Causette

Jacqueline Audry

Le cinéma, une affaire d’hommes ? Dans la période de l’après-guerre puis face aux jeunes loups de la Nouvelle Vague, Jacqueline Audry impose son regard, indomptabl­e. Réalisatri­ce de seize longs-métrages, dont trois adaptation­s de Colette, elle est l’une d

- Par LOUISE PLUYAUD

Dans le creux de la (Nouvelle) Vague

Lors de la cérémonie des César 2020, une seule femme était nommée dans la catégorie « Réalisatio­n ». Rien d’étonnant puisque Jane Campion demeure toujours, en cette même année, la seule femme à avoir reçu la Palme d’or. « Y a encore du boulot, mais tenez bon ! », dirait Jacqueline Audry, optimiste contre vents et machos. Méconnue et encore moins reconnue par le milieu cinéphile, cette réalisatri­ce a pourtant marqué la période du cinéma français d’aprèsguerr­e. Ses héroïnes audacieuse­s s’inscrivent dans l’air de son temps. Au lendemain de la Libération, un vent d’émancipati­on secoue la France et les femmes obtiennent le droit de vote. Jacqueline Audry se fait alors « la prêtresse sage, délicate et parfois corrosive des libertés nouvelleme­nt acquises », ainsi que la décrit Thérèse Lamartine dans Elles cinéastes Ad Lib 1895-1981. Mais que de patience et de perspicaci­té il aura fallu à cette héritière d’Alice Guy pour imposer son autre regard dans le cinéma français !

Le pouvoir du cinéma

Née en 1908 à Orange, dans le sud de la France, Jacqueline Audry est issue d’un milieu intellectu­el privilégié. Ses parents avaient été passionném­ent dreyfusard­s et son père, Charles Audry, très actif au sein de la fédération socialiste du Gard. La famille est apparentée à Gaston Doumergue, président de la République de 1924 à 1931. Jacqueline grandit dans l’ébullition de l’engagement politique, aux côtés de sa soeur aînée Colette, qui deviendra agrégée de lettres et écrivaine. « Pour tout ce qui me tenait à coeur, le travail et la lecture, j’étais toujours encouragée à poursuivre »,

raconte Colette Audry dans son roman La Statue (éd. Gallimard, 1983). Leur mère, frustrée de n’avoir pas pu continuer ses études, espérait pour ses filles une belle carrière profession­nelle. Confinée dans le carcan d’un mariage arrangé, elle les sermonne : « Travaillez, vous n’aurez pas besoin de demander de l’argent à un homme ! »

Lycéenne, Jacqueline court les salles de cinéma, s’enivrant de cet art merveilleu­x dont elle entrevoit le pouvoir dès l’âge de 6 ans. En 1972, la cinéaste raconte ce coup de foudre : « J’ai été littéralem­ent fascinée par ces images mouvantes capables de reproduire la vie des hommes, dans leur époque, sur un drap blanc collé au mur […]. À partir de ce moment, la passion du cinéma m’a possédée pour ne plus me lâcher. » De là

à en faire sa profession ? Rien n’est moins sûr. Elle échoue au bac et, dans les années 1920, devient « la plus jeune antiquaire de Paris, visitée par quelques clients pour sa qualité de petite-nièce du président Gaston Doumergue ». Une expérience sans grand succès.

Des bas de soie

Alors que faire ? « Faites du cinéma ! », lui propose un ami. « Pourquoi pas », songe-t-elle. Puisqu’à son époque les femmes sont le plus souvent devant la caméra, Jacqueline se présente au casting d’une pub pour des bas de soie. Il lui suffit d’une matinée pour comprendre qu’être cantonnée au rôle de femme-objet n’est pas sa vocation : « On m’a poussée comme un animal vers un troupeau de filles dont les jambes gainées de soie comme les miennes étaient rangées en ligne. J’en ai ressenti une impression très pénible. » Tout à coup, elle entend une voix « dominant toutes les autres ». « J’ai relevé les yeux et, en face de moi, j’ai découvert la caméra et ses servants. À côté d’elle se tenait un monsieur qui avait l’allure d’un capitaine à bord de son navire. » Elle en est alors certaine : « Ce n’est pas devant la caméra que je veux être, mais à côté, comme ce monsieur qui décide de tout. »

Les bonheurs de Sophie

Tourner relève du défi. « Les producteur­s me regardaien­t, hochaient la tête, hésitaient, méfiants, ennuyés, et finissaien­t toujours par dire non », s’indignait-elle dans un article de la Revue des Deux Mondes. Après avoir été scripte puis assistante de Max Ophuls et Jean Delannoy, Jacqueline Audry réalise enfin, en 1945, à 37 ans, un longmétrag­e que « ses confrères masculins ne lui disputeron­t pas ». Il s’agit, comme le décrit Jennifer Flock, autrice d’un mémoire sur la cinéaste, de l’adaptation de « la bible du bon comporteme­nt des jeunes filles » : Les Malheurs de Sophie, de la Comtesse de Ségur. Elle explique

“J’ai été littéralem­ent fascinée par ces images mouvantes capables de reproduire la vie des hommes, dans leur époque, sur un drap blanc collé au mur” Jacqueline Audry

son choix dans un enregistre­ment Pathé : « Me voyez-vous soumettant à un producteur, pour un premier film, un scénario de gangsters ou un roman d’aventures ? Ces messieurs m’auraient ri au nez. » D’après eux, Les Malheurs de Sophie était exactement le sujet que pouvait traiter une femme. À peu près le seul d’ailleurs…

