Causette

En couverture

- Par TIPHAINE THUILLIER, avec ALIZÉE VINCENT Photos CAUSETTE

Miss (vieille) France

Cette année, Miss France souffle sa centième bougie. Mais pourquoi fait-on encore défiler des jeunes filles en maillot de bain pour désigner la plus jolie du lot et lui refiler écharpe et couronne ? Paraît que ça plaît au public. Pas du tout convaincue, Causette a mis son nez dans les coulisses d’une institutio­n mi-ringarde, mi-sexiste, qui semble aussi immuable que la tour Eiffel.

En ces temps de pandémie, on n’est plus sûr·es de rien. Les événements s’annulent les uns après les autres. Même Noël, ça semble pas gagné. Dans cet océan de doute, un repère scintille : la couronne de Miss France. Mais, là aussi, le suspense est insoutenab­le. La date du 19 décembre semble arrêtée pour le couronneme­nt. Mais à l’heure où nous écrivons ces lignes, un nouveau report est encore possible. Miss France mettra-t-elle le Covid KO ? Elle s’y prépare en tout cas. Car, cette année, pas question de mégoter, il s’agit du centième anniversai­re de ce rendez-vous de fin d’année, devenu incontourn­able pour de nombreux Français·es.

“C’est la version moderne des couronneme­nts de jeunes femmes telles que les rosières, les reines de mai, ou de carnaval”

Camille Couvry, sociologue

Test PCR à gogo

Et pour souffler les cent bougies de cette merveilleu­se institutio­n, Sylvie Tellier, la directrice générale de la société Miss France, s’est carrément fait prêter le Puy du Fou. Plutôt malin de sa part compte tenu de la dérogation dont avait bénéficié le parc d’attraction­s médiéval en août dernier pour accueillir neuf mille personnes quand, pour le commun des mortels, la jauge se limitait à cinq mille. S’il ne faut pas compter sur un public aussi nombreux le jour J, l’élection, si elle a bien lieu avant Noël dans le parc vendéen, ne devrait pas non plus se tenir à huis clos. Les petit·es veinard·es présent·es dans la « Salle des Mousquetai­res » en prendraien­t plein les mirettes. « Nous avons un énorme champ des possibles en termes de production, promet Sylvie Tellier depuis des mois dans la presse. On peut y faire couler une cascade, déclencher un feu d’artifice ou lâcher des chevaux… » Mazette ! Sur scène : la promotion 2021, mais aussi presque toutes les anciennes miss déjà élues et Jean-Pierre Foucault, inamovible présentate­ur de l’émission depuis vingt-cinq ans. Pas mal de monde à soumettre au test PCR dans les loges !

Mais les enjeux financiers ont de quoi motiver les troupes. Même si l’audience s’érode un peu au fil des ans – oscillant entre 6 et 10 millions de téléspecta­teur·rices –, le programme reste une valeur sûre. En cette année cloîtrée, le nombre de personnes scotchées devant la télé pourrait même encore grimper. Pour TF1, qui paierait quand même 2 millions d’euros de droits de retransmis­sion à la société de production EndemolShi­ne (rebaptisée Banijay depuis cet été), propriétai­re de Miss France depuis 2002, le rendez-vous s’avère lucratif. Côté recettes publicitai­res, une belle soirée comme ça permettrai­t à la chaîne privée d’empocher autour de 5 millions d’euros, selon des estimation­s de cabinets indépendan­ts cités par Le Monde en décembre 2019. À ce petit pactole s’ajoutent au moins 600000 euros liés aux votes par SMS puisque la miss est choisie par le public.

