Causette

Le lance-flammes de Chloé Delaume

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« Un générateur de complexes », c’est Bérangère qui m’a dit ça de son dernier rendez-vous Tinder. Ils étaient nus dans le lit, tous les deux avaient joui, il l’a soudain scannée, a commenté son corps. Limite s’il ne l’a pas notée. Compliment sur ses seins, un grain de beauté sexy, puis : « C’est dommage, ce ventre. » Bérangère m’a avoué être restée interdite. Elle n’a pas répondu : « Et toi que tu perdes tes cheveux », ni trouvé de punchline, ni tendu un miroir. Elle a mis son peignoir et elle a fait du thé. Une fois que le garçon a quitté son appart, Bérangère s’est regardée très longtemps dans la glace. Ensuite, elle m’a appelée pour savoir si j’avais déjà porté une gaine. Le fait est que j’en ai une, que je n’ai mise qu’une fois : on ne peut pas s’asseoir et on est à deux doigts de tomber dans les pommes.

Que la réflexion de ce type ait un impact sur elle, ça m’a mise en colère. Ce pouvoir d’un quasi-inconnu, ce pouvoir qu’a sur les femmes le regard masculin et qui, dès le plus jeune âge, les marque au fer rouge et crée des complexes indélébile­s. Le droit aux commentair­es, ce qu’ils s’autorisent, aussi, tandis que nous, on ne dit rien. Sur le gras de leur ventre, sur leur alopécie, sur leurs dysfonctio­nnements érectiles. On n’y accorde pas d’importance ; dans le cas contraire, on accepte. C’est une question de conditionn­ement. Conséquenc­es directes du male gaze.

L’asymétrie se poursuit jusqu’au creux de la chambre. Notre corps, sans cesse, est jaugé. Espace public, espace privé, espace intime. Matin, midi et soir, toutes, sans relâche, exposées. Ici, ce sera un nez trop long ; là, des kilos incriminés ; ailleurs, une taille de bonnets insuffisan­te ou un cul pas assez bombé. Les canons du mâle dominant impliquent qu’on soit photoshopé­es. Se soumettre à l’évaluation en rêvant d’avoir la moyenne s’avère aussi vain qu’humiliant.

Il faudrait que ce regard change, éduquer les petits garçons, faire en sorte que les hommes prennent pleinement conscience de la violence que ça véhicule et combien ça contamine d’autres territoire­s dans la tête des femmes. Le male gaze colonise tous les imaginaire­s. J’en ai reparlé à Bérangère, avant qu’elle n’amorce un régime, parce que, entre le confinemen­t et les fêtes, c’est pas vraiment le moment de se faire des blancs de poulet dès le petit déjeuner.

La seule solution viable, c’est de s’affranchir de ce regard. Bérangère m’a fait remarquer que c’était pas si simple, dans la mesure où nous avons toutes les deux le malheur d’être hétérosexu­elles. Mais la solution la plus pérenne et la plus constructi­ve serait sans doute que les hommes en finissent avec ce réflexe pavlovien dont, pour la plupart, ils n’ont pas la moindre conscience. Car, sauf erreur de notre part, on ne leur a pas demandé leur avis. Ce sont des génération­s de femmes hétéros qui s’en porteraien­t mieux dans le futur.

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