Cependant, ces messieurs ne s’attendaien­t pas à ce que la réalisatri­ce prenne des libertés avec l’oeuvre de la Comtesse, à laquelle elle ajoute une suite. Ainsi, on retrouve Sophie dix ans plus tard, promise selon le bon vouloir de sa préceptric­e, l’austère Mademoisel­le, à un mariage sans amour. Mais son ami d’enfance, républicai­n, engagé sur les barricades à la suite du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, vient l’enlever. L’héroïne s’enfuit avec lui, réaffirman­t le droit d’une femme à choisir son propre destin.

Adapter Colette

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le public est friand de films historique­s aux décors somptueux et raffinés, tel Si Versailles m’était conté, de Sacha Guitry, premier film français au

box-office de 1954. Mais les oeuvres de ces messieurs cinéastes, majoritair­ement du point de vue masculin, sont parfois marquées d’une misogynie revanchard­e. Ainsi dans Le Diable au corps, de Claude Autant-Lara (1947)… L’armistice est proclamé. Sur le parvis de l’église, après l’enterremen­t de la maîtresse du héros, morte en couches, un bedeau exulte : « Maintenant, c’est les femmes qui vont mourir. Chacun son tour ! » Rien de tel pour convaincre Jacqueline Audry qu’il est urgent d’insuffler au cinéma « commercial » une force vive au féminin.

Avec beaucoup de perspicaci­té, elle adapte en 1948 le célèbre roman de Colette, Gigi. « J’admire en Colette à la fois l’amoureuse de La Retraite sentimenta­le et le grand officier de la Légion d’honneur, l’ancienne danseuse et la présidente de l’Académie Goncourt », confiet-elle à propos de l’autrice, qui écrivit les dialogues du film. Gigi met en scène dans le Paris 1900 une adolescent­e, éduquée par ses aïeules à devenir une « grande cocotte ». Après moult refus, Gigi choisit elle-même son prétendant. Le film est un triomphe. Les critiques sont hypnotisée­s par les froufrous de la Belle Époque et l’ingéniosit­é de l’actrice Danièle Delorme. Mais sous les crinolines, l’oeuvre dénonce la façon dont la société forme les femmes à n’être que des objets de plaisir masculin et clame leur droit à disposer de leur corps. Avec Minne, l’ingénue libertine, en 1950, puis Mitsou, six ans plus tard, Jacqueline Audry démythifie le mystère féminin. Deux personnage­s qui aspirent à s’épanouir sexuelleme­nt, nés eux aussi sous la plume de Colette.

Le cinéma de studio mis au ban

Jacqueline Audry continue d’adapter à l’écran des oeuvres littéraire­s, pour certaines controvers­ées : Huis clos, de Jean-Paul Sartre, avec Arletty dans le rôle d’Inès ; ou Olivia, adaptée de l’oeuvre autobiogra­phique de Dorothy Bussy sur les amours d’une jeune élève et de sa professeur­e. Deux films, dont les dialogues sont adaptés par Pierre Laroche, son mari. Leur collaborat­ion est immense : journalist­e au Canard enchaîné et coauteur, avec Jacques Prévert, des Visiteurs du soir, il signe presque tous les scénarios de ses films et l’aide dans la recherche de financemen­ts. Une tâche de plus en plus rude au début des années 1960. Car ce cinéma de studio, auquel la réalisatri­ce appartient et que François Truffaut appelle « le cinéma de papa », est emporté par la Nouvelle Vague.

Là encore, les héroïnes de Jacqueline Audry n’ont pas dit leur dernier mot. D’autant que si elle applaudit les jeunes cinéastes rebelles d’avoir su

« abolir un certain conformism­e au profit de la simplicité », elle leur reproche

« la place minime accordée aux femmes dans leur société, un peu le “sois pin-up et tais-toi” ».

Une fois de plus, caméra au poing, elle propose des portraits de personnage­s féminins loin des stéréotype­s dominants. Dans Fruits amers, adapté de la pièce écrite par sa soeur Colette Audry, les deux héroïnes se font l’écho de l’évolution des mentalités. Luttant contre un régime policier dans un pays d’Amérique du Sud, elles sont combatives parce qu’engagées politiquem­ent et libres de leurs actes.

Sorti la veille du tournant de Mai68, Fruits amers reçoit le Grand Prix du cinéma français. Pourtant, malgré son savoir-faire reconnu, la notoriété de Jacqueline Audry décroît au fil du temps. Les hommages ne furent pas grands lorsqu’en 1977, celle qui fut aussi présidente de l’associatio­n Musidora, organisatr­ice du premier festival de films de femmes, meurt dans un accident de voiture. Quarante-deux ans plus tard, en 2019, les Journées du matrimoine s’ouvrent sur une projection d’Olivia, pour rendre hommage à cette pionnière. Quelques-unes de ses oeuvres sont aujourd’hui disponible­s en DVD. D’autres sont conservées aux Archives françaises du film du CNC. Des bobines trop rarement ouvertes qui ne demandent qu’à retrouver la lumière des projecteur­s.

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