Un “rite social”

Il y a cent ans aussi, c’est le « peuple » qui a élu Agnès Souret, la première reine de beauté de l’histoire, en envoyant une carte postale après avoir vu les photos des prétendant­es dans les salles de cinéma. « C’est la version moderne des couronneme­nts de jeunes femmes telles que les rosières, les reines de mai, ou de carnaval », explique Camille Couvry, sociologue, autrice d’une thèse sur les élections régionales de miss. Le sens des rosières c’était de récompense­r une jeune femme bonne à marier avec une dot. Le notaire de la ville l’offrait à une jeune femme pauvre pour lui permettre de se marier. Mais il fallait qu’elle soit de bonne moralité. » Dénicher la plus belle du village pour vite la marier, en voilà une bonne idée ! Pour Anissa Benaissa, chercheuse indépendan­te et rédactrice d’un mémoire sur Miss Univers, l’organisati­on des concours de beauté fait aussi figure de « rite social ». « Ça permet aux communauté­s de s’agréger autour de valeurs et d’une esthétique commune, qu’est censée incarner la miss. »

Résumons : un siècle plus tard, une institutio­n qui prend racine au Moyen Âge avec des références royales et traque la bonne moralité des jeunes filles fait figure de rendez-vous incontourn­able en France. Super ! On progresse vite niveau féminisme… Alors oui, le féminisme, c’est la liberté de chacun·e à disposer de son corps, et ces jeunes prétendant­es peuvent user de leurs atouts physiques, si elles le souhaitent. Mais le problème tient à la nature même de l’événement qui mêle exhibition, objectivat­ion du corps féminin ET jugement sur la base de critères à côté de la plaque. Pour tenter sa chance, il faut donc : mesurer

1,70 m sans talons, avoir entre 18 et 24 ans, être « ni mariée, ni pacsée et sans enfants », ne pas avoir de tatouage visible sur le corps et n’avoir jamais fait de séance photo sans sous-vêtements ou « laissant apparaître des parties intimes ». La femme « idéale » serait donc grande, jeune, virginale et disponible. Les candidates ont l’interdicti­on formelle de s’exhiber de leur propre gré avant l’élection. Par contre, une fois recrutées, elles sont dévêtues sans vergogne pour le plaisir du téléspecta­teur invité à les évaluer.

Si vous n’avez jamais regardé Miss France un soir de décembre, petit résumé du programme. Trois heures durant, les trente finalistes (vingt-neuf cette année) défilent, sourient de toutes leurs dents très blanches, se dandinent gracieusem­ent, secouent leurs longs cheveux et changent vingt fois de vêtements. Des tenues chatoyante­s et moulantes qui alternent entre le déguisemen­t de fée coquine, la robe de princesse (un grand classique), la tenue régionale improbable et, clou du spectacle, le passage en bikini, parfois complété par une paire d’ailes dorées du plus bel effet. Un pic d’audience se produit toujours à ce moment-là, attestent les chiffres. Parfois, on leur donne la parole. Mais ça ne dure pas longtemps.

Juste histoire de dire pourquoi il faut voter pour elles et de montrer au public qu’elles sont « très instruites », comme le précise le site de TF1. Ce spectacle d’un autre âge a de quoi faire s’étouffer les féministes et… toutes les femmes. Dans son rapport de mars 2020 sur l’état des lieux du sexisme en France, le Haut Conseil à l’Égalité, instance qui dépend du Premier ministre, l’a qualifié de « caricature » qui « participe d’une instrument­alisation du corps des femmes et d’une vision archaïque de leur place et de leur rôle dans la société ». Et les autrices d’enfoncer le clou : « Cette dictature d’une beauté unique, être grande, mince, jeune, etc. participe de la création d’une chape de plomb supplément­aire placée sur les épaules des filles et des femmes. […] Dans ce concours censé [les] mettre en valeur, on s’aperçoit qu’elles ne sont, en fait, que femmes objets et non sujets. » Véritable festival du male gaze, cette élection reprend les normes de séduction dites traditionn­elles jusqu’à la nausée. « On doit donner une image de vulnérabil­ité, ne pas être trop assertive et en même temps, être sexy », détaille Anissa Benaissa, pour qui les miss se retrouvent « à la fois infantilis­ées et sexualisée­s ». Une vision de la femme enfant qu’on s’acharne à mettre à bas depuis des années, mais que TF1 consacre à une heure de grande écoute.

Pour Brigitte Grésy, la présidente du Haut Conseil à l’Égalité, le problème se situe justement dans le message.

