Jeunes pousses
Élevage en plein air
À la faveur du Covid-19, l’éducation nationale encourage enfin la pratique de l’école dehors. Alors que les jardins d’enfants forestiers existent en Europe du Nord depuis les années 1950, la France était jusque-là sourde aux bénéfices de telles expériences.
voilà plusieurs mois qu’ils et elles n’étaient pas venus dans leur « petite forêt ». Un bonhomme haut comme trois pommes tire ce jour-là un Caddie chargé de matériel sur le chemin qui serpente derrière une aire de jeux aménagée, cachée par de grands arbres. Il n’a pas perdu la main. D’octobre à mars, des petits Parisien·nes scolarisé·es dans une école maternelle du XIXe arrondissement, en bordure de périphérique, ont pris le tramway une fois par semaine pour rejoindre cette modeste clairière, où les voisin·es du parc de la Villette ont l’habitude de venir promener leur chien. Des canettes abandonnées, une pelouse un peu pelée, une butte poussiéreuse sur laquelle rien ne pousse… Ça n’a l’air de rien, mais, pour cette classe de petite et moyenne sections, c’est entre le jardin d’Éden et la caverne d’Ali Baba. Il y a là tout ce qu’il faut pour nourrir l’imaginaire d’enfants avides de découvertes : un buisson couvert de « petits pois » parfaits pour aller dans la soupe, des « bains de pépins » (pommes de pin) en veux-tu en voilà, un arbre penché qui offre son tronc généreux aux plus téméraires.
On se redit les consignes, ne pas taper les autres, ni manger les « fruits », ni sortir de la zone. À part ça, tout est permis.
Cueillir des bouquets d’orties, grimper la « colline » en s’accrochant aux racines, dévaler la pente sur les fesses, jouer avec des bâtons plus grands que soi…
« Je retrouve un peu de mon enfance dans chaque enfant. Sauf que, moi, je grimpais dans les manguiers. Aux Antilles, on vivait dehors, entre la mer, la montagne et la campagne », dit en souriant Concilia, l’Atsem*, les yeux brillants. Même souffler à pleins poumons dans une flûte, objet très convoité ce jour-là, est moins gênant dehors. « On vous rappellera pour l’audition ! » plaisante l’enseignant, Alexandre Ribeaud.
Il va et vient, disponible sans être directif. Il observe les élèves, qui retrouvent leurs marques après un très long confinement, écoute les histoires qu’ils et elles se racontent à haute voix, accueille leurs questions. Un parent, qui accompagne la classe pour la première fois, a du mal à se défaire de ses réflexes : « Attention » ; « Doucement » ; « Descends à l’envers » ; « Il est trop grand pour toi ce bâton » ; etc. Pour cette dernière séance de l’année, le maître ferme les yeux. Mais sa méthode à lui consiste à les laisser se débrouiller… et s’entraider. Ici, c’est un garçon qui porte secours à une copine en difficulté : « Tiens, mon bâton, ça t’aidera à remonter. » Là, un autre qui y va de son petit conseil : « Accroche-toi à la racine ! »
pique-nique et découvertes
Alexandre Ribeaud n’intervient qu’au compte-gouttes pour proposer aux enfants de classer leurs bâtons par ordre de taille, par exemple. Ou de raconter leurs découvertes de la matinée devant la classe qui s’apprête à pique-niquer. Rien ne prédisposait ce « pur Parisien » sans aucune expérience dans l’animation nature à faire classe dehors. Mais d’articles en vidéos, il a sauté le pas en 2019 : « Au départ, je voyais bien la démarche écologique qu’il pouvait y avoir derrière, mais quand j’ai compris tous les bienfaits qu’en tirent les enfants, je me suis dit que c’était indispensable. Encore plus dans une grande ville ! »
Avant l’été, en plein bazar, le ministère de l’Éducation nationale a publié une version allégée du protocole sanitaire. Au détour d’un chapitre sur les
“Quand j’ai compris tous les bienfaits qu’en tirent les enfants, je me suis dit que c’était indispensable” Alexandre Ribeaud, enseignant en maternelle
nouvelles règles de distanciation physique, on pouvait y lire cette phrase qui a réjoui les partisan·es de l’école dehors : « L’organisation de la classe à l’air libre est donc une possibilité encouragée. » Du jamais-vu de la part d’une institution qui s’était jusqu’alors illustrée par son silence. Sur le site Archiclasse, mis en ligne par le ministère en 2018, et pourtant destiné à promouvoir les technologies numériques, on trouve depuis peu une rubrique « Enseigner dehors ». Une inspectrice adjointe à la direction académique des services de l’Éducation nationale, Nathalie Noel, s’est même engagée personnellement en signant une tribune publiée dans Le Monde le 27 avril : « Coronavirus : “Et si nous faisions la classe dehors ?” » Puis elle a constitué dans la foulée un groupe de travail autour de ce sujet. « C’est validé par l’institution qui accompagne les enseignants. On assiste à une bascule. Après, la rectrice de l’académie de Poitiers est venue visiter une classe dehors. Que quelqu’un l’assume à ce niveau, c’est un sacré pas ! » se réjouit la journaliste Moïna Fauchier-Delavigne, à l’initiative de ce texte, coautrice du livre L’Enfant dans la nature (éd. Fayard, 2019).
