La fracture est salée
Le confinement a aggravé la fracture numérique, notamment pour les jeunes. De nombreux enfants n’ont pas pu suivre l’école à distance à cause d’un manque d’équipements, mais aussi de compétences. Cette fracture numérique est avant tout sociale et touche même les plus jeunes.
Depuis le début du confinement, 8 % des élèves ont été perdu·es faute d’outils informatiques, d’après les estimations du ministère de l’Éducation nationale. « L’école est bien équipée, avec des tableaux numériques, des tablettes, mais ça ne veut pas dire qu’à la maison, c’est pareil, explique Marie, professeure des écoles pour des CP-CE1 en milieu rural. Tous mes élèves avaient accès à Internet, sauf que certains avaient uniquement un smartphone ou une petite tablette, ce qui n’est pas bien pour travailler. Pendant le confinement, j’ai adapté et envoyé des fiches par mail, mais ça impliquait que les parents puissent imprimer. Avec le numérique, il n’y a pas d’égalité des chances. »
Ce constat est le même dans une école primaire de Seine-Saint-Denis. « Tous mes élèves n’avaient pas d’outils numériques, ou alors uniquement un smartphone, ce qui n’est pas pratique du tout, détaille Sophie, professeure des écoles à Saint-Denis. Ils ont eu énormément de problèmes de connexions, des micros qui ne fonctionnent pas et des difficultés à manier les outils. Les inégalités se sont énormément creusées pendant le confinement, la fracture numérique est criante. Je suis très en colère qu’il n’y ait pas eu un service centralisé
au niveau de l’Éducation nationale pour savoir combien de familles avaient besoin d’un équipement numérique. Les classes populaires ne sont pas prises en compte. »
“l’outil ne résout pas tout”
Sans réponse nationale pendant le confinement, les établissements scolaires et de nombreuses associations ont tenté de faire le lien entre l’école et les familles, en équipant notamment ces dernières d’outils numériques et de connexions à Internet. « Au départ, on imprimait et on livrait les devoirs dans les familles, mais c’était difficile de suivre autant de jeunes »,
témoigne Julia Schaeffer, travailleuse sociale à l’Étage Club de jeunes, à Strasbourg (Bas-Rhin). L’association accompagne plus de six cents personnes, essentiellement des familles à droits incomplets (celles qui ne peuvent accéder à l’ensemble des droits), parmi lesquelles des enfants scolarisés. « Ce public n’a pas d’ordinateur ou de tablette, mais n’a pas non plus accès à Internet à la maison. On a reçu une aide d’Emmaüs Connect pour équiper des familles en tablettes, mais l’outil ne résout pas tout. Il a fallu évaluer les connaissances et les compétences des parents et des enfants pour réellement utiliser le numérique. » Car donner une tablette ou un ordinateur à un enfant ne suffit pas pour qu’il acquière des compétences numériques. Le mythe des « digital natives », idée selon laquelle les jeunes générations seraient spontanément des experts du numérique, a provoqué des efforts d’équipements, mais sans l’éducation qui aurait dû les accompagner. Or, dans son Livre blanc « Contre l’illectronisme », le Syndicat de la presse sociale explique que, « si les plus jeunes manient Internet pour des activités ludiques, comme les réseaux sociaux, leurs compétences dans d’autres sphères sont bien plus limitées ».
Sur les réseaux sociaux, les enseignant·es partagent, avec humour, certaines pratiques erronées de leurs élèves. Comme celle qui consiste à prendre en photo un document Word imprimé… pour l’envoyer par mail. Des errements révélateurs des difficultés qu’ont encore beaucoup d’élèves face au digital.
Aujourd’hui, la fracture numérique se définit moins en termes d’équipements, notamment chez les 12-17 ans qui sont 91 % à posséder un ordinateur à domicile et 90 % un smartphone, qu’en termes d’usage et de compétences. D’après une étude sociologique sur l’école à la maison, réalisée pendant le confinement par Romain Delès et Filippo
Pirone, enseignants-chercheurs en sociologie à l’université de Bordeaux, 45 % des classes supérieures se sentent tout à fait capables de répondre aux exigences techniques numériques de l’école à la maison, contre seulement 31 % des classes populaires. « Il y a une vraie fracture de compétences », explique Amélia Matar, fondatrice de Colori, une entreprise qui propose des ateliers aux enfants dès 3 ans pour apprendre à coder sans écran. « Comment fonctionnent les outils numériques, comment aboutir à un résultat sur Internet, comment fonctionnent les réseaux sociaux, pour beaucoup, ce n’est pas acquis. Ce que j’observe, c’est que les familles aisées ont compris l’enjeu et inscrivent leurs enfants à des cours de programmation, gèrent les écrans et surveillent leur usage du numérique. De l’autre côté, les familles défavorisées voient, elles aussi, des opportunités dans le numérique, notamment d’avoir une nounou virtuelle, mais n’en maîtrisent pas les enjeux, laissent passer des programmes inadaptés, des usages passifs et néfastes pour les enfants. Mais on ne leur a jamais expliqué. »
Du matériel “qui n’arrive jamais”
La fracture numérique implique ainsi plusieurs paramètres : celui de l’équipement et celui des compétences, et donc de l’éducation. « Sur ce sujet, il y a une injonction paradoxale à former des enfants dès le plus jeune âge, mais sans écran »,
précise Amélia Matar. En effet, la programmation peut se faire grâce aux maths ou à partir de jeux. La robotique est également beaucoup utilisée et l’enseignement de la technologie aide à en comprendre le fonctionnement. « Les enseignants eux-mêmes sont parfois réticents, car ils ne sont pas formés. Mais cette éducation au numérique sans écran lève aussi la contrainte technique de mettre à jour les outils ou de se connecter au Wi-Fi. »
Depuis plusieurs années, l’Éducation nationale multiplie les plans et mesures pour former les élèves à la maîtrise des outils numériques, sans résultats concrets. « Il y a encore beaucoup d’obstacles, confie Blandine, professeure de maths dans un collège parisien défavorisé. Il faudrait un plan d’équipements numériques pour chaque enfant, un référent informatique compétent pour accompagner régulièrement les élèves, mais aussi les former. Pour l’instant, il y a beaucoup d’effets d’annonce de fourniture de matériel, qui n’arrive jamais. » La lutte contre les inégalités par l’outil numérique n’a pas encore fait ses preuves à l’école.
“Si les plus jeunes manient Internet pour des activités ludiques, comme les réseaux sociaux, leurs compétences dans d’autres sphères sont bien plus limitées” Livre blanc « Contre l’illectronisme », du Syndicat de la presse sociale