Causette

Sabina Spielrein

Cette pionnière de la psychanaly­se a été au coeur d’une relation triangulai­re hors du commun entre les deux psychiatre­s Carl Jung et Sigmund Freud. Sabina Spielrein fut longtemps rejetée dans l’ombre de ces illustres confrères et connue davantage pour cet

- Par MARIANNE RIGAUX

Un divan pour trois

Des années durant, Sabina Spielrein a lutté contre sa folie, avant d’aider les autres à combattre la leur. Elle naît en 1885 dans une famille juive aisée à Rostov-sur-le-Don, en Russie. À l’âge de 19 ans, on l’envoie en Suisse pour soigner ce qu’on diagnostiq­ue comme « des crises d’hystérie ». Elle est internée à Zurich, dans la clinique psychiatri­que de Burghölzli, au sein du service réputé du professeur Eugen Bleuler. Là, elle est prise en charge par le psychiatre suisse Carl Gustav Jung, qui est alors disciple et collègue de l’Autrichien Sigmund Freud. Carl Jung a dix ans de plus que Sabina Spielrein. Il devient son médecin, son analyste, son confident. La cure analytique qu’il teste sur elle porte ses fruits puisque Sabina quitte bientôt la clinique et démarre des études de médecine pour devenir psychanaly­ste, encouragée par celui qui l’a accompagné­e vers la guérison. Mais, petit à petit, une relation ambiguë, instable, complexe, passionnel­le, naît entre la jeune patiente et le médecin. D’un côté, Sabina Spielrein proclame qu’elle sait bien que Jung est amoureux d’elle, même s’il n’en est pas conscient, et veut le persuader de lui faire un enfant. De

Sabina Spielrein développe la thèse selon laquelle la pulsion sexuelle est constituée de deux composante­s contradict­oires

l’autre, Carl Jung – qui est marié – entretient son délire érotomane, conservant sur elle son emprise.

Pour sortir de cette relation toxique et des tensions croissante­s générées par la situation, tous les deux se tournent vers Sigmund Freud. Dans une lettre du 7 mars 1909, Carl Jung lui parle d’un « vilain scandale » que lui fait une patiente qu’il a « autrefois tirée d’une très grave névrose avec un immense dévouement », et qui a « déçu [s]on amitié et [s]a confiance de la manière la plus blessante que l’on puisse imaginer ». D’après lui, Sabina Spielrein a projeté sur lui la figure du sauveur et de l’amant, alors qu’il ne s’agit pas d’une relation adultérine (de nombreux historien·nes s’accordent pourtant à dire qu’ils furent amants). Dans une lettre datée du 30 mai 1909, Sabina Spielrein contacte également Freud pour lui exposer ses états d’âme : « Deux composante­s très puissantes luttent en moi : d’un côté, l’orgueil blessé exige que je vous fasse comprendre ce que j’étais pour [Jung], et je possède à ce titre de nombreuses lettres de lui qui sont relativeme­nt claires ; d’un autre côté, vous voyez bien que je n’ai pu vous citer la moindre

lettre où il m’appelle autrement que du nom d’amie. […] Je voudrais me séparer complèteme­nt du Dr Jung et suivre mon propre chemin. »

Docteure en psychanaly­se

Freud s’inspirera de cette relation complexe pour théoriser les phénomènes croisés du transfert et du contre-transfert. Entre Jung et Freud, les relations sont aussi conflictue­lles profession­nellement. Et Sabina Spielrein se retrouve au coeur de leurs divergence­s. Leur relation triangulai­re et épistolair­e a été racontée au théâtre et au cinéma. On pense notamment au film A Dangerous Method, de David Cronenberg (2011) dans lequel Sabina Spielrein est campée par Keira Knightley, Carl Jung par Michael Fassbender et Sigmund Freud par Viggo Mortensen. Dans leurs échanges, les deux psychiatre­s nomment Sabina Spielrein « la petite » ou bien « la petite autrice ». Pourtant, cinq ans après son arrivée comme patiente, la jeune Russe, qui a appris à vivre avec sa maladie, soutient sa thèse de médecine, devenant ainsi la première femme à écrire un doctorat en psychanaly­se.

Son titre en poche, Sabina Spielrein s’éloigne profession­nellement de Jung pour se rallier à Freud, dont elle partage davantage les théories. En 1911, elle a 26 ans lorsqu’elle rejoint Vienne, où elle est l’une des premières femmes admises à la Société psychanaly­tique. Quand elle épouse, l’année suivante, le docteur Pavel Scheftel, Freud lui confie : « Vous voici mariée, ce qui signifie pour moi que vous êtes à moitié guérie de votre attachemen­t névrotique à Jung. » À moitié seulement, car elle reste amoureuse de Carl Jung et tente de réconcilie­r leurs doctrines, sans succès.

Sabina Spielrein vit ensuite à Zurich, Lausanne et Genève, où elle est notamment l’analyste du psychologu­e suisse Jean Piaget. Dans ses travaux, elle s’intéresse entre autres aux psychoses schizophré­niques et aux rêves. Elle développe la thèse selon laquelle la pulsion sexuelle est constituée de deux composante­s contradict­oires. Ainsi, dans son premier texte personnel sur « La Destructio­n comme cause du devenir », paru en 1912, elle décrit le désir de mort comme faisant partie de la libido. La notion de « pulsion destructiv­e et sadique », qu’elle invente, sera reprise par Freud dans sa théorie sur la « pulsion de mort », huit années plus tard.

En 1924, Sabina Spielrein retourne dans sa ville natale, Rostov-sur-le-Don avec son mari et leurs deux filles. Elle souhaite importer la psychanaly­se dans la Russie soviétique. Elle exerce comme médecin généralist­e, tout en s’occupant d’enfants délinquant­s qu’elle traite par la psychanaly­se. Un travail qui fera d’elle l’une des pionnières de cette approche des enfants et de l’analyse du développem­ent enfantin de la psyché.

Sabina Spielrein meurt fusillée, lors du massacre par les nazis de la population juive de Rostov-sur-le-Don en août 1942. Pendant longtemps, elle est cantonnée aux notes de bas de page des publicatio­ns de Freud et de Jung. En 1977, ses textes manuscrits sont découverts dans les sous-sols de l’Institut de psychologi­e de Genève, où elle enseigna. Sa correspond­ance avec le disciple et le maître sera publiée bien plus tard et constituer­a une trace précieuse des premiers moments de la psychanaly­se. Son apport théorique considérab­le influença notamment les carrières de Melanie Klein, Anna Freud, Jean Piaget et Donald Winnicott.

En 2018, sa vie inspire à l’autrice Violaine Gelly la biographie intitulée La vie dérobée de Sabina Spielrein, dans laquelle elle tente de lui rendre la place qu’elle mérite, au-dessus de la bataille d’ego entre Jung et Freud.

U

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France