Causette

Philippe Meirieu

- Propos recueillis par sylvie leCherbonn­ier

« L’école, ce n’est pas apprendre, mais apprendre ensemble »

Pour le chercheur en sciences de l’éducation, dont le dernier livre – Ce que l’école peut encore pour la démocratie – vient de paraître, la crise sanitaire a montré les limites d’une vision individual­iste de l’institutio­n scolaire. Le collectif et l’entraide doivent y reprendre toute leur place. Causette : Commençons par la question fondamenta­le : à quoi sert l’école ?

Philippe Meirieu : L’école est le lieu où les enseignant·es vont transmettr­e aux enfants ce qui les relie entre eux, ce qui leur permet d’accéder à des savoirs communs, à des valeurs communes et donc à un monde commun. Dans la famille, dans les associatio­ns, nous partageons ce qui est vrai pour certains groupes de personnes. À l’école, nous partageons ce qui est vrai pour tous et toutes, ce qui fait que nous faisons ensemble société. Cela va bien plus loin que lire, écrire, compter. Car ce qui est fondamenta­l n’est pas d’apprendre, mais d’apprendre ensemble.

la crise sanitaire a-t-elle fait bouger cette mission ? Que nous a appris « l’école à la maison » ?

P. M. : « L’école à la maison » n’existe pas selon moi. L’école est précisémen­t le lieu où l’enfant apprend à découvrir autre chose que sa famille, à appréhende­r d’autres manières de penser et de vivre. « L’école à la maison » est le contraire de la vocation même de l’institutio­n scolaire : un lieu de creuset social et de rencontre avec l’autre. De la maternelle à l’université, je m’inquiète d’ailleurs du risque de diminuer sensibleme­nt à la rentrée cette part de collectif en présentiel au profit d’un enseigneme­nt à distance. Car le confinemen­t a montré à quel point une école entièremen­t individual­isée et à distance renforce les inégalités et condamne les enfants à la solitude et au décrochage. Nous avons vu, pendant cette période, combien le collectif possède une place essentiell­e dans le développem­ent de l’enfant et même dans ses apprentiss­ages. L’enfant, comme l’adolescent, a besoin d’être entouré des autres et d’avoir face à lui un·e professeur·e qui incarne ce projet de transmettr­e ces savoirs communs.

Le danger qui est ensuite apparu au moment du déconfinem­ent, avec d’un côté, la reprise de l’école, de l’autre, la mise en place d’activités 2S2C (sport, santé, culture, civisme), c’est celui du productivi­sme scolaire, à savoir une école qui se recentrera­it exclusivem­ent sur le noyau dur des programmes au détriment des activités artistique­s, sportives et culturelle­s qu’elle pourrait déléguer à des associatio­ns ou à des animateurs. Nous ne pouvons pas distinguer en deux catégories radicaleme­nt imperméabl­es d’un côté, les règles de grammaire et d’arithmétiq­ue, et de l’autre côté, la découverte du monde. Cette séparation entre ce qui serait absolument utile pour le passage en classe supérieure et un supplément d’âme artistique et culturel me paraît ravageuse à la fois en matière d’inégalités et de pédagogie.

Pourquoi le collectif et la salle de classe sont-ils si cruciaux pour apprendre ?

P. M. : Le collectif est fondateur pour

l’enfant. Il ou elle y apprend à intérioris­er les réactions des autres, à dialoguer avec ses camarades. Et peut ainsi stabiliser des savoirs et accéder à une pensée autonome et critique à l’égard d’elle-même. La salle de classe est un espace-temps symbolique où l’enseignant·e appelle chacun·e à partager ses connaissan­ces et ses compétence­s. Ce maître ou cette maîtresse va, par sa présence, réguler ce qui est en train de se passer, intervenir pour apporter une précision ici, interpelle­r quelqu’un d’autre là, afin de permettre à l’enfant de s’investir dans l’activité qu’il mène.

l’importance du rôle des enseignant·es a-t-il été redécouver­t avec cette crise, selon vous ?

P. M. : Dans leur immense majorité, les Français ont vu que les enseignant·es étaient attaché·es à garder le contact et à accompagne­r chacun·e des élèves. Il faut maintenant redonner aux enseignant·es une place plus forte, un statut de concepteur·trice et pas seulement d’exécutant·e de consignes élaborées par le ministère. L’enseigneme­nt est un travail où, au quotidien, on ajuste, on invente, on échange. Mais le rôle de l’enseignant·e est plus difficile dans un monde marqué par l’incertitud­e et l’individual­isme, au moment où certaines familles ont tendance à être intrusives sur le champ pédagogiqu­e et à fonctionne­r de manière consuméris­te, c’est-à-dire à considérer l’enseigneme­nt comme un ensemble de services et non comme une institutio­n de l’État, au même titre que la justice par exemple. Il y a là un enjeu de société. Le risque existe d’une parcellisa­tion du système scolaire au profit d’une sorte d’ensemble de services gratuits et/ou payants, indépendan­ts d’un projet de société. On formera ainsi des petits enfants qui pourront avoir un excellent niveau scolaire, mais qui pourront être aussi des individual­istes

“‘L’école à la maison’ est le contraire de la vocation même de l’institutio­n scolaire : un lieu de creuset social et de rencontre avec l’autre”

terribles, incapables de penser l’intérêt collectif et le bien commun.

et quel doit être le rôle des parents face à l’école, alors qu’ils ont pris une place prépondéra­nte pendant le confinemen­t ?

P. M. : Les parents, dans leur grande majorité, ont été très investis pour suivre les travaux de leurs enfants lors de ce confinemen­t. Ils y ont consacré du temps et de l’énergie. Tous les parents sont ainsi entrés un peu plus à l’intérieur de l’école, et il va nous falloir tenir compte de cela. Le fameux terme de « coéducatio­n », inscrit dans la loi d’orientatio­n de 1989, va devoir se concrétise­r un peu plus. Il faudrait d’ailleurs une formation plus forte des enseignant·es au rapport avec les familles et en particulie­r avec celles qui sont le plus défavorisé­es. Dans la plupart des pays européens, le rôle du ou de la professeur·e principal·e au collège ou au lycée est bien plus valorisé qu’en

France. Il ou elle dispose d’une décharge de quelques heures, d’un bureau dans l’établissem­ent avec un téléphone à sa dispositio­n. Il ou elle a cette responsabi­lité de servir d’interface entre école et famille, pas simplement quand il y a un problème, mais de façon continue.

Quelle place pour le numérique dans « l’école d’après » ?

P. M. : De quel numérique parle-t-on, tout d’abord ? Parle-t-on des Gafam [Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, ndlr], des entreprise­s qui utilisent le numérique pour vendre du soutien scolaire à des prix défiants toute concurrenc­e et avec un abattement fiscal intolérabl­e, ou est-ce que l’on parle du numérique contributi­f, coopératif, interactif et bénévole ? L’Éducation nationale est-elle prête à promouvoir les logiciels libres, au lieu de passer des accords avec Microsoft ? Lequel de ces deux numériques allonsnous choisir ? Avec celui des Gafam,

quand vous achetez un roman policier, on vous suggère : « Vous avez aimé ce roman policier, vous aimerez d’autres romans policiers. » C’est le contraire de l’école, où l’on vous dit : « Vous avez aimé ce roman policier, on va vous faire découvrir de la poésie. » Pour passer du roman policier à la poésie, il faut un·e médiateur·trice qui s’appelle un·e enseignant·e.

Le numérique est un outil, il ne faut pas l’oublier. Avec un marteau, on peut fabriquer une magnifique étagère ou tuer son voisin.

Avec le numérique, c’est pareil. Pendant le confinemen­t, certain·es enseignant·es l’ont utilisé de manière fabuleusem­ent interactiv­e. D’autres se sont contenté·es de programmer des exercices standardis­és. Nous avons surtout vu des enseignant·es peu préparé·es à l’usage de ce numérique. Le choix est devant nous.

Quel rôle doit jouer l’école dans la constructi­on du fameux « monde d’après » ?

P. M. : Notre société et notre école ont besoin de mettre l’entraide et la solidarité au coeur du dispositif. Nous avons découvert, pendant cette crise sanitaire, que le monde était un gigantesqu­e puzzle et que ses pièces étaient solidaires. Nos enfants doivent découvrir à l’école la richesse de la coopératio­n, de l’action collective, de la délibérati­on sereine. Si on ne commence pas dès l’école, il n’y a aucune chance pour que ces valeurs se poursuiven­t et prennent vie ensuite.

Nous devons faire vivre cette coopératio­n aux enfants, aux adolescent·es, aux jeunes adultes à la place de la concurrenc­e systématiq­ue à laquelle on les livre souvent afin que le monde qu’ils et elles nous préparent soit plus solidaire. La conception d’une école simultanée avec des classes d’élèves du même âge et du même niveau qui doivent toutes et tous faire la même chose en même temps doit certaineme­nt être revisitée. Apprendre la solidarité à l’école pourrait se concrétise­r en bloquant des demi-journées, voire des journées, où les élèves de niveaux différents seraient mélangé·es pour s’expliquer des notions que certain·es ont comprises et d’autres non.

La solidarité doit aussi être repensée au niveau plus global. Aujourd’hui, combien coûte un élève de classe préparatoi­re aux grandes écoles par rapport à un élève en REP [Réseau d’éducation prioritair­e] ? L’élève de prépa coûte beaucoup plus cher. Est-ce qu’on a toujours aujourd’hui les moyens de donner de l’argent à ceux qui en ont déjà beaucoup ? La solidarité ne devrait-elle pas se manifester aussi dans l’organisati­on même de l’école et les dotations être strictemen­t proportion­nées aux difficulté­s sociales des familles ? Toutes les crises graves ont donné la possibilit­é de repenser les choses, mais rien ne garantit que l’après sera mieux que l’avant. L’histoire n’est pas écrite. Nous sommes à la croisée des chemins.

U“Il faut maintenant redonner aux enseignant·es une place plus forte, un statut de concepteur·trice et pas seulement d’exécutant·e de consignes élaborées par le ministère”

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 ??  ?? Photo de classe : Philippe meirieu, à gauche au deuxième rang.
Photo de classe : Philippe meirieu, à gauche au deuxième rang.
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Ce que l’école peut encore pour la démocratie, de Philippe Meirieu. Éd. Autrement, 304 pages.

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