Causette

Les choses de la vie

- Par CATHY YERLE

L’enfermière

Ce dimanche d’hiver, je dévore une série sur une infirmière sadique et calculatri­ce qui manie le pic à glace avec dextérité quand, soudain, une douleur fulgurante me transperce le dos, puis le ventre. Je hurle, tente de réviser rapidement tout Dr House, me souviens d’un épisode sur des coliques néphrétiqu­es. Pliée en deux, je tapote sur le moteur de recherche de mon smartphone, ça dit de vite partir aux urgences. Le cauchemar. Même si j’adore cette série et George Clooney.

Mon compagnon, effrayé, m’y conduit et nous arrivons à l’accueil dans une cacophonie de décibels ( j’ai toujours eu une bonne voix). Un panneau annonce « attente 6 heures », mais attirés par ma puissance vocale, deux gaillards en blanc m’allongent illico sur un brancard et la salle d’attente bondée me regarde jalousemen­t passer la porte « entrée interdite » en me tordant bruyamment de douleur.

De l’autre côté, on m’enfonce un écouvillon dans le nez, on me pique le doigt, on m’échographi­e le ventre et on me fait avaler un cachet. Un gars en charlotte me demande de 0 à 10 où se situe ma douleur, je dis 20, il me répond que c’est un calcul que je suis en train d’expulser, que c’est douloureux comme un accoucheme­nt sans péridurale. Je ne lui demande pas ce qu’il en sait et je continue à aboyer. Ce qui me donne droit à une bonne dose de morphine.

Comme par magie, la douleur s’étiole et ma vision s’éclaircit. Je vois tout. Les brancards à la queue leu leu dans le couloir décrépi, le gars qui gémit avec sa tête tuméfiée, le petit vieux tellement blanc qu’il a l’air déjà mort, le gamin avec son bras en écharpe, la grosse dame avec le masque à oxygène, des virus dodus qui volètent et des cosmonaute­s qui s’agitent.

Je veux rentrer chez moi, je crie : « Au secours ! » Et là, elle arrive. Elle se démasque. Je la reconnais avec son sourire sadique. Elle chuchote qu’on me garde parce que c’est le couvre-feu, qu’il n’y a plus de chambre, que je vais passer la nuit dans le couloir, qu’elle aussi elle aimerait bien partir, qu’elle n’en peut plus de cet hôpital privé de moyens qui la presse comme un citron sans la payer correcteme­nt, qu’elle a eu la grippe, la Covid, qu’elle est épuisée. Elle brandit le pic à glace et l’approche de mon oeil. Je bondis et me mets à courir, mais le sol est en coton, je m’enfonce à chaque pas et les morts-vivants sur les brancards essaient de me retenir, alors je pousse un dernier cri.

Quand je me réveille, l’infirmière, dont je ne vois que les cernes qui dépassent du masque, me tend une ordonnance pour des antalgique­s et de quoi désintégre­r mon calcul. Elle me raconte que j’ai beaucoup déliré, que je l’appelais Mildred, que c’est bizarre comme prénom, que j’ai cassé sa lampe quand elle a voulu ausculter mes pupilles dilatées par la morphine et que Georges m’attend de l’autre côté. Je demande : « Qui ça ? » Elle suppose que mon mari s’appelle Georges parce que j’ai crié son nom toute la nuit.

Je lui avoue que je regarde trop de séries, elle me répond que j’ai de la chance de pouvoir m’évader. Je lui dis que je suis désolée pour son travail si mal considéré, mais elle ne me calcule plus, déjà appelée vers d’autres maux. Alors, je repasse de l’autre côté.

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