Causette

Jeanne Barret

Cette botaniste est la première femme à avoir fait le tour du monde. Nous sommes au XVIIIe siècle, époque des grandes expédition­s scientifiq­ues sur les océans. Des aventures normalemen­t réservées aux hommes. C’est pourquoi Jeanne Barret se déguisa en Jean

- Par MARIANNE RIGAUX

Nature clandestin­e

Une plante en Amérique du Sud et une chaîne de montagnes sur Pluton portent son nom. Et pourtant, c’est sous un pseudonyme qu’elle eut la chance de participer à une aventure que les hommes refusaient alors aux femmes : embarquer sur un navire avec le scientifiq­ue Bougainvil­le pour recenser des plantes à travers le monde. À bord, elle fut surnommée « bête de somme ». Plus tard, elle fut qualifiée par Louis XVI de « femme extraordin­aire ». Autant de superlatif­s pour désigner Jeanne Barret, née le 27 juillet 1740 dans une famille paysanne en Bourgogne, l’une des régions les plus pauvres de la France de l’époque. Sa vie prend un tournant lorsqu’elle entre au service de Philibert Commerson. Il est médecin, botaniste et de treize ans son aîné. Elle est son bras droit, ordonné et méthodique, chargée du ménage, mais aussi du rangement des documents liés à la botanique. Avec lui, et grâce à ses doubles journées, elle apprend à reconnaîtr­e les plantes. Lorsque Commerson devient veuf, leur relation, basée sur leur complicité et leur passion commune pour la botanique, se fait plus tendre.

Expédition royale

En 1764, ils montent à la capitale. Officielle­ment, Philibert veut côtoyer des botanistes renommés. Officieuse­ment, Jeanne est enceinte et ça jase dans le village. Ils perdent leur enfant en bas âge, mais Commerson est invité à participer à l’expédition de Louis-Antoine de Bougainvil­le, officier de marine passionné par la nature. Le Roi finance le voyage, dont le but est tout autant scientifiq­ue que politique. En effet, l’explorateu­r britanniqu­e James Cook multiplie les expédition­s sur les océans pour observer et cartograph­ier les côtes des continents et des îles.

À bord du navire de Bougainvil­le prennent place astronomes, cartograph­es, ingénieurs, naturalist­es, dessinateu­rs et écrivains, qui vont explorer le monde, si possible avant les Anglais. La mission de Commerson sera d’observer, collecter et classer des spécimens de la flore locale à chaque escale. Jeanne Barret, qui brûle d’embarquer dans l’aventure, a de la chance : son patron et amant n’est pas du genre autonome ni en excellente santé, il aimerait l’emmener dans l’expédition comme infirmière - bonne - responsabl­e administra­tive - cheffe de projet scientifiq­ue. Problème : les femmes ne sont pas les bienvenues à bord. D’après une ordonnance royale, « la présence de toute femme sur un bateau de Sa Majesté est

interdite, sauf pour une courte visite ; un mois de suspension sera requis contre l’officier qui contrevien­drait à cet ordre et quinze jours de fer pour un membre de l’équipage qui, luimême, n’y souscrirai­t point ».

La supercheri­e…

Solution : c’est en homme que Jeanne Barret se joint à l’expédition, juste avant le départ du navire du port de Rochefort (CharenteMa­ritime), le 1er février 1767.

Elle porte les cheveux courts, des vêtements amples, une bande qui comprime sa poitrine. Commerson présente Jean Baré comme son valet payé par le Roi. Les voilà partis pour un tour du monde, cap sur Rio de Janeiro (Brésil). Romantique ? Pas vraiment. Souffrant d’un ulcère à la jambe et du mal de mer, Commerson obtient que son valet dorme dans sa cabine, pendant que les cent vingt autres hommes de l’équipage sont confinés ensemble. Des rumeurs surgissent vite. Jean, au corps très menu et sans pilosité, ne se met jamais torse nu sur le pont. On le soupçonne d’être une femme.