Plaisir et apprentissages
Le Covid-19 a permis de sensibiliser à une pratique encore balbutiante. Un maire du Gers, Hervé Lefebvre, a ainsi mis en place des menus froids pour que les enfants puissent déjeuner dehors. « En quelques semaines, ça a plus bougé qu’en dix ans… », résume Moïna FauchierDelavigne. Et c’est tant mieux ! De nombreuses études mettent en lumière les vertus du contact avec l’extérieur.
Favorables au développement personnel et à la conscience environnementale, ces expériences sont aussi bénéfiques aux apprentissages scolaires. C’est ce qu’ont pu vérifier, en 2019, trois chercheurs américains après avoir épluché les études existantes, sous la conduite de Ming Kuo, du laboratoire de paysage et santé humaine de l’université de l’Illinois. Une chose est sûre, les éléments naturels permettent de restaurer l’attention nécessaire à l’acquisition de connaissances, en apaisant le stress et la fatigue émotionnelle. Les émotions que procure le chant d’un oiseau ou la caresse du vent jouent également un rôle non négligeable, selon Francisco Mora, chercheur en neuroéducation. « Des études récentes montrent que l’apprentissage a les mêmes substrats neuronaux que la recherche d’eau, de nourriture ou
de sexe. Ce qui procure du plaisir. C’est pour cela qu’il faut faire naître des émotions chez l’élève, car c’est sur celles-ci que reposent les processus d’apprentissage et de mémorisation », relève celui-ci.
En France, les premières expériences pédagogiques en extérieur ont commencé en 2010. À la manoeuvre, Crystèle Ferjou (lire page 58) innove en montant un projet sur un terrain prêté par la mairie de Pompaire, petite commune des Deux-Sèvres. À l’époque, elle ne sait pas que deux enseignantes de Strasbourg (Bas-Rhin), aidées d’une animatrice nature, s’attellent au même moment à « ensauvager » la cour de leur école maternelle : elles y font pousser des arbustes et des plantes, le tout accommodé de branchages, de troncs, de pierres, de graviers, d’écorces et d’un filet d’eau.
Tout le monde y gagne
De telles initiatives s’inspirent des écoles en forêt qui existent en Europe du Nord depuis les années 1950. L’Europe en compte aujourd’hui trois mille, dont deux mille en Allemagne. Au Danemark, 20 % des structures d’accueil pour les petits jusqu’à 6 ans sont des jardins d’enfants forestiers. Des bus scolaires font la navette entre villes et bois. À Londres, ces écoles primaires particulières sont, pour certaines, considérées comme les meilleures du pays. Le concept se diffuse au Japon, au Canada, en Turquie… sauf en France, où elles restent rarissimes et n’existent quasiment que dans le privé.
Il faut dire qu’ici, l’institution n’a pas encouragé leur développement.
L’Écosse a mis l’apprentissage en plein air au programme officiel pour les 3 à 18 ans dès 2010. En 2018, les ministres de la Petite Enfance et de la Santé ont annoncé leur volonté de promouvoir davantage les activités à l’extérieur auprès des responsables de jardins d’enfants et de maternelles. « En Écosse, le bien-être physique et psychique de l’enfant est davantage pris en compte, indique Matthieu Chéreau, coauteur de L’Enfant dans la nature. Les bénéfices de l’école dehors vont bien au-delà du programme scolaire. La finalité, c’est de faire en sorte que l’enfant s’épanouisse, qu’il devienne curieux, qu’il développe sa motricité... »
Tout le monde y gagne : les élèves perturbateurs interrompent moins l’enseignant, car ils peuvent s’éloigner si l’envie leur prend de crier, et ils sont plus tranquilles. « J’ai une élève en petite section qui était très agitée, elle dérangeait les autres, sortait des jeux et ne les rangeait pas. Mon Atsem l’avait un peu prise en grippe et a changé son regard sur elle, car, dès les premières séances dans la nature, la petite fille s’est montrée beaucoup plus concentrée : elle ramassait des feuilles, les collait sur un carton… », se souvient Alexandre Ribeaud. Et, pour sa dernière sortie de l’année, elle semble plus contemplative que jamais. Elle a choisi l’activité peinture, assise en tailleur à l’ombre d’un arbre.
* Atsem : agent territorial spécialisé des écoles maternelles.
“J’ai une élève en petite section qui était très agitée […]. Dès les premières séances dans la nature, elle s’est montrée beaucoup plus concentrée” Alexandre Ribeaud, enseignant en maternelle