Causette

La fracture est salée

- Par JULIETTE LOISEAU – Illustrati­on AURÉLIE WILLIAM LEVAUX pour Causette

Le confinemen­t a aggravé la fracture numérique, notamment pour les jeunes. De nombreux enfants n’ont pas pu suivre l’école à distance à cause d’un manque d’équipement­s, mais aussi de compétence­s. Cette fracture numérique est avant tout sociale et touche même les plus jeunes.

Depuis le début du confinemen­t, 8 % des élèves ont été perdu·es faute d’outils informatiq­ues, d’après les estimation­s du ministère de l’Éducation nationale. « L’école est bien équipée, avec des tableaux numériques, des tablettes, mais ça ne veut pas dire qu’à la maison, c’est pareil, explique Marie, professeur­e des écoles pour des CP-CE1 en milieu rural. Tous mes élèves avaient accès à Internet, sauf que certains avaient uniquement un smartphone ou une petite tablette, ce qui n’est pas bien pour travailler. Pendant le confinemen­t, j’ai adapté et envoyé des fiches par mail, mais ça impliquait que les parents puissent imprimer. Avec le numérique, il n’y a pas d’égalité des chances. »

Ce constat est le même dans une école primaire de Seine-Saint-Denis. « Tous mes élèves n’avaient pas d’outils numériques, ou alors uniquement un smartphone, ce qui n’est pas pratique du tout, détaille Sophie, professeur­e des écoles à Saint-Denis. Ils ont eu énormément de problèmes de connexions, des micros qui ne fonctionne­nt pas et des difficulté­s à manier les outils. Les inégalités se sont énormément creusées pendant le confinemen­t, la fracture numérique est criante. Je suis très en colère qu’il n’y ait pas eu un service centralisé

au niveau de l’Éducation nationale pour savoir combien de familles avaient besoin d’un équipement numérique. Les classes populaires ne sont pas prises en compte. »

“l’outil ne résout pas tout”

Sans réponse nationale pendant le confinemen­t, les établissem­ents scolaires et de nombreuses associatio­ns ont tenté de faire le lien entre l’école et les familles, en équipant notamment ces dernières d’outils numériques et de connexions à Internet. « Au départ, on imprimait et on livrait les devoirs dans les familles, mais c’était difficile de suivre autant de jeunes »,

témoigne Julia Schaeffer, travailleu­se sociale à l’Étage Club de jeunes, à Strasbourg (Bas-Rhin). L’associatio­n accompagne plus de six cents personnes, essentiell­ement des familles à droits incomplets (celles qui ne peuvent accéder à l’ensemble des droits), parmi lesquelles des enfants scolarisés. « Ce public n’a pas d’ordinateur ou de tablette, mais n’a pas non plus accès à Internet à la maison. On a reçu une aide d’Emmaüs Connect pour équiper des familles en tablettes, mais l’outil ne résout pas tout. Il a fallu évaluer les connaissan­ces et les compétence­s des parents et des enfants pour réellement utiliser le numérique. » Car donner une tablette ou un ordinateur à un enfant ne suffit pas pour qu’il acquière des compétence­s numériques. Le mythe des « digital natives », idée selon laquelle les jeunes génération­s seraient spontanéme­nt des experts du numérique, a provoqué des efforts d’équipement­s, mais sans l’éducation qui aurait dû les accompagne­r. Or, dans son Livre blanc « Contre l’illectroni­sme », le Syndicat de la presse sociale explique que, « si les plus jeunes manient Internet pour des activités ludiques, comme les réseaux sociaux, leurs compétence­s dans d’autres sphères sont bien plus limitées ».

Sur les réseaux sociaux, les enseignant·es partagent, avec humour, certaines pratiques erronées de leurs élèves. Comme celle qui consiste à prendre en photo un document Word imprimé… pour l’envoyer par mail. Des errements révélateur­s des difficulté­s qu’ont encore beaucoup d’élèves face au digital.

Aujourd’hui, la fracture numérique se définit moins en termes d’équipement­s, notamment chez les 12-17 ans qui sont 91 % à posséder un ordinateur à domicile et 90 % un smartphone, qu’en termes d’usage et de compétence­s. D’après une étude sociologiq­ue sur l’école à la maison, réalisée pendant le confinemen­t par Romain Delès et Filippo

Pirone, enseignant­s-chercheurs en sociologie à l’université de Bordeaux, 45 % des classes supérieure­s se sentent tout à fait capables de répondre aux exigences techniques numériques de l’école à la maison, contre seulement 31 % des classes populaires. « Il y a une vraie fracture de compétence­s », explique Amélia Matar, fondatrice de Colori, une entreprise qui propose des ateliers aux enfants dès 3 ans pour apprendre à coder sans écran. « Comment fonctionne­nt les outils numériques, comment aboutir à un résultat sur Internet, comment fonctionne­nt les réseaux sociaux, pour beaucoup, ce n’est pas acquis. Ce que j’observe, c’est que les familles aisées ont compris l’enjeu et inscrivent leurs enfants à des cours de programmat­ion, gèrent les écrans et surveillen­t leur usage du numérique. De l’autre côté, les familles défavorisé­es voient, elles aussi, des opportunit­és dans le numérique, notamment d’avoir une nounou virtuelle, mais n’en maîtrisent pas les enjeux, laissent passer des programmes inadaptés, des usages passifs et néfastes pour les enfants. Mais on ne leur a jamais expliqué. »

Du matériel “qui n’arrive jamais”

La fracture numérique implique ainsi plusieurs paramètres : celui de l’équipement et celui des compétence­s, et donc de l’éducation. « Sur ce sujet, il y a une injonction paradoxale à former des enfants dès le plus jeune âge, mais sans écran »,

précise Amélia Matar. En effet, la programmat­ion peut se faire grâce aux maths ou à partir de jeux. La robotique est également beaucoup utilisée et l’enseigneme­nt de la technologi­e aide à en comprendre le fonctionne­ment. « Les enseignant­s eux-mêmes sont parfois réticents, car ils ne sont pas formés. Mais cette éducation au numérique sans écran lève aussi la contrainte technique de mettre à jour les outils ou de se connecter au Wi-Fi. »

Depuis plusieurs années, l’Éducation nationale multiplie les plans et mesures pour former les élèves à la maîtrise des outils numériques, sans résultats concrets. « Il y a encore beaucoup d’obstacles, confie Blandine, professeur­e de maths dans un collège parisien défavorisé. Il faudrait un plan d’équipement­s numériques pour chaque enfant, un référent informatiq­ue compétent pour accompagne­r régulièrem­ent les élèves, mais aussi les former. Pour l’instant, il y a beaucoup d’effets d’annonce de fourniture de matériel, qui n’arrive jamais. » La lutte contre les inégalités par l’outil numérique n’a pas encore fait ses preuves à l’école.

“Si les plus jeunes manient Internet pour des activités ludiques, comme les réseaux sociaux, leurs compétence­s dans d’autres sphères sont bien plus limitées” Livre blanc « Contre l’illectroni­sme », du Syndicat de la presse sociale

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