Le cheval de Troie des Gafam
Amélie hart-hutasse et Christophe Cailleaux1, professeur·es d’histoire-géographie, référent·es du Snes-FSU pour le numérique, mènent une bataille pour préserver l’éducation nationale de l’économie de marché. Un combat pour alerter sur le cheval de Troie q
Causette : le ministre Jean-michel Blanquer a annoncé vouloir tirer les leçons de l’enseignement à distance. Quelles sont les vôtres ?
Amélie Hart-Hutasse : Les enseignant·es ont été à la hauteur, humainement. En revanche, cette période n’a pas été satisfaisante sur le plan pédagogique. Quand les établissements ont rouvert progressivement, nous avons pu constater qu’il ne restait pas grandchose aux élèves des apprentissages délivrés pendant le confinement.
Christophe Cailleaux : Cette prise de conscience n’empêche pas le ministre de préparer la généralisation de l’école numérique. C’est dans cette perspective que sont annoncés les « états généraux du numérique pour l’éducation », qui se tiendront en novembre. Cette crise a constitué une divine surprise pour tous les promoteurs du numérique à l’école, surtout pour les entreprises qui ont ce marché en ligne de mire.
en quoi l’éducation nationale, gratuite, représente-t-elle un marché ?
C. C. : Équiper les millions d’élèves, les centaines de milliers de profs et d’établissements : le projet (déjà bien avancé) est massif et représente des millions d’euros en marchés publics. Au-delà de l’équipement, l’enjeu, pour les fabricants comme les éditeurs de logiciels ou les créateurs d’applis, est de rendre captifs ces utilisateur· tri ces, en les accoutumant à leurs interfaces. Et puis, les entreprises de l’EdTech 2 ne se contentent pas de vendre leurs produits. Elles se font aussi prescriptrices de bonnes pratiques. Ce sont elles qui savent comment enseigner au XXIe siècle, de façon moderne, alors que les profs en seraient resté·es aux méthodes de Jules Ferry. C’est leur discours ! Qui, du coup, leur permet d’apparaître comme les sauveuses de l’Éducation nationale.
les outils développés par le privé ne sont-ils pas plus efficaces que les outils publics ?
A. H.-H. : Toutes ces sommes versées aux entreprises au fil des ans n’auraient-elles pas pu être investies pour créer des équipes de développeurs informatiques au sein de l’Éducation nationale ? Il faut insister aussi sur l’importance des interfaces. Le logiciel interne de gestion de carrières iProf est souvent moqué par les collègues, avec son habillage digne des années 1990. Nous sommes toutes et tous tellement habitué·es à un tel niveau d’ergonomie que si l’Éducation nationale ne dépense pas des mille et des cents dans l’emballage, c’est un signe qu’elle ne sait pas faire. Or iProf remplit très bien son office !
on crie souvent haro sur les Gafam3… et les « produits français » ?
C. C. : Françaises ou d’ailleurs, ces entreprises conservent les données issues de l’utilisation de leurs produits sur leurs serveurs. Que se passe-t-il si un établissement cesse d’acheter ce produit ? L’accès à l’ensemble de ses données lui sera refusé ? Ce système place le service public de l’Éducation dans une situation de dépendance qui n’est, à notre avis, pas souhaitable.
1. Christophe Cailleaux a codirigé l’ouvrage Critiques de l’école numérique, paru aux éditions L’Échappée, en 2019.
2. Par EdTech, on entend les entreprises du secteur du numérique éducatif.
3. Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft.