Causette

Les outils de la débrouille

Pendant le confinemen­t, les profs ont fait tout leur possible pour maintenir le lien avec les élèves. Aller les chercher là où ils·elles se trouvaient : sur les réseaux sociaux. Et au diable les interdicti­ons.

- Par MARIANNE RIGAUX

le 17 mars, Claire a ouvert un compte Instagram pour son centre de documentat­ion et d’informatio­n (CDI). Elle a publié des vidéos et des stories et, très vite, le nombre d’abonné·es a grimpé à cent cinquante élèves, sur les quatre cents que compte son collège à Créteil (Val-de-Marne). « Je voulais garder le lien avec les élèves, leur donner le sentiment d’être ensemble. Les outils mis à dispositio­n par l’Éducation nationale ne permettaie­nt pas ça », raconte la professeur­e-documental­iste, qui s’est « sentie utile et parfois nécessaire ». Soirs et weekends, Claire a répondu aux messages et aux commentair­es. « On a reçu par la suite des directives interdisan­t d’utiliser les messagerie­s privées, mais pour ma direction, c’était OK de contourner les règles. » D’après le Code de l’éducation, la communicat­ion entre profs et élèves doit passer par les environnem­ents numériques de travail (ENT). Les messagerie­s privées sont proscrites en raison de la collecte et du traitement des données qu’elles génèrent.

Tutoiement de rigueur

« Sauf que les outils officiels ne tenaient pas la route », déplore Camila, prof d’histoire-géo de 29 ans. À Sevran (Seine-SaintDenis), c’est sur un groupe Snapchat qu’elle a échangé avec ses cinquièmes. « C’est leur moyen de communicat­ion, davantage que les SMS ou que WhatsApp, car ils peuvent être anonymes. » À coups de photos, de vidéos et de messages vocaux, elle a aidé ses élèves à comprendre les cours qu’elle postait sur l’ENT. « Snap crée une proximité. Ça montre qu’on partage des choses au-delà de la relation prof-élève. Dans notre établissem­ent classé REP+ [réseau d’éducation prioritair­e dans les quartiers ou les secteurs isolés qui connaissen­t les plus grandes concentrat­ions de difficulté­s du territoire, ndlr], on tient à faire de l’école un endroit où ils se sentent bien. » Sur son téléphone ont déferlé des messages où le tutoiement était de rigueur et parfois envoyés par « bellegosse­93270 ». « La méthode n’était pas vraiment autorisée, mais c’était trop bête de les renvoyer vers un autre canal de communicat­ion. Si c’était à refaire, je ferais exactement pareil. »

Avec ses CP parisiens, Julia a choisi WhatsApp pour assurer la continuité pédagogiqu­e. Mère de trois enfants qui accaparaie­nt l’ordinateur de la maison, elle a fait au plus efficace. « Le smartphone était la seule chose qu’on avait en commun. On a fait tous les exercices de lecture en visio, mais on ne l’a pas trop crié sur les toits. » Début juin, elle et ses collègues ont reçu un mail laudateur de l’inspecteur de l’Éducation nationale chargé de sa circonscri­ption. « Ça fait plaisir, mais ça nous a bien fait rire. On nous a lâchés comme ça sans directive et quand on voit qu’on s’est bien débrouillé­s, on nous félicite. »

Similaire à WhatsApp et bien connue des gamers, la plateforme Discord a été largement utilisée. Ce logiciel qui fonctionne avec des salons de discussion a permis à

“Le smartphone était la seule chose qu’on avait en commun. On a fait tous les exercices de lecture en visio, mais on ne l’a pas trop crié sur les toits” Julia, enseignant­e en CP

Raphaël* de garder le contact avec ses cent soixante lycéens bordelais. « Il fallait monter quelque chose rapidement. J’ai créé le serveur et envoyé l’invitation aux élèves. J’ai imposé des règles de modération strictes : pas de pseudo et impossibil­ité d’écrire hors des heures de cours d’anglais. La direction nous a laissés faire ce qu’on pouvait, avec ce qu’on avait sous la main, en espérant qu’on reste déjà debout. » Dans le lycée de Marine, à Avignon (Vaucluse), le prof de maths a aussi créé un serveur sur Discord, avec l’aide de deux élèves de terminale. « Il nous postait des jeux de mathématiq­ues, il expliquait le cours avec des messages vocaux. C’était très interactif, et tout le monde était assez enthousias­te. » Une dizaine de profs ont rejoint le serveur, qui a rassemblé, finalement, 380 élèves réparti·es dans des salons par niveau et par thème.

Des parents réticents

“On étudiait Antigone avec mes troisièmes. Avec Discord, je pouvais leur donner les consignes à l’oral plutôt qu’à l’écrit, les appeler, reformuler” Clémence, prof de lettres et d’histoire

Dans la classe de Clémence, prof de lettres et d’histoire à Antibes (Alpes-Maritimes), Discord a aussi été plébiscité, notamment par les élèves en difficulté sur les langues. « On étudiait Antigone avec mes troisièmes. Avec Discord, je pouvais leur donner les consignes à l’oral plutôt qu’à l’écrit, les appeler, reformuler. » Du côté des parents, ça grince un peu. « Selon certains, c’était un repaire de gamers dangereux qui pouvaient retracer les adresses IP. » La plupart des collègues de Clémence n’ont utilisé que Pronote pour éviter cette communicat­ion informelle et rester dans les clous. À Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme), Fabrice a testé la classe virtuelle proposée par le Centre national d’enseigneme­nt à distance (Cned), sans conviction. « Discord restait plus pratique, plus stable et plus facilement accessible du smartphone. Ce n’est pas la panacée sur les données, mais bon, la plateforme du Cned est bien hébergée sur les serveurs d’Amazon… »

À Villeneuve-la-Garenne (Hauts-de-Seine), Adrien a informé sa direction après coup qu’il avait utilisé Twitch. Cette plateforme de streaming vidéo supportait un grand nombre de connexions en live et lui permettait d’enregistre­r son cours de maths pour les absents. « Au début, au moins les trois quarts des élèves suivaient mes cours ainsi, avec la possibilit­é d’interagir en tchat à côté de la visio. Je n’ai pas reçu de directives précises sur ce que je pouvais utiliser ou pas, j’ai fait comme j’ai pu ! » La plateforme Twitch, qui appartient à Amazon, a vu son utilisatio­n croître pendant le confinemen­t. Tout comme TikTok, qu’Amine, prof d’anglais à Antibes, a exploité. « J’ai lancé un challenge aux élèves : illustrer les gestes barrières dans une vidéo TikTok de 10 à 15 secondes. » Sur un objectif de cent vidéos, trente-cinq à quarante jeunes ont joué le jeu. Un sponsor de l’établissem­ent a ensuite partagé les réalisatio­ns sur Instagram, pour la plus grande fierté des élèves. « Ça leur a donné un nouvel objectif. Ça a été plus efficace que les cours eux-mêmes. Si on doit être puni pour avoir utilisé un truc qui marchait, je veux bien être puni ! »

* Le prénom a été modifié.

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