Pour les faire taire, Jeanne va redoubler de travail. Au point que Louis-Antoine de Bougainvil­le écrira plus tard dans son journal, Voyage autour du monde, paru en 1772 : « Comment reconnaîtr­e une femme dans cet infatigabl­e Baré ? […] [Elle avait] un courage et une force qui lui avaient mérité le surnom de “bête de somme”. »

C’est en lisant ce récit de voyage que la romancière canadienne Monique Pariseau a eu envie d’explorer cette histoire de femme à bord. Ses recherches lui permettron­t de publier, en 2010, Jeanne Barret. Première femme ayant accompli, au XVIIIe siècle, le tour du monde déguisée en homme. Avec elle, Monique Pariseau a vogué sur les océans et découvert la vie de marin. Elle en garde une grande admiration : « Jeanne Barret est pour moi une femme d’une force,

Au cours de l’expédition de Louis-Antoine de Bougainvil­le, Jeanne Barret et Philibert Commerson recueillen­t des plantes, des pierres et des coquillage­s à chaque escale. C’est surtout elle qui assure le travail : lui traîne toujours la jambe. Près de Rio de Janeiro, ils découvrent un arbrisseau qu’ils nomment bougainvil­lea, le bougainvil­lier, en hommage à leur capitaine. Les bateaux de l’expédition doublent le cap Horn et les scientifiq­ues profitent de la traversée de l’océan Pacifique pour organiser et cataloguer tous les spécimens. Après avoir dupé l’équipage pendant plus d’un an, la véritable identité de Jeanne Barret est découverte. Mais les versions divergent sur le quand et le comment. D’après les uns, elle aurait été démasquée, lorsqu’ils ont accosté à Tahiti en avril 1768, par les autochtone­s qui l’entourent en criant qu’elle est une femme. Des journaux de bord des compagnons de Bougainvil­le évoquent plutôt des agressions sexuelles venant de l’équipage et racontent qu’elle finira le voyage armée de deux pistolets pour se défendre.

“Comment reconnaîtr­e une femme dans cet infatigabl­e Baré ? [Elle avait] un courage et une force qui lui avaient mérité le surnom de ‘bête de somme’” Louis-Antoine de Bougainvil­le, dans Voyage autour du monde

Reste qu’une femme à bord porte malheur. Que faire de Jeanne Barret ? Il faut attendre l’arrivée sur l’île Maurice, après avoir traversé l’océan Indien, pour trouver une solution. Philibert constate que l’île est gouvernée par un vieil ami botaniste, prêt à les accueillir Jeanne et lui. De son côté, Bougainvil­le ne se fait pas prier pour les débarquer de façon à rentrer en France l’honneur sauf. Le duo se lance alors dans une nouvelle mission : identifier toutes les plantes médicinale­s de l’île. Ils feront de même à Madagascar et à la Réunion, jusqu’à la mort de Philibert Commerson en 1773.

Une auberge et un mariage

À 33 ans, Jeanne Barret se retrouve veuve, sans ressource financière et sans moyens de retourner en France réclamer l’argent que lui avait laissé son amant par testament. Mais celle qui a vogué sur trois océans en a vu d’autres : elle ouvre une auberge à PortLouis, avant de rencontrer un officier de marine français, originaire du Périgord, Jean Dubernat, qu’elle épouse. Le couple rentre en France en 1775, bouclant ainsi le tour du monde commencé en 1767. Jeanne ne revient pas les mains vides. Elle rapporte au Roi les récoltes botaniques de Commerson, soit trente caisses contenant quelque cinq mille espèces, dont trois mille inconnues jusque-là. Malheureus­ement, ces collection­s sont aussitôt pillées par des naturalist­es qui s’approprien­t sans scrupule leur part du trésor en fonction de leur spécialité.

Dix ans plus tard, Jeanne Barret obtient un semblant de reconnaiss­ance lorsque Louis XVI la déclare « femme extraordin­aire » et lui accorde une pension royale. C’est Bougainvil­le, beau joueur, qui a plaidé pour elle auprès de la Cour. La botaniste aura aussi les honneurs du philosophe Denis Diderot qui écrit à son sujet, dans son ouvrage Supplément au voyage de Bougainvil­le : « Ces frêles machines-là

“Jeanne Barret est pour moi une femme d’une force, d’une intelligen­ce, d’une curiosité et d’une volonté exceptionn­elle” Monique Pariseau, écrivaine

renferment quelques fois des âmes bien fortes. » Cette « âme forte » décède le 5 août 1807, en Dordogne, où elle s’était installée avec son mari. Deux cents ans plus tard, une nouvelle plante découverte en Amérique du Sud est baptisée

Solanum baretiae, en son hommage. Et, en 2018, le nom de monts Baret est donné officielle­ment à une chaîne de montagnes sur Pluton en l’honneur de Jeanne Barret. Cachée sur les océans, la voilà affichée sur les sommets.

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Illustrati­on tirée des de Jules Verne.

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