LOUISE BROWAEYS
L’ÉCOFÉMINISTE QUI VOULAIT ÊTRE “HOUELLEBECQ OU RIEN”
Ingénieure agronome, spécialiste d’écologie et de nutrition, Louise Browaeys apparaît sur la scène de cette rentrée avec un premier roman, La Dislocation. Un coup de feu, un tremblement de terre qui parvient à faire bouger les lignes de la littérature et de l’imaginaire tout en éclairant les grandes questions de notre monde et nos tourments.
La voilà, c’est elle. Au coeur de l’été, elle nous accueille au milieu de son jardin, nous présente les principes bio et « punks » de son régime « quasi végétarien ». Elle, c’est Louise Browaeys. Cheveux blonds comme les blés, regard taquin, allure frêle et altière, l’air serein, elle est ingénieure agronome spécialiste de nutrition et mère d’un petit garçon. Déjà autrice, à seulement 34 ans, de six essais engagés sur la permaculture, la responsabilité sociale et la communication non violente, d’une dizaine de livres de cuisine prônant une alimentation plus saine, elle s’apprête – cerise bio sur le gâteau – à faire trembler le monde de l’édition avec un premier roman exceptionnel intitulé La Dislocation.
Se doute-t-elle, pendant qu’elle nous fait visiter son coin de campagne, à trois stations de bus du métro parisien, que non loin d’ici, dans la jungle de la rentrée littéraire, se murmurent déjà des choses à son sujet ? Qu’on est quelques-un·es à formuler le voeu de la voir se hisser au firmament des lettres françaises avec ce que la littérature, l’écologie, le féminisme, l’humour et la colère auront pondu de meilleur en 2020 ?
Une certaine mémoire
Dans son roman, Louise Browaeys raconte la quête d’une héroïne dont nous ne savons rien à part son âge. À 33 ans, la jeune femme sort d’un hôpital psychiatrique et n’a absolument aucun souvenir de son passé. « Pour être précise, car c’est ce que demandent avec acharnement les médecins, je ne sais plus qui je suis ni d’où je viens […] En revanche, j’ai la mémoire des gestes. Je peux facilement mettre la bouilloire en marche, fumer une cigarette […], me masturber en pensant à mon kiné. » Elle se souvient aussi de quelques techniques pour commettre des actes de vandalisme discrets qui soulagent sa colère (crever quelques pneus ou scier des
pylônes électriques). Elle n’a pas non plus oublié ses passions pour le sexe, la poésie, les sciences dures, les mots rares et les magasins de bricolage. Les médecins ont indiqué à K (alias Camille, un « ami d’enfance », semble-t-il) que notre héroïne doit retrouver ses souvenirs par elle-même, sans recourir à l’aide de son entourage. De son côté, la jeune femme espère bien lui « faire cracher le morceau ».
Car il y a deux ou trois choses qu’elle doit impérativement savoir pour ne pas devenir cinglée. D’où vient ce désir de vengeance, cette peur « cosmique » ? Comment expliquer cette envie de massacrer les hommes, ceux qui ont cherché à « dominer, mater, engrosser »
les femmes ? Et cette impression tenace d’avoir cousu son destin à celui de la planète, d’être aussi stérile que la Terre, aussi érodée, glacée, bipolaire ? Ce roman, dont on tourne les pages à toute vitesse comme un polar, est tour à tour sensuel, désinvolte, savant et lumineux. Alternant entre rire et désespoir, il soulève les questions les plus sombres, mais parvient aussi à insuffler un savoir, un espoir, une envie de vivre, d’apprendre, de faire l’amour comme on ne l’avait jamais fait.
« Au cinéma, mon héroïne pourrait être incarnée par Adèle Haenel, nous dit Louise Browaeys. Voilà, il faudrait une rage, une pugnacité, une allure sauvage et indomptée. » L’autrice ressemble-telle à son personnage ? À cette « marginale déglinguée et extralucide » qui, d’après son éditrice Marie Eugène, « a si bien compris le monde dans lequel elle vivait que la majorité des gens la prennent pour une folle » ? Incontestablement. Certes, Louise Browaeys est moins radicale sur certains points (« Je suis féministe comme elle, mais je ne crève pas de pneu ! » plaisante-t-elle). Mais cette façon de picorer le monde, de goûter toutes les connaissances une par une, des plus savoureuses aux plus toxiques en s’échinant à se documenter sur chacune d’entre elles, les réunit de façon frappante. Pour ses parents, Thierry et Marine Browaeys, fondateurs d’une pépinière au sud de Nantes, « La Disloc », comme ils le surnomment, est un roman aussi singulier que sa créatrice. « Louise a ce mélange d’hypersensibilité et d’incandescence, d’empathie extrême pour les autres et de courage, qui la rendent unique et qui nous émerveille. »
Premier roman à 18 ans
Bonne élève depuis toute petite, s’appliquant à retenir par coeur les noms et les saveurs des plantes du jardin de ses parents, tout en ne laissant aucune miette de leur immense bibliothèque – un Rousseau par semaine, puis Virgile, Balzac, Rimbaud, Tchekhov, Nietzsche… –, Louise écrit son premier roman à 18 ans. Frustrée de n’avoir pas pu passer les deux bacs – S et L – mais seulement un seul – le S puisqu’il faut choisir –, elle annonce alors qu’elle sera « Houellebecq ou rien ». « Il y a de nombreux auteurs contemporains que j’adore et qui m’inspirent – Kazuo Ishiguro, Annie Ernaux, qui coulent dans mes veines, ou des essayistes que j’ai découverts avec passion et qui m’ont guidée pour ce roman en particulier, comme Émilie Hache, Bruno
Latour… –, mais c’est vrai que Houellebecq a une place à part dans mon coeur. » Dans certaines scènes érotiques et hilarantes de son roman, qui malmènent parfois les hommes et leur érection piteuse, Louise Browaeys s’amuse presque à pasticher son maître en renversant la donne. « Je trouve hilarant qu’il parle des “vieilles chattes”, alors j’ai eu envie de lui répondre sur le même ton “et quid des vieilles bites ?”. » C’est en suivant les pas du romancier qu’elle a été admise comme lui, après une prépa en biologie, au prestigieux concours de l’école AgroParisTech.
Quelle surprise nous prépare Louise Browaeys pour l’acte II de sa carrière ? Un laboratoire de recherche en permaculture pour accompagner ceux qui veulent se lancer et qui, comme ses nombreux·euses ami·es passionné·es par ces sujets, auraient bien besoin de ses conseils ? Un restaurant bio et « punk » ? Un parti politique ? Ou bien, pourquoi pas, un stand-up avec son meilleur ami humoriste Matthieu Brillard, qui, comme elle, utilise la poésie et l’humour pour faire venir aux consciences des théories complexes sur la croissance et l’écologie ? À en croire les Post-it qui ornent les murs de sa chambre, ses fresques comme elle les appelle – autoprédications littéraires et plan de son prochain roman –, Louise ne choisira pas. Bottes bien ancrées dans la terre, esprit dans les étoiles, elle sera écrivaine… et donc tous ces personnages à la fois.
“Je trouve hilarant que [Houellebecq] parle des ‘vieilles chattes’, alors j’ai eu envie de lui répondre sur le même ton ‘et quid des vieilles bites ?’”
La Dislocation, de Louise Browaeys. Éd. Harper Collins/ Coll. Traversée, 320 pages, 17 euros.