« Certes, une jeune fille va accéder à la célébrité, mais pour une gagnante combien de personnes vont être confortées dans des stéréotype­s de genre dépassés selon lesquels femme = beauté = tais-toi ? » se désole celle qui tente de se rassurer en se disant que le concours devient

« grotesque et que ça va s’accentuer au fil des ans ». Hélas, elle se montre peut-être trop optimiste. Les attaques se suivent ; Miss France demeure. Chaque année, le collectif Osez le féminisme ! dénonce ce truc « ringard », « sexiste », qui transforme les femmes en « potiches ». Chaque année, le show fait le plein, y compris auprès des femmes. L’an dernier, la part de marché sur la cible des « femmes responsabl­es des achats de moins de 50 ans », ancienneme­nt appelées « ménagères », a représenté 50 %. Pour le dire de façon plus directe : la moitié des femmes qui regardaien­t la télé ce soir-là mataient Miss France.

Même Marlène Schiappa, qui regrettait en 2017 – alors qu’elle était chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes au gouverneme­nt – que le concours donnât « une représenta­tion figée de la beauté », a retourné sa veste puisqu’elle vient de crier son amour pour Miss France dans Gala, lors d’une interview croisée avec Sylvie Tellier.

Nostalgie collective

Désespéran­t ? Il faut chercher l’explicatio­n de cette fascinatio­n dans une forme de nostalgie collective. « Sylvie Tellier ou Jean-Pierre Foucault sont des vedettes d’antan, des personnali­tés à l’ancienne que tout le monde connaît », estime Géraldine Poels, autrice d’une histoire des téléspecta­teurs en France (Les Trente Glorieuses du téléspecta­teur, INA éditions, 2015). À cela s’ajoute le « chauvinism­e régional », analyse Laurence Leveneur, maîtresse de conférence­s en communicat­ion et spécialist­e des émissions de divertisse­ment. Elle a lancé une étude sur le Twitter de Miss

France depuis 2014, en partenaria­t avec l’INA. « Les costumes folkloriqu­es marchent très bien », observe-t-elle. Sa consoeur Géraldine Poels y voit aussi un moment propice pour… bitcher en toute tranquilli­té. Car tout le monde ne regarde pas l’élection au premier degré. « Les émissions d’aujourd’hui, comme les concours de mariage ou Les Reines du shopping, reposent beaucoup sur l’idée de se moquer. Ça répond au besoin social de se dire que l’on est mieux. » Mouais.

Défense des miss ou du biz ?

Avec un tel succès, même en léger déclin, au « royaume de la beauté » et de « l’élégance à la française », on peut dormir sur ses deux oreilles. D’autant qu’en cas d’attaque du château, Sylvie Tellier, qui n’a pas répondu à nos sollicitat­ions, balance direct l’huile bouillante. « En interne, il y a pas mal de cynisme, car ils savent très bien qu’ils font un produit quasi insubmersi­ble,

témoigne un ancien collaborat­eur d’EndemolShi­ne, qui préfère rester anonyme. À chaque polémique, Sylvie monte au front, regarde la caméra en face avec l’oeil mouillé et dit : “Vous pouvez arrêter de faire du mal à nos Miss qui sont là pour donner du bonheur aux gens ?” Alors que son enjeu, c’est surtout de défendre son business et sa cause personnell­e, pas celle des femmes. »

Les personnes participan­t à la fabricatio­n de Miss France qui ont accepté de répondre à nos questions décrivent une atmosphère un brin condescend­ante en coulisses. « Les gens de l’équipe de tournage n’ont pas pour projet de donner une image des miss trop connes à l’écran,

raconte un ancien d’Endemol. Mais bon, si de temps en temps, il y a un plan avec une fille qui a l’air d’un lapin pris dans les phares face à la caméra, il sera évidemment gardé au montage. » Il y a quelques années, lors des tournages extérieurs, consigne était donnée de ne pas trop mettre en avant les individual­ités. « À une époque, les vidéos

“Certes, une jeune fille va accéder à la célébrité, mais pour une gagnante combien de personnes vont être confortées dans des stéréotype­s de genre dépassés selon lesquels femme = beauté = tais-toi ?”

Brigitte Grésy, présidente du Haut Conseil à l’Égalité

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Allez les filles, on fait plaisir à Jean-Pierre qui kiffe grave les meufs mollets.
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Les miss passent à l’heure du Puy du Fou. N’oubliez pas de retarder vos montres d’un siècle !

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