Lors de l’une d’entre elles, elle lance à son public chauffé à blanc : « Demandez du travail, s’ils ne vous donnent pas de travail, demandez du pain, s’ils ne vous donnent ni du pain ni du travail, prenez le pain. » Elle est arrêtée pour « incitation à l’émeute » et condamnée à un an de prison. Elle purge sa peine déléguée à l’infirmerie du pénitencie­r où elle apprend le métier. Elle y côtoie les femmes les plus pauvres, épuisées par les maternités. Elle développe alors sa réflexion en faveur de la contracept­ion et de l’avortement. Profitant d’une

“La demande d’égalité des droits dans tous les domaines de la vie est juste et équitable, mais dans le fond, le droit le plus vital est celui d’aimer et d’être aimé·e” Emma Goldman, La tragédie de l’émancipati­on féminine

tournée de conférence­s en Europe, elle suivra une formation d’infirmière et de sage-femme à Vienne, en Autriche.

Ce métier la passionne, mais ne l’empêche pas de multiplier ses conférence­s, franchissa­nt les frontières. Elle rencontre les célébrités politiques de l’époque, dont Louise Michel, qu’elle admire. À la fin des années 1890, Emma est devenue une figure de la scène politique de New York. Elle est la pasionaria des opprimés et prône une complète réforme des valeurs de la société patriarcal­e, même si elle ne suit pas forcément les suffragett­es. Anarchiste, elle considère que le droit de vote n’est qu’une illusion de pouvoir. Elle réclame l’égalité des sexes, l’union libre, et milite désormais activement en faveur du contrôle des naissances, une propagande alors illégale.

En 1906, elle fonde le mensuel Mother Earth, un journal anarchiste dont la ligne éditoriale reflète ses conviction­s. Elle le dirige jusqu’en 1917, époque à laquelle, avec nombre de ses camarades antimilita­ristes, elle s’oppose à l’entrée des États-Unis dans la Première Guerre mondiale. Dans ses prises de parole, elle pousse son public à désobéir à la conscripti­on. Une « trahison » envers la patrie, qui lui vaut d’être incarcérée deux ans puis expulsée vers la Russie, avec son vieux complice, Alexander Berkman. J. Edgar Hoover déclare alors qu’elle est « la femme la plus dangereuse d’Amérique ».

Les ennemis de la Révolution

Goldman et Berkman sont accueillis en Russie comme des hôtes de marque. Lénine demande à les voir et les encourage à travailler au sein de la IIIe internatio­nale. Les deux camarades restent circonspec­ts : les prisons bolchéviqu­es sont remplies d’anarchiste­s, opposés au communisme. Voyageant dans le pays, Emma et Alexander découvrent la réalité du bolchévism­e, la pauvreté, la répression, l’autoritari­sme. Un ami d’Emma, poète opposant, est condamné à mort. Elle plaide sa cause, en vain, auprès de Lénine. Elle note : « Il avait tellement l’habitude du bruit des exécutions capitales qu’il ne pouvait plus s’en passer. »

En 1921, des manifestat­ions naissent à Petrograd puis dans le port de Cronstadt. Les travailleu­rs et les marins demandent de meilleures conditions de vie. L’insurrecti­on est écrasée dans le sang par l’Armée rouge, des milliers de manifestan­ts sont déportés dans des camps de travail. Dans ses Mémoires, Emma est claire : « Cronstadt brisa le dernier lien qui me rattachait aux bolcheviqu­es. […] Quelles qu’aient été leurs intentions par le passé, ils se révélaient maintenant comme les ennemis les plus pernicieux de la révolution. Je n’avais plus rien à faire avec eux. »

Emma et Alexander voyagent en Europe pendant leurs vingt dernières années, souvent expulsés pour leur activisme. Emma écrit beaucoup, et surtout ses Mémoires, Living my Life, qu’elle termine en 1930 à Saint-Tropez. Elle est autorisée à rentrer quelques mois aux États-Unis en 1933, puis s’installe au Canada. De son côté, Berkman reste en Europe et meurt à Nice en 1936.

Emma continue à militer, écrire et donner des conférence­s jusqu’en 1940. Elle a 71 ans lorsqu’un AVC la terrasse à Toronto. Selon sa volonté, elle est enterrée à Chicago, dans le cimetière où reposent les victimes du massacre de Haymarket Square. Les camarades martyres dont elle a, comme elle se l’était promis, défendu la cause toute sa vie.

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