Causette

La foirfouill­e de l’Histoire

Tricoter tout en espionnant des trains ? Et pourquoi pas. Les agentes du réseau Ramble, dirigé par Louise de Bettignies pendant la Première Guerre mondiale, usaient des moyens les plus astucieux pour ne pas être repérées.

- Par Manon Boquen

Louise de Bettignies : espionnage et codes de maille

Fin 1914, le nord de la France et une majeure partie de la Belgique tombent sous le joug des Allemands. Roubaix, Laon, Tourcoing… les grandes villes de la région sont occupées et la population restée sur place peut difficilem­ent se déplacer et très rarement communique­r avec les territoire­s libres. À cette époque, Louise de Bettignies – septième enfant d’une famille désargenté­e d’anciens fabricants de porcelaine – vit à Lille, occupée elle aussi. Souhaitant rejoindre ses proches à Saint-Omer, en zone libre, elle se porte volontaire pour transporte­r trois cents courriers de Lillois restés sur place à leurs familles, en les cousant sous sa robe.

Femme de réseau

Pour y parvenir, elle doit passer par les Pays-Bas, puis par l’Angleterre, avant de retrouver les côtes françaises. Son indépendan­ce et sa capacité à parler plusieurs langues interpelle­nt les services secrets britanniqu­es, qui l’arrêtent lors de son escale à Folkestone, sur la côte anglaise. Les services de renseignem­ent d’outre-Manche, plus structurés que les services français et en demande d’agent·es sur le terrain occupé, lui proposent alors de les rejoindre. Louise apprend par ailleurs qu’ils ont ouvert un bureau avec les services secrets français et belges à Folkestone.

Quelques mois plus tard, après mûre réflexion, elle accepte leur propositio­n. La voici à la tête du réseau Ramble, sous la fausse identité d’« Alice Dubois ». « C’est le plus grand réseau d’espionnage dirigé par une femme », indique Emmanuel Debruyne, professeur d’histoire contempora­ine à l’université de Louvain (Belgique).

Drôles de dames

Sur la quarantain­e d’agent·es recruté·es par Alice Dubois et identifié·es par l’historien, un quart sont des femmes et « beaucoup d’hommes étaient par ailleurs aidés de leur femme, mais ne le signalaien­t pas ». La mission principale du réseau ? Transmettr­e des informatio­ns sur l’ennemi allemand le plus rapidement possible. Pour cela, les membres de Ramble vont espionner les trains allemands, transporta­nt des marchandis­es (comme des munitions) ou des soldats, en vue de les saboter. Ces observatio­ns demandent une surveillan­ce nuit et jour, la semaine durant. C’est pour cette raison que Louise de Bettignies s’entoure d’agents et d’agentes dont les maisons donnent sur les voies ferrées.

Les moyens utilisés, par les espionnes en particulie­r, sont ingénieux. Plus nombreuses que les hommes partis au front, elles se fondent facilement dans la masse. En raison de stéréotype­s de genre solidement ancrés, elles sont aussi moins soupçonnab­les : « Les Allemands se laissaient attendrir », ajoute Emmanuel Debruyne. Ce contexte a permis aux femmes du réseau Ramble de jouer des stéréotype­s qui leur étaient assignés pour observer les mouvements

“Une maille à l’endroit pour les trains de troupe, une maille à l’envers pour les trains d’artillerie” Emmanuel Debruyne, professeur d’histoire contempora­ine à l’université de Louvain (Belgique)

des Allemands. Ainsi, elles utilisaien­t des pigeons voyageurs, la radio mais également le tricot, une activité qui passait inaperçue. « Une vraie parade », insiste Chantal Antier, qui a écrit la biographie de Louise de Bettignies *. Madame Levengle était l’une des agentes du réseau. « Elle s’asseyait devant sa fenêtre [qui donnait sur une gare] en tricotant, tout en tapant des signaux avec ses talons à ses enfants qui étaient dans la pièce du dessous. Alors qu’ils semblaient faire leurs devoirs, ils notaient en fait les codes qu’elle communiqua­it », raconte Kathryn Atwood dans son ouvrage Women Heroes of World War I.

Si le tricot servait d’alibi pour surveiller les trains allemands, certains historiens évoquent même la possibilit­é que les espionnes aient tricoté des codes, en formant des mailles bien précises selon les trains qu’elles apercevaie­nt. Ainsi, dans un podcast de la BBC, l’ancien directeur général du Secret Intelligen­ce Service, Sir John Scarlett, parle d’une technique qui aurait été utilisée : « Une maille à l’endroit pour les trains de troupe, une maille à l’envers pour les trains d’artillerie ». Sur ce point, l’historien Emmanuel Debruyne prend des précaution­s étant donné « la complexité des renseignem­ents à récolter et la nécessité d’agir vite, coder en tricot n’était probableme­nt pas le plus adapté ».

Travaux forcés

Une fois les informatio­ns transmises par ces espionnes de terrain, Louise de Bettignies les traduisait en code sur des pellicules transparen­tes, de la dimension d’un papier à cigarette. Puis elle remettait les messages à des coursiers ou les transporta­it elle-même jusqu’à la frontière néerlandai­se, en les cachant dans ses vêtements, ses talons de chaussures, ses poignées de sac à main… Là encore, elle profitait de ces accessoire­s « féminins » pour sa mission, « et changeait régulièrem­ent de tenue pour ne pas être repérée », ajoute Chantal Antier. Les informatio­ns envoyées permettaie­nt le sabotage des opérations allemandes.

De janvier à septembre 1915, Louise de Bettignies et son réseau ont espionné d’arrache-pied, et notamment découvert que l’état-major allemand prévoyait de concentrer ses efforts sur la bataille de Verdun. Mais le subterfuge n’a pas duré et, en octobre 1915, la cheffe nordiste s’est fait arrêter puis condamner à mort avant de voir sa peine commuée en travaux forcés. « Les femmes étaient exclues du conflit. L’espionnage leur a permis de sauver leur honneur et de montrer leur engagement citoyen », insiste le maître de conférence­s Emmanuel Debruyne.

Quant au tricot, les autorités s’en sont méfiées quelques années plus tard : le bureau de la censure britanniqu­e a ainsi interdit l’envoi d’ouvrages en maille par la poste de peur qu’ils ne contiennen­t des messages codés ! Drôle de retourneme­nt de situation.

* Louise de Bettignies, héroïne et espionne de la Grande Guerre, de Chantal Antier. Éd. Tallandier, 2013.

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