Marguerite Steinheil
Marguerite Steinheil, vous connaissez. Si, si. C’est la « cocotte » dans les bras de laquelle le président Félix Faure est mort. Tout le monde s’est gaussé, Clemenceau le premier qui lança, en parlant de Faure : « Il se voulait César, il ne fut que Pompée
La veuve rouge
mais négocie : chacun sa vie. Un accord qui fonctionne très bien et permet à tous deux d’accumuler les amants. C’est le secret d’Adolphe, qui ramène dans son atelier des mauvais garçons, plus inspirants comme modèles, dit-il.
En 1896, Meg a 27 ans, elle est époustouflante. Elle brille dans les salons – dans le sien en particulier –, fréquente le Tout-Paris de l’aristocratie, de la finance et des arts. Elle est de toutes les fêtes où elle croise souvent le président de la République Félix Faure, surnommé « président Soleil » à cause de son goût du faste et des réceptions. Marguerite lui est présentée officiellement à l’été 1897. Dès le lendemain, le président passe commande à Steinheil d’un tableau qui sera l’occasion de longues séances de pose dans l’atelier du peintre… tout près du boudoir de Meg.
L’affaire Dreyfus
La France est alors déchirée par l’affaire Dreyfus. Faure est d’abord convaincu de la culpabilité du capitaine. Profondément militariste, il ne peut douter de la droiture de l’armée. Mais au fil des pressions et des témoignages, ses convictions vacillent. Or la puissante famille de
Marguerite, protestante et républicaine, est résolument dreyfusarde.
Marguerite est-elle manipulée ? Est-elle missionnée pour persuader Félix Faure de faire réviser le procès ? Pour Léon Daudet, chef de file des antidreyfusards, ça ne fait aucun doute. Dans L’Action française, il dénonce : « [Madame Steinheil] se trouvait ainsi au centre, conscient ou inconscient, ou à demi-conscient, d’une effroyable machination politique. »
Félix et Marguerite se voient presque chaque jour, durant les « entretiens privés » du président, dans les bals et les réceptions. À la grande surprise de leur entourage, Félix ne se lasse pas de Meg, qui ne se lasse pas de Félix. Invraisemblable. Même Berthe Faure, l’épouse, en est ravie : enfin une maîtresse, une seule, et qui sait rester à sa place. L’aventure tourne à l’amour, sincère et tendre. Madame S, ainsi qu’on la surnomme, a bientôt ses entrées à l’Élysée.
temps. Mais elle retrouve peu à peu son éclat et attaque une nouvelle liste d’amants.
De son côté, Steinheil compte exploiter les documents que Félix Faure a remis à sa femme. Il est de notoriété publique que Madame S détient des extraits compromettants des Mémoires présidentielles. Adolphe a vendu plusieurs pages à un mystérieux diplomate allemand, qui devient de plus en plus menaçant et veut obtenir le tout. La situation pourrait relever du roman noir… elle va être l’occasion d’un double meurtre, inexpliqué encore aujourd’hui.
Trois cents jours de prison
Le 31 mai 1908, à 5h30 du matin, le valet des Steinheil découvre Marguerite à moitié nue, terrorisée, ligotée, bâillonnée, dans la chambre de sa fille Marthe, absente. Elle a laissé la sienne à sa mère, en visite. Celle-ci s’y trouve en effet, gisant au travers du lit, une cordelette autour du cou. Elle est morte d’une crise cardiaque. À quelques pas, Adolphe gît sur le sol, mort lui aussi, étranglé. Du désordre partout, mais certains bijoux sont encore dans leur coffre… étrange. Marguerite accuse des inconnus de passage, puis son valet, puis le fils de la cuisinière… Ses allégations multiples et fantasques sèment le doute sur son propre rôle. Arrêtée, elle restera trois cents jours en prison avant son procès.
Ce fait divers sanglant ravive la haine qui déchire toujours la France, deux ans après la réhabilitation de Dreyfus. La droite évoque la mort de Félix Faure, que Meg aurait assassiné pour favoriser la révision du procès Dreyfus. « La veuve rouge », « Vicieuse criminelle » fait la Une des journaux. Des indices, des témoins, des récits contradictoires se succèdent. La présence d’agents de la Sûreté, arrivés très (trop) vite sur les lieux d’un simple fait divers, interroge.
Plusieurs hypothèses sont émises, du crime crapuleux jusqu’au secret d’État.
Lors de son procès, Marguerite se donne à fond. Elle change encore de surnom, la voici devenue la « Sarah Bernhardt des assises ». La plaidoirie de son avocat durera sept heures. Après deux heures de délibération, les jurés, troublés, l’acquittent. Meg s’enfuit dans une voiture aux vitres voilées. Pendant des mois, elle changera de nom, de ville, pour échapper aux journalistes et aux curieux.
Baronne en Écosse, prisonnière au Maroc
Pendant son procès, Marguerite a reçu chaque jour une orchidée, envoyée par un admirateur anglais, lord Robert Brooke Campbell Scarlett, baron d’Abinger. Libre et « blanchie », Madame S. rejoint Sir Robert, qu’elle finit par épouser en 1917, malgré l’opposition de la famille. Le couple vit dans les châteaux ancestraux, en Écosse et en Angleterre. Une vie de rêve qui dure dix ans, jusqu’à la mort du baron. La famille d’Abinger fait comprendre alors à Marguerite qu’elle n’est qu’une pièce rapportée. Elle a 58 ans et aucune fortune personnelle. Va-t-elle baisser les bras ?
Non bien sûr. Un dernier rebondissement va lui assurer une retraite confortable. Elle se fait kidnapper, avec sa fille et deux amis, lors d’une balade dans la région de Kasba Tadla, au Maroc. Un enlèvement rocambolesque, dont la République française paiera la rançon, et dans lequel sa biographe Sylvie Lausberg voit une habile entourloupe : « Un magot, hors contrôle, glissé dans une escarcelle voyageuse, une somme largement suffisante pour permettre une sortie de scène. » Et de fait, on n’entendra plus jamais parler de Marguerite Japy Steinheil, veuve Abinger. Installée à Brighton, elle y meurt en 1954, à 85 ans. Pour sa crémation, elle stipule « ni fleurs ni couronnes ». Elle en avait bien profité sa vie durant.
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