Causette

Les profs à la ramasse ?

Zoom, Padlet, Pearltrees..., le confinemen­t a contraint les enseignant·es à utiliser de nouveaux outils. Une mission qui s’est avérée quasi impossible pour certain·es.

- Par TiPhaine Thuillier – Illustrati­on Kévin DeneUFChat­el pour Causette

son vieil ordinateur, Célia Vollondat, prof de lettres dans un lycée de la Marne, ne peut plus le voir en peinture. Elle a eu sa dose de pièces jointes, de clics droits et de copier-coller pendant les trois mois durant lesquels il a fallu maintenir la « continuité pédagogiqu­e » voulue par Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Éducation nationale. « Rester des heures à taper sur un clavier, c’est pas ce qui donne du sens à mon métier, soupire l’élue Snes, le syndicat le plus représenta­tif dans le second degré. Je n’ai aucune appétence pour tout ça. »

Avant le mois de mars, elle n’utilisait son ordinateur que pour le strict minimum. « Un peu pour la préparatio­n, explique-t-elle. Mais je préfère faire mes recherches dans les livres et rédiger mes notes de cours de façon manuscrite. Là, je n’ai pas eu le choix, donc je m’en suis tirée comme j’ai pu. Mais j’ai beaucoup sollicité mon mari ! »

Faire avec les moyens du bord

Si la crise liée au Covid-19 a chamboulé les habitudes de travail dans tous les secteurs, les profs, eux, ont joué sans filet. En quelques jours, il a fallu repenser la constructi­on des séquences pédagogiqu­es pour assurer l’enseigneme­nt à distance en s’appuyant sur des outils numériques que certain·es découvraie­nt. Et avec les moyens du bord : 80 % des enseignant·es ont travaillé avec leur propre matériel.

Géraldine, prof d’histoire-géo dans un collège à Besançon (Doubs), s’est transformé­e en formatrice d’urgence pour ses collègues en panique. « J’ai fait plein de tutos pour leur apprendre à répondre dans un PDF ou à créer des murs interactif­s sur Padlet », se souvient celle qui remplit aussi la fonction de référente numérique* dans son établissem­ent.

« Cette période a mis en lumière de façon très brutale l’hétérogéné­ité des niveaux en matière numérique entre les enseignant­s, analyse Marie-Caroline Missir, à la tête du réseau Canopé, centre de ressources pédagogiqu­es qui dépend du ministère. Leur degré de maîtrise a été mis face au jugement de tous, parents comme élèves. » Le réseau Canopé milite pour une meilleure formation des profs et doit devenir le référent en la matière.

Bien sûr, en 2020, le corps enseignant connaît Internet et les tablettes. Mais de là à s’en servir au quotidien, c’est autre chose… « Un quart des enseignant­s ont un usage minimal du numérique en classe, voire aucun usage », estime Pascal Plantard, professeur d’anthropolo­gie des usages du numérique. Un collectif de trois chercheuse­s et un chercheur de la fac d’Aix-Marseille vient de mener une enquête auprès de quatre mille profs du premier et du second degré sur leurs pratiques numériques dans cette période singulière. « On les a interrogés sur leur sentiment de compétence­s, détaille Sophie Gebeil, qui fait partie de l’équipe. 10 % des répondants ne s’estiment “pas du tout à l’aise” et 13 % se disent “très peu connectés”. »

seul·es face à l’écran

Si le gros des troupes a su, non sans peine, s’adapter à ce bouleverse­ment, pour une petite partie des enseignant·es, ces mois de solitude face à un écran ont ressemblé à un naufrage. Le tout accentué par les déclaratio­ns optimistes de leur ministre de tutelle (« On est prêts », disait Jean-Michel Blanquer). « C’est dans cette minorité-là qu’on a retrouvé des situations de détresse ou de décrochage total, complète Pascal Plantard. Pour les profs avec

des connexions calamiteus­es, un équipement sommaire et des connaissan­ces minimes, la poursuite des enseigneme­nts était très difficile. » Le profil de ces « enseignant·es naufragé·es » ? Ils et elles sont agé·es de 40 à 60 ans et avec au moins quinze ans d’expérience. « Attention, tous les jeunes collègues ne sont pas super à l’aise avec un ordinateur », nuance Géraldine. Précision utile : si les jeunes recrues de l’Éducation nationale sont toutes formées aux usages pédagogiqu­es numériques depuis 2005, l’enseigneme­nt n’est pas harmonisé et varie d’un Inspé (Institut national supérieur du professora­t et de l’éducation) à l’autre.

Une “dimension culturelle”

Le facteur génération­nel a donc son importance, mais ne permet pas d’expliquer l’ensemble des blocages rencontrés. « Il y a aussi une dimension culturelle, poursuit Pascal Plantard. L’enseigneme­nt est l’un des métiers où l’écart entre les pratiques numériques personnell­e et profession­nelle est le plus grand. Les profs ne pensent pas spontanéme­nt à faire entrer des outils comme YouTube dans leur classe. »

“J’ai fait des réunions sur Zoom avec quelques collègues et j’ai compris que ça n’était pas si sorcier, mais je ne voyais pas comment m’en servir avec les élèves” Vincent, prof d’histoire-géo dans un lycée parisien

Vincent, prof d’histoire-géo dans un lycée parisien, n’a guère trouvé de vertus pédagogiqu­es aux outils modernes. « J’ai fait des réunions sur Zoom avec quelques collègues et j’ai compris que ça n’était pas si sorcier, mais je ne voyais pas comment m’en servir avec les élèves,

raconte le quadragéna­ire. Mon rapport avec eux, je l’ai construit sur la présence, la parole. Face à un écran, je me sentais amoindri. » Avec le recul, il se dit que des applis de la vie courante lui auraient peut-être simplifié la vie. « J’aurais pu utiliser WhatsApp pour garder un lien immédiat avec mes classes, admet-il a posteriori. Mais comme j’ai un téléphone pourri, je n’aurais pas pu l’installer. »

Quelles leçons l’Éducation nationale va-t-elle tirer de cette crise ? Une remise à niveau d’urgence pour tous les profs ?

Et pour apprendre quoi ? « Surtout pas pour nous vendre du 100 % à distance, parce que ça n’est pas ça notre boulot », préviennen­t les syndicats comme le Snes. De nombreuses formations estampillé­es « numérique » sont déjà proposées dans le cadre du PAF (Plan académique de formation) aux enseignant·es volontaire­s et disponible­s. « L’offre actuelle est complexe et très institutio­nnelle, critique Pascal Plantard. Il faut plus de concret et pas juste vanter les mérites de nouveaux logiciels qui seront obsolètes l’année suivante. Ce qui me semble nécessaire, c’est de questionne­r la pédagogie, au lieu d’imaginer que la technologi­e va tout résoudre. » C’est clair, une simple mise à jour ne suffira pas…

* Référent·e numérique : fonction créée en 2010 dans le second degré pour aider les enseignant·es.

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