Service public
Avec « Nation apprenante », la télévision publique semble avoir retrouvé de l’intérêt pour sa mission éducative avec des formats d’émissions hérités des années 1950. La fracture numérique, réaffirmée par le confinement, lui offre une nouvelle légitimité.
Éduquer à la télé, c’est pas sorcier !
leur voix semble résonner dans la salle de classe désertée, pourtant incrustée sur fond vert, qui tient lieu de décor. Devant un tableau virtuel, Cyril et Nicolas posent les bases de la division euclidienne en comptant des timbres. Un gong sonne la fin du cours au bout d’une demi-heure… et la caméra s’éteint. Bienvenue dans la télévision scolaire dépoussiérée par le confinement : de mi-mars à mi-mai, France Télévisions a consacré environ 650 émissions – 430 heures d’antenne – à des cours réunis sous le label « Nation apprenante ». « Ça s’est décidé très vite. On a pu rapidement proposer sur France 4 des journées de cours pour tous niveaux, de 9 heures à 17 h 30, avec plus de 85 enseignants identifiés par l’Éducation nationale », relate Amel Cogard, directrice de l’unité éducation. D’autres productions de France Télévisions, celles d’autres chaînes (Arte, LCP, Gulli…), de radios et de médias écrits ont aussi participé au dispositif.
le réseau Canopé, l’ancêtre
Censés atténuer l’isolement des élèves, les cours filmés fleurent bon les Trente Glorieuses. En 1951, la télévision scolaire se développe au sein du Centre national de documentation pédagogique (CNDP), sous tutelle de l’Éducation nationale. Son héritier, le réseau
Canopé, conserve 17 000 productions, telle cette Classe de lettres de 1953 : un prof à l’élocution minutieuse y dissèque un sonnet de José-Maria de Heredia. Ces années-là, le nombre d’élèves explose pour cause de baby-boom et de scolarisation obligatoire jusqu’à 16 ans. « On propose alors, à destination des professeurs, des cours à diffuser en classe dans toutes les matières, retrace Manuela Guillemard, chargée d’archives audiovisuelles au réseau Canopé. Lors de l’âge d’or des années 1960, on compte jusqu’à vingt heures de programmes par semaine consacrées à l’éducation, sur la centaine diffusées par l’ORTF. » Des esthètes de l’image font la paire avec des enseignant·es chargé·es d’écrire les contenus. Éric Rohmer signe un film sur la beauté des paysages industriels, Georges Rouquier, un cours sur la combustion, etc. À partir des années 1980, la télé ludo-éducative prend le relais. Exit le tableau noir au profit d’un apprentissage mâtiné de divertissement, en phase avec l’époque. En 1994, la Cinquième,
puis France 5 se spécialisent dans la diffusion des savoirs. Devenu coproducteur avec les chaînes, le CNDP voit son influence diminuer.
Quand le confinement est arrivé, la majorité des programmes clairement étiquetés comme pédagogiques avait basculé vers le Web et la plateforme Lumni, pilotée par France Télévisions et l’Institut national de l’audiovisuel (INA). « La plupart des productions se font en ligne, indique Manuela Guillemard. Pour les chaînes, conserver des créneaux de diffusion à l’antenne coûte cher. » Une exception, toutefois : vers 2007-2009, la grippe aviaire avait poussé l’Éducation nationale à commander « trois cents heures de programmes éducatifs dans l’éventualité d’un confinement dû à une pandémie » ! Chez France Télévisions, Amel Cogard justifie le passage au numérique par « le besoin d’une consommation personnalisée, avec possibilité de téléchargement, plutôt qu’une offre linéaire pas idéale pour le suivi en classe. On touche plus facilement les enfants par le numérique, avance-t-elle. C’est aussi un peu le sens de l’Histoire. »
nouvelles écritures pour nouvelles habitudes
“On a pu rapidement proposer sur France 4 des journées de cours pour tous niveaux, de 9 heures à 17 h 30, avec plus de 85 enseignants identifiés par l’Éducation nationale” Amel Cogard, directrice de l’unité éducation de France Télévisions
Producteur chez Yuzu Productions, Christian Popp vient de boucler, avec Canopé, Ah ! Ça lira, série documentaire sur la lecture pour Arte à destination des 11-15 ans. Lui aussi s’est convaincu que « les ados d’aujourd’hui regardaient peu ou pas la télévision », ce qui implique de nouvelles écritures. « Nous sommes pris dans une tension entre la nécessité de nous adapter à l’univers visuel et aux habitudes de montage de cette génération-là, et l’envie de continuer à proposer des choses plus lentes, esthétiques », analyse-t-il.
Le confinement a pourtant ébranlé des certitudes, à commencer par l’idée que les jeunes délaissaient la télévision. « Elle reste le média principal des enfants, avec une consommation classique, sur le poste traditionnel et dans le flux », rappelle Marlène Loicq, maîtresse de conférences en sciences de l’information à l’université de Paris-Est Créteil. Ce n’est que « vers 17-18 ans que la télé se transforme plutôt en industrie de production de contenus accessibles aussi sur ordinateur ». Lors d’une étude 1, la chercheuse a constaté que 88 % des 11-25 ans regardaient la télé plusieurs fois par semaine, une majorité de collégien·nes y consacrant une à quatre heures par jour. Fin 2019, 92,5 % des Français·es possédaient une télé 2, contre 76 % un ordinateur et 77 % un smartphone. « 92 % des membres des foyers avec des hauts revenus sont équipés d’un ordinateur contre seulement 64 % de ceux qui vivent dans des foyers avec des bas revenus », précisait le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) dans son Baromètre numérique 2019.
Avec le confinement, l’audiovisuel public a réexpédié des productions Lumni vers la télévision. Cet été, des « cahiers de vacances » télé se sont installés à l’antenne. « L’éducation est partout dans nos programmes, on va continuer à travailler sur le “linéaire”, la diffusion à la télé », assure Amel Cogard, qui cite des documentaires et des fictions de France 2 ou de France 3 prévus pour un visionnage en famille, sans être aussi didactiques que des cours filmés.
Aujourd’hui, seule France 4 conserve des cases pour la jeunesse et diffuse, par exemple, des émissions emblématiques de vulgarisation scientifique, telles que C’est toujours pas sorcier ou Il était une fois… la vie. La chaîne aurait dû disparaître le 9 août sur décision du gouvernement. Sa remplaçante, Okoo, plateforme de vidéo à la demande, est déjà en ligne depuis décembre. Mais la mobilisation d’acteurs et d’actrices de l’audiovisuel et, surtout, le confinement ont apporté in extremis à France 4 un sursis d’un an.
1. « Les pratiques télévisuelles des jeunes à l’ère du numérique : entre mutations et permanences », d’Amandine Kervella et Marlène Loicq. Études de communication, 2015.
2. Observatoire de l’équipement audiovisuel des foyers de France métropolitaine pour le CSA.