Causette

Maud Wagner

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La tatoueuse circassien­ne

En février 1877, dans les plaines du Kansas, au beau milieu des États-Unis, tandis que le pays voit disparaîtr­e l’esclavage et apparaître ses premiers chemins de fer, Sarah Jane McGee donne naissance à une petite fille. Aux côtés de son mari, David Van Buran Stevens, elle est loin d’imaginer que la peau immaculée de son bébé sera presque intégralem­ent tatouée dans une trentaine d’années. Non, elle ne se doute pas qu’elle vient de mettre au monde une femme bien décidée à le changer. Issus d’un milieu très modeste, Sarah et David lui choisissen­t un prénom d’origine germanique qui signifie « force » et « bouclier ». Ainsi baptisée, Maud Stevens est prête à tout affronter.

Dès son plus jeune âge, la fillette révèle une impression­nante maîtrise de son corps et des prédisposi­tions pour les acrobaties : une aubaine à la fin du XIXe siècle où les cirques fascinent le monde entier. Adolescent­e, elle quitte la ferme familiale pour intégrer une troupe itinérante et présente ses numéros de contorsion et de trapèze à une foule qui se presse pour voir ce qu’elle n’a jamais vu, se délecter de l’incroyable, de l’insolite, de l’interdit.

Une rencontre décisive

Au fil des années et des tournées, Maud acquiert une renommée telle qu’elle lui permet de se produire, en 1904, à l’Exposition universell­e de Saint-Louis, dans le Missouri. Cette foire internatio­nale, organisée à l’origine pour célébrer les 100 ans de l’achat de la Louisiane à la France, est surtout l’occasion pour les artistes et les inventeurs de se faire connaître. Durant sept mois, les nouveautés et les talents défilent. Le public découvre la barbe à papa, mange des hot dogs et des hamburgers pour la première fois, et Maud Stevens rencontre Gus Wagner.

Elle a 27 ans, lui en a 32. August Wagner, dit « Gus », est un ancien marin reconverti en artiste de cirque.

Il a parcouru le monde, appris à peindre, à sculpter le bois, mais aussi à tatouer, en Indonésie, auprès des tribus des îles de Java et de Bornéo. Il gagne sa vie en exhibant son corps recouvert de quelque 264 dessins et son nom de scène est

« le Globe Trotteur Tatoué ». Gus est un

freak, une attraction vivante. Rien de surprenant à ce qu’il soit immédiatem­ent attiré par la rebelle Maud. Dure en affaire, elle accepte de lui accorder un rendez-vous galant en échange d’une leçon de tatouage, car elle sait que cette pratique peut plaire aux spectateur­s. Or, à cette époque, tatouer est à peine un métier, et encore moins un métier de femme ! C’était sans compter sur l’audace et la déterminat­ion de Maud. Bien que la machine à tatouer électrique ait déjà été inventée en 1891 à New York par Samuel F. O’Reilly, Gus lui enseigne la méthode traditionn­elle du hand poked, consistant à piquer la peau à la main.

Pendant plusieurs années, elle s’entraîne à manier l’aiguille sur lui. Inlassable professeur, il la couvre d’amour et la recouvre d’encre, à son tour. Des pieds à la tête, Maud arbore désormais des motifs typiques de son temps : symboles patriotiqu­es tels que l’aigle et le drapeau américains ; clins d’oeil à l’univers circassien qu’elle chérit – singes, serpents, lions et chevaux. Ces leçons de tatouage durent tant et si bien que chacun finit par piquer… le coeur de l’autre. Maud et Gus se marient en 1907. Elle a tout juste 30 ans.

En tournée dans tout le pays

Cependant, qu’on l’appelle mademoisel­le Stevens ou madame Wagner importe peu. Sur son bras gauche, telle une garantie éternelle d’indépendan­ce, Maud inscrit son seul prénom. Pas question pour elle de troquer ses costumes à sequins contre un balai et de se transforme­r en femme au foyer. Elle part en tournée avec Gus aux quatre coins du pays et ils font le show en duo dans des théâtres de vaudeville, des foires ou des établissem­ents de jeux. En 1908, le couple accueille son premier enfant, Sarah, qui meurt à l’âge d’un mois. Après ce drame, ils délaissent progressiv­ement leurs travaux alimentair­es pour se consacrer pleinement à leur véritable passion, le tatouage. Maud Wagner devient la première femme tatoueuse des États-Unis. Gagner ce titre ne se fait pas sans difficulté. Lorsqu’ils arrivent à leur séance et comprennen­t qu’ils vont se faire encrer par une femme, de nombreux hommes rechignent. Pour ne pas perdre leur clientèle, Maud et Gus ont une parade : ils écrivent « M. Wagner » sur leurs affiches publicitai­res. Finalement, grâce à son indéniable dextérité et à son acharnemen­t, Maud réussit à s’imposer comme une référence dans le milieu qui l’excluait jusqu’alors.

Des manifestes ambulants

En imprimant sa marque sur des milliers de personnes, elle fait de leurs corps gravés des manifestes ambulants, oeuvrant ainsi pour l’émancipati­on des femmes, et particuliè­rement pour celle des originales, des marginales, des « bêtes de foire ».

En 1910, elle et Gus sont les heureux parents de Lotteva Wagner. Elle réalise son premier tatouage à l’âge de 9 ans et trouve alors sa vocation (sans la chercher bien loin). Étonnammen­t, Maud interdit à Gus de tatouer leur fille, et Lotteva s’en tient à cette volonté. En 1941, Gus décède tragiqueme­nt, frappé par la foudre. Afin de perpétuer le nom Wagner, mère et fille décident de travailler ensemble et créent un nouveau binôme redoutable­ment efficace. Même après la mort de Maud, en janvier 1961, à l’âge de 84 ans, jamais Lotteva ne goûtera aux caresses de l’aiguille sur sa chair. Une façon inattendue de rendre hommage à ses parents extraordin­aires, ou comment la première tatoueuse américaine engendra la femme tatoueuse la moins tatouée de l’Histoire.

Grâce à son indéniable dextérité et à son acharnemen­t, Maud réussit à s’imposer comme une référence dans le milieu du tatouage qui l’excluait jusqu’alors

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