TIFFANY MCDANIEL
ÉCRIRE L’INDICIBLE
La beauté d’une saga familiale, du grand récit naturaliste et lyrique comme on les aime, la puissance de la tragédie, un défi au racisme, des contes et des légendes immémoriales transmises de parents à enfants : telles sont les forces qui habitent Betty. Deuxième livre d’une autrice née au milieu des années 1980 dans l’Ohio (où elle vit encore), il paraîtra simultanément en France et aux États-Unis.
Betty, c’est la narratrice, et elle porte une histoire inoubliable. Née en 1954, elle est la cinquième des huit enfants de Landon Carpenter – un ouvrier cherokee (des mines, des champs, et même des églises) – et d’Alka Lark, une femme blanche rejetée par sa famille depuis qu’elle a épousé cet Indien (pour cause de grossesse pas trop prévue…), merveilleux conteur (de fleurettes) mais également un peu violent. Betty devient alors la « Petite Indienne ». Et son histoire, elle va la dérouler sur plus de sept cents pages et près de sept décennies (1909-1973). Pauvreté, puberté, perte tragique d’un frère ou d’une soeur, tendances suicidaires de la mère, maltraitance à l’école des enfants de sang indien, un père accusé de meurtre ou de vol dès qu’il se produit quelque chose dans le coin : ballottée entre plusieurs États, selon ce qu’elle doit fuir, la famille semble damnée. Mais toujours, Landon tient son rôle, faisant figure de sage avec ses anecdotes, ses blagues, ses histoires incessantes. Si Betty raconte, c’est parce que Betty sait. Un secret familial, qui tourne autour de deuxtrois interdits moraux. Ne pouvant le dire, elle l’écrit. Et c’est là ce que nous lirons…
C’est la vie de sa propre mère que retrace ici Tiffany McDaniel. « Il y a près de vingt ans, elle m’a révélé un secret familial, témoigne-t-elle. Le genre de mystères qui sont tus à jamais. J’avais alors 17 ans, et je savais que ma mère me le disait sciemment afin que je le transmette. » La jeune femme n’était alors pas encore l’écrivaine qu’elle est – entre autres ! – devenue (Tiffany McDaniel est aussi plasticienne et sculptrice, même si elle se refuse à trop en dire sur ses activités et son gagne-pain : « Je ne parle pas de ma vie ni de politique. Rien que de mes livres et de mon travail littéraire. »). Mais ce secret l’a finalement menée en littérature : en un an, elle achève une première version de cet épais roman. Pendant plusieurs années, ce seront des dizaines d’agents et d’éditeurs contactés, et autant de refus. « Un agent m’a même dit qu’il le prendrait si je mettais une voix narrative masculine, car cela donnerait “un nouveau Huckleberry Finn”, poursuit-elle. Un autre m’a conseillé de faire raconter ça par un homme, car l’aspect sombre n’était pas “féminin”. D’autres encore voulaient que je force le trait sur le rapport romantique des filles au sexe et à l’amour. Mais ce que je raconte ici est une histoire de famille vue par une femme. Et, surtout, de relations traumatiques ! » Ce n’est qu’en 2017 qu’un prestigieux éditeur (Knopf) finit par s’intéresser au manuscrit. Jusqu’à le publier, en cette fin août 2020. Entre-temps, Tiffany McDaniel en a écrit dix-huit versions. Et sa puissance de frappe est proportionnelle aux refus essuyés.
Betty, de Tiffany McDaniel, traduit de l’anglais (États-Unis) par François Happe. Éd. Gallmeister, 720 pages, 26,40 euros.
Prix Renaudot de l’essai en 2016 pour Le Monde libre, l’ancienne directrice adjointe de L’Obs et de Marianne, qui a lancé l’an dernier sa web-TV (QG) après avoir quitté la direction du Média avec pertes et fracas, publie son premier roman. Un récit précis et frondeur, sur les premiers mois du mouvement des « gilets jaunes », abordé du côté des manifestants d’abord . L’autrice s’inspire du cas réel d’un « gilet jaune » creusois condamné pour dégradations lors de l’acte II du mouvement, le 24 novembre 2018. Lancelin ausculte et analyse ensuite les réactions de l’Élysée, de l’oligarchie et des médias. Écrit au présent comme pour signifier que le mouvement est toujours vivant, le récit est une sorte de chronique du passé récent. Une rétrolecture glaçante sur les ressorts de cette « insurrection » [sic], mais aussi sur « l’état de délabrement total des importants du pays », et sur tous les ordres, désordres et tremblements engendrés par ce conflit.
La Fièvre, d’Aude Lancelin. Éd. Les Liens qui libèrent, 304 pages, 20 euros. Sortie le 2 septembre.